L'école est finie

« Vraiment », confirmais-je, manifestement satisfaite que le choix lui déplaise, par pure mesquinerie. Quand il avait bougé son bras pour m'attirer à lui, j'avais masqué tant bien que mal l'inconfort lié à la manœuvre, ne présentant qu'une absence de réaction de façade. Il s'agissait-là moins d'une gêne liée à une absence de proximité ou de l'embarras que de simple principes moraux que, par mon inaction, j'acceptais de braver : Felipe était un homme marié. C'était, de surcroit, mon subordonné, au moins pour un temps. Deux facteurs qui, combinés, me vaudraient au mieux d'être la risée de l'armée, et au pire mon renvoi. Pourtant, je me surprenais à m'appuyer légèrement contre lui, me creuser un nid confortable.

« Eh bien je suppose que s'ils l'ont même ici, c'est que ça a du succès. Quant à la vie de famille, certes les nôtres sont un peu particulières, mais les gens du commun vivent une vie en générale tranquille. » L'espace d'un instant, j'hésitais à aborder le sujet qui me brûlait les lèvres, bien trop curieuse pour m'abstenir. « Depuis quand ça ne marche plus, entre vous ? »

C'était, en un sens, évident : Felipe pouvait bien se draper derrière le fait que Dorado soit le seul endroit où il pourrait encore commander, on n'abandonnait pas la personne qu'on aime, avec laquelle on a vécu toute sa vie, pour cette simple raison, et aucune de ses missions ou presque ne l'avait amené à se rapprocher de son lieu de résidence.

Je n'étais pas surpris par sa question, je l'avais toujours su assez intelligente pour deviner ce genre de chose mais j'étais étonné qu'elle la pose alors qu'elle ne l'avait pas fait jusqu'ici. Peut-être la proximité que nous avions établie lui en donnait-elle le droit. J'hésitais. Elle s'était livrée à moi, m'avait parlé de cette soeur qu'elle avait aimé et qui n'était plus. Je pouvais bien lui dire ce que tout le monde savait sur Avalon.

"Depuis la première fois qu'elle a ouvert la bouche. Anna-Raoula est..." Je soupirais. "C'est épidermique, je ne la supporte pas, elle est rangée, superficielle, ne s'intéresse qu'à mon rang qui est trop bas pour elle, la décoration de notre intérieur, les ragots sur les domestiques et les autres nobles de la planète, les comptes, les dîners... Dès que j'hausse la voix, elle est au bord des larmes. Elle baisse la tête et dit oui à tout ce que je dis sans pour autant être d'accord. Nous avons fait notre devoir avec Danilo. Nous faisons bonne figure quand nous devons nous montrer ensemble. Le reste du temps, nous faisons notre vie séparés. Elle a ses amants, j'ai des amantes, nous nous écrivons pour l'éducation de notre fils et le rangement de la maison. Je lui envoie une partie de ma paye. Voilà." C'est dit. J'ai essayé d'être le plus neutre possible. Franc, sans trop de mauvaise foi. Et puisqu'elle a lancé le sujet... "Et toi ? Tu as gardé ton nom de jeune fille ?"

Je l'écoute, alors qu'il se livre à son tour. C'était une histoire comme beaucoup d'autres. Les mariages arrangés n'ont que rarement fait deux heureux. Ici, manifestement, ni l'un ni l'autre n'avait été comblé par leur union. J'aurais été choquée d'apprendre qu'il avait eu des amantes, si ça n'avait pas été mon cas. Quant à sa question, je fus tentée d'en rire, mais me calmais bien vite pour rester sur le ton de la confidence, n'offrant qu'un sourire pour accompagner ma réponse.

« Je n'ai jamais été mariée, ni n'ait eu d'enfants. Oh, ne te méprends pas, j'y ai déjà songé, et eu beaucoup d'amants et d'amantes, dont un certain nombre que je regrette, mais ... aucun n'est vraiment resté. Ou plutôt, je ne leur ai donné aucune raison de le faire. Mon vaisseau est mon foyer, mes subordonnés mes enfants. Je crois que ... Je crois que mon devoir a tué tout avenir familial qui aurait pu me tendre les bras. » Et Erika.

Des amantes ? Vraiment ? J'hausse bien malgré moi un sourcil étonné lorsque m'arrive cette révélation, tentant de chasser tant bien que mal les images qui me viennent à l'esprit. Par chance, je ne rougis pas, j'ai passé l'âge d'être choqué. Je suis d'ailleurs bien plus intéressé par la révélation que...mais à quoi je pense ?! Je chasse de mon mieux ces idées incongrues malgré sa chaleur contre mon torse. Pas le moment, pas l'heure, pas la bonne personne. Je murmure cependant "Nous nous sommes tous les deux pliés aux besoins de l'Empire. Malgré nos routes contraires, notre but était le même. Et le résultat, au final, ne diffère pas tellement. C'est la première fois que Danilo m'accompagne." Je toussotte pour chasser ma gêne et une raucité dans mon ton qui n'est pas appropriée. Je dois vraiment changer de conversation avant de faire une bêtise...

"...y en a-t-il qui t'ont particulièrement marqués et pourquoi ?" m'entends-je demander.

Soudain, et encore plus que par le silence, Felipe semblait être embarassé. A cause de ma bisexualité, de mon absence de mariage ou de quelque chose d'autre, je n'aurais su le dire. Cependant, et bien que j'en étais fortement tentée, le moment n'était plus celui des taquineries.

« Eh bien ... Tout dépend ce qu'on entend par marquer. Certains m'ont marqué par leurs secrets, d'autres par ce que nous avons partagé. Si cela peut flatter ton égo, tu fais partie de la liste. »

"Je ne me faisais aucun doute là dessus." Mon arrogance naturelle me pousse bien sûr à me croire inoubliable mais plus que de la prétention, c'est à notre complicité immédiate que je fais allusion. Si elle m'avait oublié, alors nous n'aurions pas ce que nous partageons en ce moment. Moi aussi je me souviens d'elle. Ce n'est pas pour autant qu'elle fut mon seul amour ni que j'ai passé ces quarante dernières années à soupirer après elle, non. C'est juste une pierre dans ma vie.

"Non, je me demandais ce que tu cherchais dans un compagnon, pourquoi tu n'as pas eu envie de les faire rester. Le devoir peut obliger à repousser une relation mais si tu ne leur a pas donné c'est qu'ils ne te correspondaient pas. Alors je suis curieux. Ceux qui sont restés avaient forcément une part de ce que tu cherches."

« Tout se résume en un mot : Erika. » J'expirais longuement, comme pour me préparer à ce qui ne pouvait désormais plus rester caché. « Elle et son mari sont les victimes d'une vendetta de grande ampleur dont les De Asturias, ma belle-famille, ont fait les frais. Si je n'ai jamais rien pu construire, c'est tout simplement parce que je suis hantée par le fantôme de ma petite-soeur. Chaque fois que je pense pouvoir m'enfuir, elle revient au galop. Tu en as eu un aperçu, pas plus tard que tout à l'heure. »

L'auto-critique était dure, mais vraie. Je n'avais plus l'âge de ceux qui se mentent ou tentent de se convaincre d'autre chose que l'évidente vérité.

Erika. Je hoche la tête et lui caresse doucement la joue, cette fois sans hésiter. Personne ne peut nous voir. La Vendetta est quelque chose que je comprends. Quelque chose que j'ai dans le sang. Notre famille ne fait partie d'aucune faction de ce genre. Mes frères sont timorés parfois à l'extrême. Je plante mes yeux dans les siens, soudain sérieux, concentré, sans arrière pensées que la profonde affection que j'éprouve pour cette femme.

"Je ne peux pas engager ma famille dans ta poursuite, Mia, mais je serais honoré si tu voulais bien me considérer comme ton allié dans cette guerre. Mon aide t'es toute acquise."

Je n'ai jamais perdu de soeur tendrement aimée, ni d'amante, ni d'enfants, ni aucun de ces drames, rien que le départ bien prévisible de parents plus vieux. Mais que l'on blesse si profondément quelqu'un que j'ai aimé m'est insupportable.

Je lui offre un léger sourire, touchée, avant de secouer doucement la tête. « Tu n'as pas changé, Felipe de Golazzo. Tu es toujours le héros de ces dames. » Je gloussais doucement, mais la remarque était manifestement sincère.

« Je te remercie, mais je me dois de refuser. Je suis peut-être une victime collatérale, mais plus je mettrais de pions personnels sur mon échiquier, moins je serais prête à les utiliser pour gagner, de peur de les perdre. Je ... J'ai changé, Felipe. Je ne suis plus la jeune femme pleine d'espoir et d'honneur que j'étais. La vie a détruite mes illusions, brisé mes codes. De façade, je suis une bonne personne, mais tu ne peux imaginer ce qui me ronge de l'intérieur. Ce que j'ai fait. Ce que je compte faire. Le pragmatisme a pris le dessus sur mes principes, et j'ai peur de découvrir jusqu'où il me mènerait si j'en venais à utiliser ceux qui me sont proches. »

Billy Jenkins en était un parfait exemple.

Le héros de ces dames, si elle savait. Je ne suis pas un héros. Je suis juste moi-même, trop vieux pour changer, trop têtu pour faire autre chose. Mia, comme d'autres, avait gagné ma loyauté. Ce n'étaient pas 40 ans d'absence qui pouvait changer ça. Je l'écoute donc, sans l'interrompre malgré la déception lorsqu'elle refuse mon aide. Je n'ai pas dit mon dernier mot. Je contre-attaque.

"Si je ne peux pas imaginer, tu peux me raconter. Non, écoute-moi. C'est de la logique pure. Si tu dérives, Mia, tu as besoin d'une ancre et d'un gouvernail, de quelque chose qui t'aide à garder le cap. Je peux au moins être cela. Tu sais que je te dirais ce que je pense et je sais que l'on se disputera sur le sujet, d'autant que je ne te pense pas changée au point d'avoir mis de côté ton caractère de cochon." Je souris un peu, malgré moi et pourtant je reste très sérieux. J'ai le coeur qui bat à cent à l'heure comme si je prenais la décision d'une vie. Peut-être était-ce ça. "C'est quelque chose que je peux faire, que je veux faire. J'entends que tu te méfie de toi-même, me fais-tu confiance pour être ton compas moral ? Pour te ramener parfois dans la logique des humains ? Pour ne pas oublier que la fin ne vaut pas forcément les moyens ? Pour t'encourager quand tu doutes, et te stopper si tu vas trop vite ?"

« C'est là où le bât blesse, Felipe. Je ne doute pas, je sais. Je sais ce que je veux : je veux qu'ils payent. Et la seule façon d'y arriver, est de les assassiner, comme ils l'ont fait pour ma Erika. »

Les mots étaient froids, dénués d'émotion. J'avais parlé de meurtre comme on annonce un plan de carrière. Ce fut la première fois, depuis longtemps, que je laissais mes barrières de briser. Que je laissais un peu de mon démon s'exprimer à un autre. Les Saldivar mourraient bientôt - ceux responsables, tout du moins. Comment Felipe réagirait-il, s'il savait alors qu'ils étaient l'une de mes cibles ? Pourrait-il seulement l'accepter ?

« Es-tu vraiment prêt à mettre en jeu tout ce que tu as entrepris, tout ce que tu as construit, ta carrière, ta réputation, tout cela pour aider une vieille amante à atteindre ses objectifs ? Si l'on apprend ce que j'ai fait, ce que je compte faire, mes collaborateurs y seront mêlés à coup sûr. C'est la raison pour laquelle je ne peux impliquer ni le Cerberus, ni mes proches, ni toi. »

Il y avait quelque chose de glaçant dans le ton qu'avait pris mon amie. Quelque chose de si loin de l'adolescente qu'elle avait été et qui pourtant résonnait au fond de moi. Je me redressais, sérieux, et me donnais un peu de temps pour réfléchir. Je n'en avais pas besoin pourtant, j'étais sûr de moi.

"Tu es en Vendetta. On s'en est pris à ta famille, ton honneur hurle de la venger. Je suis impérial, Mia, je comprends la vendetta, je comprends ce qu'elle implique, je comprends qu'on y sacrifie beaucoup." Beaucoup. Mais pas tout, j'avais mes limites, comme beaucoup d'autres. Est-ce que j'en aurais eu si on s'en étais pris aux miens ? Je l'ignore. Ce que je sais c'est que Mia avait faux sur beaucoup de points. J'inspire.

"Je ne veux pas t'obliger. Tu es libre d'accepter ou de refuser mon aide,elle t'es librement proposée et je ne dirais jamais rien de ce que tu m'as dit aujourd'hui quel que soit ton choix. Mais ne fait pas ça seule. Tu vas te détruire."

Comprenais-tu vraiment ? La Vendetta est d'une logique pure, cruelle : elle en attire d'autres. Dans le sillage de ma vengeance, j'attirerais vers moi celle des autres, ferait souffrir d'innocents membres de familles. Si je ne comptais faire de victimes collatérales, le choc émotionnel serait le même pour eux qu'il l'avait été pour moi. Cependant ... Je ne pouvais nier qu'il n'avait pas tort : dans un système comme Dorado, avoir des alliés fiables et loyaux n'avait pas de prix. De plus ...

« Merci, Felipe », fis-je simplement après un long temps de réflexion. « Si tu insistes, et que tu en comprends le prix à payer, je ne te ferais pas l'affront de refuser ton aide. »

Je relevais doucement le côté gauche de mon haut, pour lui montrer le bas de mes côtes. La cicatrice d'une vilaine blessure y était encore présente, plus de deux mois après qu'on me l'ait infligé. « Mes ennemis savent déjà que je leur cours après. L'une des familles les plus influentes du lot est les Saldivar, à l'origine de l'explosion qui a causé la mort d'Erika. Et puisqu'ils ont joué les premiers, je m'apprête à leur rendre la monnaie de leur pièce. Je cible deux d'entre eux en particulier : l'actuel patriarche, et son oncle. Malheureusement, pour que mon plan fonctionne, j'ai besoin qu'ils se retrouvent seuls dans leur villa. Et d'un ou plusieurs garde du corps masqués en qui je puisse avoir confiance. »

J'en comprends le prix. Mais il n'est pas aussi élevé qu'elle le pense. Ma carrière est terminée depuis que j'ai refusé ma promotion. Je ne monterais plus en grade. Tout au plus aurais-je mon propre vaisseau et je n'étais pas même certain de le vouloir. Ma réputation m'est indifférente, elle n'intéresse que ma femme. Mes frères sont forts, leur famille nombreuse et Danilo sans cesse au milieu de militaires. Avalon est loin. Je descends la main pour caresser du bout de l'index la cicatrice en bas de ses côtes, sans réfléchir. J'écoute. Attentif. Concentré. "Qui y a t-il d'autre dans la villa en temps normal ?"

« Je n'ai malheureusement pas beaucoup d'informations. Je sais tout juste qu'ils ont moins d'une dizaine de gardes du corps, pour une dizaine de membres de leur famille qui se partagent l'immense résidence sur Valentia. La bonne nouvelle, c'est que je les pense trop certains de leur supériorité pour qu'ils se sentent menacés - j'ai fait en sorte de paraître faible à leurs yeux. Et à vrai dire, je comptais utiliser cet état de fait pour me présenter simplement à leur porte, un jour où ils sont seuls, et demander à les voir, supposément pour demander une trève surprise. Une fois mes questions posées - par la force s'il le faut - j'avais dans l'idée de repartir, et laisser d'autres "contacts" s'occuper du reste une fois hors de danger. »

Je lui laissais quelques instants pour digérer l'ébauche de plan - car c'en était une, je manquais de données pour en produire un plus complet.

« Ce n'est que la première partie de mon plan. La suivante est simple dans son principe, complexe dans son exécution : j'ai besoin de devenir célèbre. En bien ou en mal, peu importe. Pour cela, je tape dans des fourmilières en attendant qu'une d'entre elles ne se réveille, et j'ai également prévu tant pour ma sécurité que pour mon objectif de diffuser une orgie de fausses informations me concernant. Mes ennemis seront ainsi tout au pire confus. Ils entendront parler de moi comme si j'étais partout. Pour ça, je compte rencontrer un fixer. »

"Je vois." Je réfléchis encore, toujours. Le contrôle est quelque chose d'impératif pour moi. Je sais improviser lorsque c'est nécessaire mais j'aime être en terrain connu, connaître tous les tenants et les aboutissants, avoir plusieurs cartes dans ma poche et bien examiner toutes les facettes d'une situation avant de me retrouver dans l'action. Et puis...et puis l'action se passe, rien n'est comme prévu et l'adrénaline me pousse en avant. Et c'est ce que j'aime. Ce moment entre entraînement et réaction, cette alchimie de préparation, de réflexes et de chance. La vraie vie, celle que l'on ne peut jamais vivre derrière un bureau. Les mots de mon amie s'imprègnent en moi. Je ne suis pas certain d'aimer ce plan là.

"Ce week-end, tu es en vacances. Il est important pour ton équilibre que tu puisses aussi lâcher prise, laisser les idées tourner en arrière plan. On ne parlera plus de vendetta avant demain soir. De mon côté, je vais réfléchir à ton plan et je te ferais une contre-proposition. Tu n'es plus seule. Tu peux souffler maintenant." Je retiens l'envie de lui embrasser le front. J'inspire. A fond. L'holo continue à déblatérer ses bêtises mais je ne l'écoute plus. Le moment est passé. C'était bien. J'hésite.

Je haussais doucement les épaules, résignée. Sa tentative pour me rassurer n'avait pas nécessairement d'effets, puisque je n'avais jamais ressenti de mal-être au fait d'être seule : je l'avais été toute ma vie, après tout. « D'accord, d'accord. J'ai compris. » Je lui offrais un sourire d'excuse ; même si le moment n'avait pas été gâché par mes plans, j'admettais avoir dévié inconsciemment nos échanges vers le travail.

A nouveau, il m'avait semblé hésitant. Rien à voir avec le silence, cette fois, puisqu'il n'y en avait plus. Il était par moment difficile de lire ce qu'il se passait dans la tête du Capitaine de Golazzo. Voulait-il ... M'embrasser, peut-être ? Il était évident qu'entre nous, les choses étaient allées bien plus loin qu'autorisé. Cependant, oserait-il ? Je gloussais doucement en sortant lentement du lit, m'étirant doucement dans mes vêtements trop larges.

« Quoi qu'il en soit, il se fait tard. Je ferais mieux de retourner à ma chambre. »

"Va. Et dort. Tu vas avoir besoin de toute ton énergie demain." Malgré moi, je ne l'ai pas quittée des yeux alors qu'elle sortait du lit et s'étirait dans mes vêtements de sport. Sa remarque sur ses fesses nues me revint en mémoire, je ne dis rien, l'observant sans me cacher, sans la fixer non plus, simplement parce qu'elle était là. Demain serait un autre jour. Sûrement.

« Etant donné la journée d'aujourd'hui, j'ai du mal à croire que tu puisses me surprendre davantage. Nous verrons, je suppose. » Un dernier regard et sourire, et je referme la porte derrière moi.

En rejoignant ma chambre et mon lit, dans les vêtements de Felipe que je n'avais pas quitté, j'avais erré entre sommeil et excitation, ne sachant lequel des deux vaincrait. Il fut tard, lorsque morphée m'offra enfin ses bras.

Au petit matin, on toquait à ma porte, et je jetais un regard à l'horloge avant d'ouvrir la porte. Huit heure dix sept ... Dix-sept ? Etait-il prévu pour quinze ou vingt ? Le petit-déjeuner - incluant Une corbeille de fruits étranges - bien trop vite englouti, j'inspectais la lettre, que je m'étais promise de garder pour plus tard, tentant par la manoeuvre d'ignorer mes élans de jeune fille.

La surprise du concours fut agréable. Pas intense, mais censée. Je comprenais mieux son choix de destination, et son désir soudain sur les dates. Ah ! Je pouvais même l'imaginer trépigner sur place sur le Cerberus, les mains sur le prospectus qu'il venait à peine de découvrir.

Neuf heures. De quoi me rendre un peu plus humaine en tentant tant bien que mal de me maquiller.

Elle est partie. J'ai regardé un moment la porte puis me suis étiré. L'écran fut vite éteint, je me glissais sous les draps et m'endormit rapidement. Le lit était un peu trop moelleux à mon gout mais j'aimais m'échapper dans mes rêves.

Cinq heures me trouvèrent réveillé comme souvent. Plus je prends de l'âge, moins je dors. Une douche rapide suffit à enlever les dernières brumes de sommeil, puis un tour en salle de sport. Nouvelle douche vers sept heures, petit déjeuner dans un des restaurants de l'hôtel. Ma conversation de la veille me trottait dans la tête. Je ne regrettais rien. Mensonge. Je regrettais beaucoup de choses mais pas mon implication dans sa vie, dans sa vendetta. Mais son plan... je ne l'aimais pas. Pas du tout. Il était vague, trop plein d'imprévus. Comment le lui dire ? Je remontais dans ma chambre, pensif, pour travailler un peu. Non vraiment, je n'aimais pas ce plan.

A neuf heures, j'étais dans la salle de concours, sur un gradin, tout à gauche presque caché derrière un pilier. Élégant dans une tenue civile, chemise, jeans, rangers, une jambe sur l'autre, un Hcom dans les mains,je regardais à peine l'arène. Qu'elle m'y voit était le principal.

Si tu avais su, Felipe, dans quelle situation tu me mettais, m'aurais-tu tout de même conviée ? Inspirant profondément, je plongeais dans la salle remplie d'impériaux. Ca et là, quelques corporatistes et trinitaires ignorants la fauverie dans laquelle ils venaient d'atterrir, mais je pouvais deviner rien qu'aux regards envieux qui m'étaient lancés que trois sur quatre des participants ne pensaient qu'à une seule chose : le titre. Car ici ne se jouait plus qu'un simple tournoi, comme l'aurait pensé le premier profane venu. Non, Felipe, en m'inscrivant dans l'arène, tu me jetais aux lions.

Très peu étaient ceux, dans l'armée ou dans le civil, à se demander les raisons qui faisaient de moi l'éternelle championne impériale des échecs, sans jamais réfléchir à un fait simple : je n'étais pas l'unique joueuse professionnelle de l'Empire. Si j'étais encore championne, ce n'était que parce que j'étais trop loin en mission pour qu'on puisse me défier, et remettre en jeu le titre. Autrement dit, il s'agissait là d'une occasion inespérée pour devenir, en quelques parties, le nouveau champion aux couleurs de l'Impérium.

Et les joueurs d'échecs impériaux de Dorado l'avaient bien compris.

L'horloge sonna neuf heure et le début du tournoi. Le combat des pions débutait. Un jeune blanc-bec me faisait face, le visage exprimant à la fois une envie et un dédain compréhensible ; après tout, aux yeux de beaucoup de professionnels, j'étais celle qui trichait pour conserver son titre. Et, d'un côté, n'était-ce pas un peu vrai ?

Je l'aurais fait. Je voyais bien à présent que la salle était pleine d'impériaux. Et je trouvais ça dommage. Je voulais, à la base, que tu te confrontes à des factions différentes, d'autres cultures, d'autres tactiques, d'autres défis pour toi. Peu importe que tu gagnes ou que tu perdes, pensais-je, pourvu que tu perdes tes pensées dans ces pions et ces tables, que tu oublies le travail - car je pensais alors que c'était ce qui te rongeait. Que tu oublies la vendetta - car je sais à présent que là est le mal.

Assit sur mon siège, je regardais mes voisins, un mur et une jeune femme d'une vingtaine d'années, brune, plutôt jolie aux yeux noisettes et qui semblait pleine d'espoir pour un autre jeune homme aux cheveux noirs qui se tenaient quelques tables derrière Mia. Je le regardais entre deux applaudissements. Il semblait doué. Moins que mon amie, jugeais-je au débotté. Je n'étais pas un spécialiste de ces jeux là, ma notion de la tactique était trop technique pour aimer me perdre dans ce genre de distraction. J'allumais mon Hcom et me lançais dans la lecture d'un article d'artillerie. La jeune femme lança la conversation, entre deux coups d'oeils, j'y répondais.

Le tournoi battait son plein, de ces guerres silencieuses qui n'avaient lieu que dans les esprits des concurrents. Bluffs et coups bas étaient obligatoires, pour qui portait l'espoir gagner. Un par un, ils vinrent. Un par un, ils tombèrent. Le chronomètre avait été réglé très serré, à peine dix secondes pour jouer ; de quoi frustrer les plus lents, et stresser les moins adaptables. En réalité, le fin du fin des joueurs y voyait surtout là un moyen de rapidement écrémer les participants.

Nombre d'entre eux avaient été coriaces, mais tous jusqu'ici s'étaient écroulés devant moi. Arrogance, hésitation, bluff raté, manque de vigilance, tant de défaut qui se succédaient les uns aux autres, dans une farandole de déceptions. La frustration était palpable, pour ceux qui venaient de perdre la chance d'une vie : détenir, ne serait-ce qu'un instant, un titre de champion impérial. Car, en définitive, si j'étais vaincue, il serait passé de main en main jusqu'à ce que le grand gagnant ne le remporte à son tour.

Le tournoi avait été construit sous la forme d'une pyramide. Tant que l'on gagnait, on avançait. Une défaite, elle, signifiait l'élimination définitive.

De l'autre côté de la pyramide, se dressait sans doute l'adversaire le plus impressionnant, tant par son âge que par ses talents, que le tournoi n'ait porté : un jeune homme aux cheveux noirs, véritable roi du bluff, dont les adversaires récents avaient fait les frais d'un faux manque de confiance en soi.

Ils tombaient tous, comme prévu. Je n'avais jusqu'ici jamais vraiment vu mon amie jouer, à part adolescents lorsqu'elle avait réussi à me convaincre de faire une partie contre elle. J'avais toujours perdu et rapidement abandonné tout espoir de la vaincre. Le temps n'avait décidément fait que renforcer son intelligence. Je la voyais bouger, presque sans réfléchir, s'aidant du chrono comme d'autres s'en faisaient un ennemi. Ma compagne aussi semblait captivée. Son camarade s'en sortant lui aussi parfaitement bien. Je me demandais combien de temps allait passer avant leur rencontre à tous les deux. La belle inconnue aurait été plus vieille, je lui aurait proposé de parier mais je n'osais pas. Il y en aurait de toute façon pour la journée avant qu'un vainqueur ne soit déclaré et j'avais déjà prévu de m'éclipser pendant l'heure du déjeuner, voire la suivante en fonction de mon état de fatigue. Allez Mia. Elimine moi ces jeunes que l'on puisse passer aux choses sérieuses avant le diner.

Les tables se vidaient peu à peu. Le nombre d'adversaires avait été divisé par trois, depuis le début de la compétition. Je profitais d'un adversaire peu talentueux pour offrir plus d'attention au jeune homme. Il offrait, après chaque victoire, un baiser au vent en direction de ... Felipe ?! Non, sans doute la jeune fille à son côté. A quoi penses-tu, Mia ? L'idée d'un amant blanc-bec secret du Capitaine me fit glousser discrètement.

« Vous devriez plutôt vous intéresser à ma table, Madame de Mo ... »

« Echecs et mat », fis-je calmement, sans même regarder le vieillard aigri qui, hésitant entre le rouge et le vert, se releva en me pointant du doigt. L'espace d'un instant, je crus qu'il allait me proposer un duel. Un instant, seulement, puisque, fulminant, il ne put retenir ce que beaucoup avaient sur les lèvres.

« Sachez qu'aucune mission ne saura vous protéger de votre perte à venir, Madame de Moya ! » Je lui offrais, cette fois, ma pleine attention, me relevant bien lentement, presque trop théâtrale. L'avantage des rides et de l'âge, c'est qu'ils accentuaient chez moi cette impression d'expérience et l'intimidante pression que je savais exercer à ceux qui tentaient contre ceux qui s'essayaient à me rabaisser. L'homme s'empêcha difficilement de déglutir, ne sachant à quoi s'attendre.

Les tables se vident peu à peu. J'ai rejoint ma place, heureux de retrouver ma compagne de gradins et ma chaise toujours vide. Je souris à la jeune femme, la remerciant d'une courbette qu'elle me rend avec une nouvelle rougeur sur le visage. Charmante, vraiment. Du genre à faire chavirer mon fils. Puis, reprenant mon observation, je me rends compte de l'écrémage accompli. Les tables sont presque vides, l'étaut se resserre. Je pose mes coudes sur mes cuisses pour mieux suivre. Le jeune homme brun lance un baiser dans notre direction. Sa petite amie est prête à défaillir. Etre jeune, encore. J'aurais pu me mettre à rêver si une inquiétude ne m'avait pas attiré l'attention sur l'adversaire de mon amie. Il avait l'air furieux -ce n'était pas le premier - et sa déclamation m'inquiéta soudain. Par réflexe, je me redressais et mis ma main à ma ceinture. Pas d'arme. En civil. Je fronçais les sourcils, soudain prêt à bondir. Si c'était un Saldivar... et je me rendis compte soudain de l'inquiétude réelle dans laquelle les révélations de mon amie m'avait plongé. Alors qu'il était probable qu'il parlait d'autre chose. Qu'il n'y avait rien à voir. Saurait-elle se défendre si quelqu'un voulait l'agresser dans cette foule ? Allons. Je me levais, contenant une adrénaline qui pulsait dans mes veines, saluait poliment ma voisine et me faufilait jusqu'au 2ème rang d'où je pourrais facilement rejoindre les participants. On ne sait jamais.