L'école est finie

Les tables se vident peu à peu. J'ai rejoint ma place, heureux de retrouver ma compagne de gradins et ma chaise toujours vide. Je souris à la jeune femme, la remerciant d'une courbette qu'elle me rend avec une nouvelle rougeur sur le visage. Charmante, vraiment. Du genre à faire chavirer mon fils. Puis, reprenant mon observation, je me rends compte de l'écrémage accompli. Les tables sont presque vides, l'étaut se resserre. Je pose mes coudes sur mes cuisses pour mieux suivre. Le jeune homme brun lance un baiser dans notre direction. Sa petite amie est prête à défaillir. Etre jeune, encore. J'aurais pu me mettre à rêver si une inquiétude ne m'avait pas attiré l'attention sur l'adversaire de mon amie. Il avait l'air furieux -ce n'était pas le premier - et sa déclamation m'inquiéta soudain. Par réflexe, je me redressais et mis ma main à ma ceinture. Pas d'arme. En civil. Je fronçais les sourcils, soudain prêt à bondir. Si c'était un Saldivar... et je me rendis compte soudain de l'inquiétude réelle dans laquelle les révélations de mon amie m'avait plongé. Alors qu'il était probable qu'il parlait d'autre chose. Qu'il n'y avait rien à voir. Saurait-elle se défendre si quelqu'un voulait l'agresser dans cette foule ? Allons. Je me levais, contenant une adrénaline qui pulsait dans mes veines, saluait poliment ma voisine et me faufilait jusqu'au 2ème rang d'où je pourrais facilement rejoindre les participants. On ne sait jamais.

Je regardais l'homme, dans une colère froide. On ne m'insultait pas sans en payer le prix - et celui-ci serait salé. « Savez-vous qui je suis ? », fis-je enfin, après un trop long silence. Le vieil aigri haussa un sourcil, comme s'il ne comprenait pas la question : après tout, ne venait-il pas de dire mon nom ?

« Je ne suis pas ignare ! », s'exclama-t-il. « Vous êtes le Capitaine de Moya, championne impériale de jeux d'échecs ! »

« Je n'avais, en revanche, jamais entendu ni votre nom ni votre titre. Pas même dans les cercles d'échecs. A tel point que je l'ai même déjà oublié. Faites-en les conclusions qui vous plairont. » L'homme rougit, de rage ou d'embarrassement, difficile de le dire. Peut-être un mélange des deux. « Faites-vous une faveur, acceptez simplement votre défaite. Brailler des menaces à tout va ne fait de vous ni un héros ni un penseur. Rien de plus qu'un mauvais perdant doublé d'un sot. »

Et, avant qu'il ne puisse trouver ses mots et répondre, une sonnerie annonça le début du déjeuner. Sans plus attendre, j'en profitais pour me dérober en filant au travers de la foule vers le banc où ... Je ne retrouve pas Felipe. Ah, si. N'était-il pas plus loin, avant ? Peu importe.

Bon sang, déjà trois heures. Le pauvre se donne bien du mal, à rester ici me regarder jouer à un jeu qu'il n'affectionne probablement que peu, ou pas.

Plus proche, j'entends à présent la discussion et me détend. Il semble ne s'agir que de jeu. Je me méfie cependant. Le point d'honneur de mes compatriotes (comme d'ailleurs le mien) est très chatouilleux et de longues inimités peuvent naître d'un rien. Le mauvais perdent est âgé, mais il a sûrement des fils, des petits-fils qui pourraient se sentir offensés. Bah. La conversation de la veille ne fait qu'agiter mon imagination. Je secoue la tête, interrompu comme les autres par la sonnerie du déjeuner. Van Haten avait promis des sandwiches, salades et autres trucs à buffet. Voyant que la foule, comme attirée par la nourriture, se déplace, je rejoins mon amie dans les gradins.

"Félicitation, vous vous débrouillez bien."

« Merci, Capitaine. La chance, sans aucun doute », lui lançais-je avec un sourire ironique. Je n'avais jamais été de celles qui diminuent leurs victoires, et je n'allais pas commencer ce jour-là. « J'apprécie l'attention. Vous vous êtes vraiment donné du mal. » Et c'était vrai. Bien que la situation ne soit que peu confortable, j'en appréciais sans me l'avouer le challenge. Remettre en jeu mon titre me donnait la volonté de me battre pour lui, plus que de simplement jouer pour m'amuser. Et quand bien même l'événement ne m'aurait plu, ça ne changeait rien aux efforts de mon compagnon.

« Je vous avoue avoir repéré un jeune homme qui me fait un peu peur. Néanmoins, il est fort peu probable que je le croise, sauf s'il arrive en finale, puisque nous sommes dans deux arbres différents. Et vous, qu'avez-vous fait pendant ce temps ? Je ne vous ai pas entendu crier pour me soutenir », rajoutais-je, sur le ton de la plaisanterie ; ça ne se faisait évidemment pas dans ce genre de contexte.

"Je suis profondément navré mais voyez, ma jupe de pompom girl avait filée, Cariño avait mangé mes pompoms et mes collants sont malades." La réplique fuse, du tac au tac, avec ce sourire amusé qui illuminait souvent mes traits lorsque je me laissais aller à me détendre vraiment. La voir plaisanter et sourire me faisait du bien malgré la reprise du vouvoiement et du titre que je ne pouvais pas ne pas noter. Nous étions en public. L'apparté de la veille était bien terminé. "J'ai lu. J'avais pris du retard sur mes revues préférées avec le déménagement et l'acclimatation à un nouvel équipage. J'ai aussi suivi quelques rapports d'artillerie et préparé mes roulements pour le mois prochain."

« Vos revues préférées ... ? J'ai bien du mal à vous imaginer un magazine à la main. » Je lui prenais le bras, sans vraiment lui laisser le choix - non que je doutais qu'il n'en soit pas ravi. Dans ce cadre, ça n'était pas déplacé : nous étions tous deux en civil, et en tant nobles il y avait certaines politesses qui avaient leur place peu importe le statut.

« Avez-vous prévu un dîner conséquent, ce soir, ou puis-je me venger sur les sandwichs ? »

"Je les lis en dématérialisées. J'ai un abonnement." C'est vrai et cette fois je suis sérieux. Le papier pèse son poids. En tant que soldat, c'est quelque chose auquel je fais très attention. Cependant, je vois bien qu'elle se fait des idées quant au contenu des magasines en question et je décide de ne pas la contredire. Nous avançons tranquillement, elle à mon bras, au rythme de la foule. "J'ai en effet prévu un dîner et je pense qu'il sera conséquent mais vous avez beaucoup réfléchi ce matin et vous allez devoir en faire de même cet après-midi aussi je vous invite à refaire le plein d'énergie." Je souris un peu. "Pour ma part, je vous abandonnerais une petite heure après manger pour des affaires personnelles. Je reviendrais avant la finale."

« Moi qui pensait que vos muscles étaient plus que de la gonflette », fis-je, faussement sérieuse, mauvaise menteuse.

Je hochais la tête à son autorisation implicite de me goinfrer, fortement alléchée à l'idée de goûter à nouveau aux sandwichs de la veille.

« Je vous trouve bien courageux d'être resté jusqu'à maintenant. A titre personnel, je déteste regarder d'autres jouer aux échecs. Si vous le souhaitez, je vous contacterais par HCom avant la finale. Prenez le temps de vous détendre, vous aussi. Il est injuste que je sois la seule à m'amuser. D'autant plus que les minois d'ici ne sont pas les plus horribles de la galaxie », ajoutais-je en lorgnant discrètement sur une trentenaire blonde à la robe suffisamment ouverte pour qu'on devine les formes qu'elle cache.

Je ris à sa provocation. Mes muscles sont bien là, et dus à plusieurs heures quotidiennes de sport et d'entraînement. Si l'âge me fait perdre en performance, je me refuse à lui laisser gagner plus de terrain que nécessaire. Mes "affaires personnelles" seront d'ailleurs en grande partie consacrées à perdre les calories des sandwiches. Aussi bon soient-ils.

"Je savais ce que j'allais subir en venant. C'est de plein gré que je m'afflige ce genre de bêtises. Ne vous inquiétez donc pas pour moi." Je suis son regard. La blonde est jolie, oui. Jeune aussi. Elle me fait penser à l'Abiscal qui hantait nos couloirs jusqu'à peu. "Essayeriez-vous de me caser, Capitaine ? Avez-vous peur de devoir à nouveau me tenir compagnie ce soir ?" Le ton est définitivement léger.

« Je n'oserais pas infliger à cette dame quoi que ce soit d'aussi affreux, Capitaine », lançais-je en gloussant légèrement. « J'ai bien peur de devoir me porter volontaire, pour cette fois. Peut-être lui irais-je lui demander son numéro au cas où, si je ne peux plus vous supporter. »

L'organisation était particulièrement efficace : alors que le flux des visiteurs affamés ne faisait que s'agrandir, il semblait pourtant qu'à aucun moment la file ne ralentissait. On se serait simplement cru marcher dans un couloir. Plusieurs paires d'yeux me regardèrent. Suffisamment pour que mon cerveau ne se méfie instinctivement, tout en sachant que c'était superflus : si l'on voulait m'assassiner, on l'aurait déjà fait. Cela, sans compter que Felipe n'avait organisé notre visite qu'au dernier moment. J'inspirais discrètement, tentant de calmer mes craintes pour mieux les cacher à De Golazzo.

« Il y a vraiment beaucoup de monde. Le tournoi est un succès commercial, pour le Crust. »

A nouveau, je souris, bien trop sûr de moi pour me vexer de ce genre de paroles mais rougissant un peu à l'évocation de ma camarade avec une autre femme. Une fois encore, des images assez vivaces me traversent l'esprit, images que je chasse de mon mieux, sachant qu'elle reviendront me hanter plus tard. "Vous devriez y aller tout de suite en effet. A moins que vous ne souhaitiez tenter la chose à trois ? "

Ah. Ca m'a échappé; Et bien c'est dit. Je garde mon ton léger, la tête haute, curieux malgré moi de sa réponse même si je sais qu'en réalité, la chose est impossible. L'honneur nous l'interdit à tous les deux. Le terrible honneur impérial.

J'écarquille les yeux à la remarque, lui lançant un regard clairement étonné, avant d'éclater littéralement de rire. Madre mia, et moi qui pensais m'attendre à tout venant de Felipe. Pour la seconde fois du voyage, mon compagnon recevait une taloche. Un peu plus forte, cette fois, bien que je doutais que ma force de moineau puisse lui décrocher l'épaule.

« Vous n'êtes vraiment pas sortable ! », m'exclamais-je, encore sous l'effet du rire. « Allez donc nous chercher de quoi manger, pendant que je récupère le contact de notre belle », fis-je, m'éloignant en lui offrant un regard mêlant défi et une pointe de séduction. J'avais hâte de voir sa réaction, et s'il pensait aller jusqu'au bout.

Un vrai rire vient saluer mes bêtises. Accompagné d'une taloche que je sens à peine tellement je m'amuse aussi de la voir si joyeuse. Il y a entre nous une légèreté adolescente que j'avais oubliée et qui rend les choses simples. Je regrette presque mon affectation sur le Cerberus. Si l'on s'était revu dans un autre cadre, peut-être...mais les si n'amène à rien. "Allez-y." Je la suis du regard et lui adresse un clin d'oeil d'encouragement avant de reprendre ma place dans la file et de saisir trois sandwiches, des boissons, et des salades.

Je m'approchais de la trentenaire, lui offrant un sourire bienveillant. Nous discutions de choses et d'autres, enchaînant rapidement d'un sujet à l'autre, jusqu'à ce que ne vienne celui qui m'intéressait réellement.

« Permettez-moi, madame, de vous partager un secret », fis-je, le sourire enjôleur, avant de murmurer au creux de son oreille. Nos deux regards se portèrent sur Felipe, au loin, et elle hocha simplement la tête, rouge pivoine. Je lui glissais délicatement quelque chose dans la poche, avant de lui faire une bise, sans doute un peu trop appuyée, aux limites de la décence. Un dernier et rapide salut de la main, et je perdais mon amie pour retrouver de Golazzo.

« C'est fait. Vingt deux heures dans ma suite. Le lit est plus grand. »

"Evidemment" fis-je d'un ton complice en lui tendant un sandwiche le sourire aux lèvres, regardant la trentenaire bien en face. Je sentais le coup fourré venir à des parsecs de distance mais jamais je ne l'aurais avoué, je voulais aller jusqu'au bout de la bêtise rien que pour voir ce qu'elle avait inventé. C'était dans l'improvisation qu'on reconnaissait les vrais stratèges. N'importe quel imbécile peut planifier une opération sur le papier. "Et sinon ?" Je quittais la blonde du regard et mordit dans mon repas avec appétit.

Il ne semblait pas particulièrement gêné, ni surpris. Eh bien, soit. S'il était sûr de lui, ça n'était pas plus mal. J'attrapais le sandwich offert, offrant en retour un sourire très satisfait, presque rêveur.

« Sinon ? », fis-je en réponse, mordant pour constater l'attendue excellence.

Je roule des yeux, masquant mon sourire en mordant à nouveau dans le sandwich auquel je prenais sans doute beaucoup trop goût. En femme bien éduquée, j'attendais d'avoir fini ma bouchée avant de répondre, en profitant pour la faire durer bien plus longtemps que de raison, levant le doigt pour lui demander d'attendre.

« Vous apprendrez, Capitaine, que je sais très bien mener mes propres batailles », lançais-je, feintant d'être vexée. « Même si les deux portent encore des couches. » Je gloussais à ma propre vanne, avant de secouer doucement la tête. Que j'étais vilaine, par moment. « Plus sérieusement, ne vous sentez pas mal si vous devez vaquer à vos propres occupations. Mais attention : interdiction de travailler, ou je vous imite. »

Je lui souris. Si elle croit m'intimider avec ses ordres, elle se trompe lourdement. Ici, nous n'avons pas de lien hiérarchique, juste ceux de notre amitié et je ne suis plus l'adolescent docile d'alors mais bien un homme qui n'en fait qu'à sa tête. En plus, je viens de passer la matinée à travailler l'air de rien et n'ai plus grand chose en souffrance. Cela m'amuse. Je lui fais mon clin d'oeil de mauvais garçon, puis une courbette des plus propre et respectueuse.

L'Hcom me réveille. Allongé sur mon lit, en T-shirt et boxer, je m'étais laissé surprendre par le sommeil. Ma seconde séance de sport, couplé à un chocolat chaud et une discussion très agréable avec la propriétaire des lieux (la vision de ses formes se dessinant sous le tissu mouillé s'imposa de nouveau à moi) m'avait fatigué. J'avais alors lu un peu et avait laissé ma tablette s'échapper de mes mains. A présent, il faut retourner dans l'arène. Je n'ai pas dit mon dernier mot. Je change de jean pour un coupé à la dernière mode, je mets une chemise gris anthracite qui me met terriblement en valeur et des chaussures de ville choisies avec mon fils. Un petit tour dans la salle de bain me permet de rectifier ma barbe et mes cheveux. Lorsque j'arrive sur place, ma camarade m'a gardé ma chaise. Je lui glisse à l'oreille quelques mots qui la font rougir. J'avais bien vu qu'elle appréciait mon changement de tenue. C'est la finale.

Le garçon aux cheveux d'ébène me faisait face. Pour beaucoup, c'était une surprise : pas plus d'une vingtaine d'années, et il avait pourtant écrasé l'intégralité de ses adversaires avec au moins autant d'élégance que je ne l'avais fait. Cet adversaire-là serait coriace. Il portait ce sourire coquin, dégoulinant de confiance et d'une pointe de suffisance qui, je l'admettais, m'amusait un peu : plus le jeune coq se sentirait confiant à l'idée de se battre pour le contrôle de la basse-cour, plus la chute serait dure.

Autour, les conversations allaient bon train. Quelques bribes m'informèrent de ce que je savais déjà : déception, colère et frustration animaient les discussions : tous ou presque étaient certains que la championne en titre vaincrait face au jeune homme, manifestement sous-estimé par ses pairs. Je ne fis pas cette erreur. Je n'avais pas pris le temps de vérifier la présence de Felipe. C'était bien inutile : je le savais présent. De Golazzo était un homme comme ça, fiable et présent ... et charmeur, pour peu que vous ayez les prérequis nécessaire pour piquer son intérêt.

J'expirais longuement, peu décidée à masquer mon agacement.

« Stressée, madame ? », s'enquit-il, le sourire encore plus large.

« Embêtée, plutôt, qu'on n'apprécie votre talent à sa véritable valeur. »

Pendant un instant, il perd son rictus, surpris par un compliment qu'il n'attendait plus dans l'univers si snob des jeux d'échecs, le retrouvant le suivant en secouant la tête.

« Les ronds de jambe ne vous aideront pas. »

Ma voisine et moi-même ne quittions pas l'arène des yeux, pour des raisons similaires quoi qu'opposées. Je lui glissais à l'oreille une proposition de qui perds gagne. Si nos poulains respectifs perdaient, l'autre partie devait offrir quelque chose. N'importe quoi. Une surprise. J'avais vu des petites fleurs en cristal à la boutique de souvenir de l'hôtel. Délicatement colorées, elles sauraient faire plaisir à la jeune femme. Mais de toute façon, je ne m'avançais guère. Malgré tout le talent du jeune coq, j'avais la plus grande confiance en ma camarade. Elle était naturellement douée. Au point qu'à l'académie, plus personne ne voulait jouer avec elle. J'avais d'ailleurs pris la précaution de ramener mon arme personnelle, ainsi que mes gants, au cas où l'on nous défierait en duel. Et puis, soudain, j'en eu assez d'être aussi loin. Encore une fois, je murmurais à l'oreille de ma voisine (si cela pouvait déstabiliser jeune coq, je n'allais pas me faire prier) et lui proposais mon bras tandis que nous nous frayions un chemin vers le premier rang, au plus près possible des candidats.  Je posais mon Hcom entre mes jambes et mes coudes sur mes cuisses, attentif à présent aux tactiques utilisées. Je n'étais pas moi-même un expert. Je connaissais les coups les plus célèbres, je comprenais le principe et savait bouger les pièces, voilà tout. Je préférais le go et les différentes sortes de dames qui me paraissaient plus proche de la tactique spatiale. Allez Mia. Rend moi fière. J'ai foi en toi.

Cette fois, et comme cela se faisait souvent, les timers avaient été retirés. La finale n'était pas une affaire de temps. Les stratèges des deux côtés du plateau pouvaient prendre autant de temps qu'il leur était nécessaire, et nous ne nous en privions pas. Il était doué, à n'en pas douter. Contrairement à beaucoup d'autres, il était difficile à anticiper, un peu à la manière de ces nouveaux joueurs qui improvisent chaque coup, mais additionné à une expérience du jeu impressionnante pour son âge.

« Vous ne me facilitez pas la tâche, jeune homme. »

Il ne réagit pas, cette fois. Le sourire avait disparu, depuis mon dernier coup : dans trois coups, quoi qu'il fasse, il perdrait au choix sa tour ou son cavalier, deux pièces qui, pour les professionnels, représentent des atouts de choix. J'étais à peu près certaine qu'il en était conscient, tout comme je l'étais qu'il prendrait tout de même tout son temps pour vérifier.

J'en profitais donc pour tourner enfin la tête, recherchant celui qui m'avait mené ici. Malgré moi, je lui souris, de toutes mes dents. J'étais ... Joyeuse, peut-être. Quelque chose comme ça. La baie des requins n'avait pas été l'horrible chemin de croix que j'avais anticipé. A vrai dire, je m'étais même bien amusée.

C'était un vrai sourire. Un sourire encore plus beau que les rires qu'elle m'avait offerts et que je lui rendit sincèrement, sans y penser, sans même essayer de la charmer. Deux à zéro. J'étais prodigieusement fier de moi. Rien que ça valait tout l'argent et les efforts fournis. Ma compagne de chaise, elle, semblait bien ennuyée devant l'air concentré de son poulain. C'est que si je voyais bien les choses, un joli piège se mettait en place et même s'il le voyait, cela ne voulait pas dire qu'il réussirait à s'échapper...

Et il n'y parvint pas. La tour s'écroula, puis un fou. En contrepartie, l'un de mes cavaliers fut sacrifié sur le champs d'honneur, mais la perte de la reine sonna le début de la fin pour le jeune en quête de gloire. Le sourire d'autrefois s'était mué en lèvres pincées, accompagnées d'un froncement de sourcil qui n'évoquait nullement de la colère, plutôt de l'ennui.

Cependant, il ne perdait pas ses moyens, ne se laissait pas abattre. Chacun des coups portés, chacune des pertes, ne faisait qu'accentuer ma supériorité sur son jeu qui, pourtant, était profondément excellent. Et tout autour, les joueurs de comptoir se permettaient de juger le garçon. Il aurait dû faire ci, il aurait dû faire ça, lançaient-ils à voix haute, n'offrant que plus de stress à celui qui jouait sans doute la partie de sa vie.

Je fronçais les sourcils, offrant des regards glacés à ceux qui s'y tentaient et le croisaient. De tous ici, il était le meilleur. Seuls son âge et son manque d'expérience l'avaient empêché de prendre l'ascendant. A l'inverse de la totalité des joueurs, il n'avait commis aucune faute, aucune erreur. Il avait simplement été porté par mon jeu. Il leva la tête pour me regarder, l'air blême. Il avait compris. Dans trois tours, quoi qu'il arrive, quoi qu'il tente, il y aurait échecs et mat. Quelques autres, devant son air perdu, comprirent la même chose, et plusieurs exclamations se firent entendre.

« Vous êtes un joueur exceptionnel, mon garçon. »

Je me lève à moitié. Je n'ai pas vu l'échec et mat arriver. Par contre je sais lire une foule et je comprends que le dénouement est proche. Le garçon à l'air blème. J'en oublie de draguer l'enfant venue le soutenir. Au contraire, je lui murmure à l'oreille. "Vous devriez aller le voir, il a besoin de vous." J'oublie le qui perd gagne et m'approche un peu plus de la barrière séparant spectateurs et acteurs.

Il hocha simplement la tête, blanc comme un oeuf, encore sonné par les nombreux macaques qui s'exclamaient autour de sa défaite à venir, osant prétendre qu'ils l'auraient vaincu, eussent-ils été confrontés à lui.

« Mais vous n'êtes pas que ça. » Il releva la tête, presque suppliant : il ne voulait pas davantage d'humiliation, celle-ci était déjà suffisante. Sans doute s'attendait-il à ce que je joue le jeu des autres gens de haute naissance. Il se savait faible, en cet instant, et ne perçut même pas la présence de la jeune femme qui vint lui poser une main sur l'épaule pour tenter de le réconforter.

« Vous êtes passionné. Vous vous moquez des critiques, tant que vous gagnez, n'est-ce pas ? Rien d'autre n'a d'importance. » A nouveau, il hocha. « Vous êtes exactement comme je l'étais, lorsque j'ai acquis mon titre de championne impériale », glissais-je avec un sourire tendre, tant pour le garçon que pour informer Felipe qu'il se jouait ici plus grand qu'un simple tournoi. « Prenez-en soin, mon garçon. »

J'avançais mon Roi, dans une position que personne n'attendait : ce coup était un appel à l'échec et mat, et par cet unique mouvement la défaite m'était ouverte. Tremblant, il m'offrit un regard surpris. Il hésita, et je devinais le pourquoi se dessiner sur ses traits.

« Je l'ai porté trop longtemps », fis-je simplement. « Ne laissez pas les macaques vous le dérober, ou vous aurez affaire à moi. »

Il n'hésita plus.