The end of the dream [Gaël & Raedhun]

Putain c'qu'il fait moche. De gros nuages gris couvrent le ciel, et il arrête pas de pleuvoir depuis ce matin. J'suis arrivée un peu avant l'aube, et moi qui rêvais de profiter du lever de soleil, j'me suis bien faite baiser. Tant pis. J'reste au moins deux semaines ici, alors j'aurais bien le temps de voir un rayon de soleil, même timide. Faut dire que j'aimerais bien en profiter pour bronzer un peu, aussi. L'espace c'est cool, mais j'suis blanche comme un cul. Un joli cul, peut-être, mais un cul quand même.

J'ai une soirée importante ce soir. J'ai pas hyper envie d'y aller, mais y a du fric à se faire. Vraiment beaucoup de fric. Et j'sais qu'il y a quelques clients réguliers qui m'attendront de pied ferme. Alors j'mets de côté mes envies et mes émotions, et puis j'essaie de rester pro. En plus de ça, j'suis partie un peu avant que Rob' rentre. Ca faisait trois semaines qu'il était à l'autre bout de la galaxie, et voilà qu'c'est à mon tour de me casser. On se voit pas beaucoup ces derniers temps, et quand on se voit, y a un truc bizarre entre nous. Il m'a fait la réflexion, la dernière fois. J'ai pas osé lui parler de Gaël.

Malgré tous mes efforts, j'ai pas réussi à le chasser de mes pensées. J'l'ai pas revu sur le Crust depuis la dernière fois. Et même si j'ai eu un mal de chien à justifier mon absence - une affaire urgente à régler, que j'ai dit - je regrette rien de ce qui s'est passé ce soir-là. Enfin, sauf le truc que ça a changé en moi. J'sais toujours pas mettre des mots sur cette sensation qui s'est atténuée avec le temps, mais qui me ronge toujours l'estomac comme une gastro dont on voudrait pas. J'ai eu peur d'être tombée enceinte, mais en fait c'était pas ça. Et avec le temps qui passe et la sensation qui persiste, j'me dis que ç'aurait pas été plus mal que ce soit un mioche, en fait. Au moins, j'aurais pu l'faire sortir, et au pire, j'aurais pu savoir que ça allait s'arrêter. Là, ça a pas l'air de vouloir s'arrêter.

J'redescends d'mes foutus nuages quand j'entends le sifflement de Waalan. Ca fait bien une demie-heure que j'suis dehors, plantée sous la pluie, le visage offert au ciel. J'pensais que ça allait me vider la tête de venir ici, mais visiblement, c'est pas gagné. Tant pis, faut quand même que j'avance. Alors j'fous mes préoccupations très loin au dernier plan, et puis j'me dirige vers une taverne du coin, là où j'pourrais être au sec et trouver de quoi oublier toute cette merde, et cette putain de soirée.

À choisir, il préférerait rester en permanence sur Tortuga. Pourtant, l'atmosphère ici est réelle, il y a de la végétation, de l'espace... Mais peut-être est-ce à cause de la grande présente trinitaire, qu'il a appris à détester au fil des ans pour leurs politiques esclavagistes, il n'a jamais vraiment apprécie Port Salem. Il n'a toutefois pas le choix d'y passer quelques semaines, deux fois par an lorsqu'il n'est pas en mission sur un vaisseau, afin de rendre état de la situation pirate des lieux à ses supérieurs de l'Impérium. La faction a certes d'autres espions que lui, mais sa Flamme le rend unique et plus efficace que les autres.

Bref, il se retrouve ici, dans la taverne qu'il a l'habitude de fréquenter lors de ses passages. Il en connait les habitués, les employés ainsi que le propriétaire qui, au fil des ans et en gagnant leur confiance, sont de moins en moins difficiles à faire parler sur les ragots et nouveautés sur les pirates du coin. Cette fois même, il n'a rien eu à demander. Heureux de le voir arriver, quelques jours plus tôt, le propriétaire lui a servi un verre et lui a aussitôt raconté les nouvelles de Port Salem en échange de celles de Tortuga. C'est d'ailleurs encore avec lui qu'il est assis, cet après-midi, à boire un verre et parler de connaissances communes. Assis face à l'entrée, il ne peut faire autrement que la voir lorsqu'elle entre. Et se figer net pas la même occasion.

Je rentre dans cette foutue taverne, qui a l'air pas si mal. Waalan est enroulée autour de moi, comme d'hab. Et toutes les deux, on est trempées. On dégouline d'eau, et faut dire qu'on a passé un sacré moment sous la pluie battante, là, dehors. Mes longs cheveux sont noués au-dessus de mon crâne, en une coiffure complexe et élaborée. Moi, j'suis pas très vêtue, comme d'hab. Une jupe large qui arrive jusqu'à mes pieds nus, et un haut au décolleté plongeant qui laisse entrevoir une partie de ma poitrine et de mon ventre. L'eau ruisselle d'ailleurs sur ma peau, et c'est même pas désagréable.

L'ambiance dans la taverne, j'la trouve tout de suite sympa. Sauf que, à peine rentrée, je le vois. Et mon coeur rate un putain de battement. Mon regard se plonge dans le sien, et je reste là, à le fixer comme une conne, pendant de longues secondes. Il est pas tout seul. J'me dis que, si ça s'trouve, il bosse ou une connerie du genre. Et puis même s'il était seul, j'suis pas sûre que je serais allée le voir. Après tout, lui il vient plus me voir depuis la fameuse soirée, alors peut-être qu'il a juste plus envie de me voir. ... Putain, t'es vraiment une mythomane Rae. Bien sûr que tu serais allée le voir.

Mais là, j'lui fais juste un léger signe de tête, et je vais m'asseoir à une table libre, en me forçant à pas le regarder. Putain, c'est dur.

Un putain de brochet hors de l'eau. Figé, pris de court et avec l'impression que son coeur a cessé de fonctionner avant de redémarrer d'un coup, il n'écoute plus ce que lui raconte le propriétaire. Dans sa tête néanmoins, tout va beaucoup trop vite. Qu'est-ce qu'elle fait ici? Non, elle a bien droit d'aller où elle veut après tout. Mais merde, c'était quoi les chances qu'elle débarque dans CETTE taverne précisément alors qu'il y est de passage? Et ce regard qu'elle lui lance, ou plutôt ce manque de réaction. Elle lui en veut, très certainement, et honnêtement il ne put pas la blâmer.

Lui qui passait régulièrement au Crust pour la voir n'y a plus remis les pieds depuis des semaines ni envoyé de nouvelles à son amie depuis leur nuit ensemble. Ce n'est pas l'envie qui lui manquait de le faire, mais c'est justement ce qui l'en a empêché. Par crainte de ce que cette nuit a changé pour eux. Par peur des sentiments qu'il a ressentis pour elle alors qu'il s'était promis des années auparavant de ne plus jamais les vivre. Par culpabilité aussi.

"Diaz, tu m'écoutes?"

L'impérial se secoue et tourne la tête vers son interlocuteur qui le dévisage avec un étrange sourire entendu. Gaël se racle alors la gorge et lui rétorque en se levant :

"Désolé. Tu m'excuses un instant?"

Il va jusqu'à la table de Raedhun puis s'arrête devant elle, prudent, tout en se traitant intérieurement de crétin.

"J'peux m'joindre à toi?"

Waalan se laisse glisser à moitié sur la table, sûrement pour se sécher. Elle aime pas trop ça, rester mouillée - même si cette grande bécasse aime l'eau. J'ai pas encore eu le temps de commander que Gaël s'approche de ma table et me demande s'il peut s'asseoir. Je le fixe quelques instants sans lui répondre, sans doute un peu trop froide. Merde, pourquoi est-ce que je lui en veux comme ça ? Après tout, il a le droit de faire sa vie, il me doit que dalle. D'un geste sec de la tête, je lui désigne une chaise, comme une invitation à s'asseoir.

- Le monde est petit, pas vrai, Diaz ?

Je soupire, sûrement trop fort, et puis je sors de quoi rouler, presque frénétiquement. J'en ai besoin là. Déjà que j'suis nerveuse de nature, que j'ai trop consommé aujourd'hui à cause de ce qui m'attend ce soir... Et voilà que cet idiot en rajoute. Merde.

- Contente de voir que tu respires et qu't'as l'air de savoir où t'es, en tout cas.

Il l'avait déjà vu, ce côté là de moi ? J'crois pas, non. Faut dire que, il a fait particulièrement fort. On passe cette soirée-là, et il disparait sans laisser de trace. C'est hypocrite, parce qu'une partie de moi était contente qu'il disparaisse. Ce type-là, il provoque une trop grosse tempête en moi. Alors pourquoi j'me sens autant en colère contre lui ?

- Comme j'avais pas de nouvelles, j'ai cru que tu t'étais paumé.

Gaël s'assoit sans répliquer lorsqu'elle le lui autorise, malgré la froideur de ses paroles. Il est plus que clair qu'elle lui en veut maintenant, mais Gaël reste un peu confus. S'il est doué pour lire les gens d'ordinaire, Raedhun est parfois très difficile à saisir, comme maintenant. Et s'il assume sans avoir peur de se tromper qu'elle lui en veut d'avoir disparu sans donner de nouvelles, il ignore ce le motif derrière. Lui en veut-elle de l'avoir délaissée comme amie? De l'avoir inquiété? Ou encore, ce qu'il ne croyait pas possible jusqu'à maintenant selon les réactions et les paroles de la blonde lors de leurs dernières rencontres, pour l'avoir abandonnée après ce qui aurait été plus qu'une histoire d'un soir?

"Je suis content de te voir aussi."

Pour lui, il est clair que c'était plus. Beaucoup plus, même. Et c'est bien là tout son problème. Mais pour elle? Se serait-il trompé à ce point? Non. Pas avec la manière dont elle lui a tourné le dos avant son départ, ou dans la façon qu'elle lui a fait retirer les mains de sur elle. Pas alors qu'elle a l'habitude, avec son mari, d'aller voir ailleurs régulièrement sans de problème et lui avoir dit que ce n’était rien. Pas alors, justement d'ailleurs, qu'elle est mariée. Mais peu importe la raison réelle, la voir ainsi lui serre le cœur et le rend triste. Il reste néanmoins de marbre, toujours autant sur ses gardes.

"J'ai cru que tu ne voudrais pas de nouvelles."

Quel idiot. Mais quel idiot, Diaz. J'essaie de rester de marbre, et heureusement que je suis douée en mensonge, parce que j'ai bien envie de lui exploser à la gueule. Et je sais même pas pourquoi. Je ne sais toujours pas pourquoi. Merde.

- Et ben tu t'es trompé.

Je lui dis ça un peu trop sèchement, et je m'en rends compte maintenant. Faudrait vraiment que je me calme. Y a vraiment aucune raison pour que je réagisse comme ça. Merde alors, pourquoi je réagis comme ça ? Je soupire bruyamment, encore.

- J'peux savoir ce qui t'a fait croire ça, Diaz ? On est amis, merde. Tu fais chier. J'me suis inquiétée.

C'est même pas de sa faute à lui. Ca doit être moi encore. Mais putain, ce type... Ce type me rend dingue. Y a tellement de trucs contradictoires qui passent dans ma tête que j'ai l'impression que je vais exploser. Ouais, l'inquiétude de plus le voir, de plus rien savoir de lui, après tant de semaines, de mois, passés à se côtoyer si souvent. Le manque, douloureux et incandescent, injuste et incompréhensible. Et le goût acide qu'il a laissé dans ma bouche. Après tant de semaines à être si proches, il a disparu le jour où on a couché ensemble. Comment ne pas penser qu'il voulait juste me baiser ?

J'ai besoin d'un verre. Non, plus d'un. Définitivement plus d'un.

- Tu m'offres un verre, au moins ?

La poitrine de Gaël se serre aux paroles de la blonde, mais il reste toujours aussi impassible. Pas froid, pas dure, mais... simplement neutre et sans prétention. Il n'a pas le choix. Il ne peut pas s'ouvrir ici, devant tout le monde, ou même seulement à elle. Et pour être entièrement franc, même s'il le désirait, il ne sait pas comment s'ouvrir non plus d'ailleurs.

L'homme ne réplique d'abord rien, la laissant parler, puis hoche la tête à la demande de verre. Il fait alors signe au barman, qu'il connait bien, et qui vient aussitôt vers eux pour prendre leur commande.

"Un nouveau verre de rhum ambré pour moi, s'il te plait, Yohan. Et pour toi, Rae?"

Une fois que la femme lui donne sa commande, le serveur retourne au comptoir, et ce n'est qu'à ce moment que Gaël croise réellement le regard de Raedhun. Son coeur rate alors un battement. Comment est-ce possible qu'elle lui ait autant manqué? Son expression change alors un peu, devant plus désolé.

"Apparemment oui, j'me suis trompé. J'voulais pas t’inquiéter. J'suis désolé."

Il voudrait pouvoir lui donner une explication, mais il n'est pas certain qu'elle veuille entendre des excuses. Et de toute façon, quand bien même elle en voudrait, il ne pourrait pas lui dire la vérité. Non?

Il se tait. Il dit rien. Et ça, c'est le pire qu'il peut me faire. En même temps, qu'est-ce que je veux qu'il réponde à ça ? J'suis en colère, et c'est sans doute pas super légitime, et lui... Lui, il s'en fout sûrement, de mes états d'âme à la con. Y a même pas lieu d'avoir des états d'âmes. Merde quoi, il me doit rien ce gars-là, il a bien le droit de faire ce qu'il veut.

J'ai besoin d'un truc fort. Un truc vraiment fort. Je finis tout juste de rouler ma clope, et je fais patienter le serveur cinq secondes avant de répondre.

- Un verre d'absinthe.

J'bois beaucoup ces derniers temps. J'le sais bien, mais j'y peux rien. La drogue, ça suffit pas. Et on dit souvent qu'une addiction va de paire avec une autre. Ben voilà, j'tombe dans l'alcool. Et ça, c'est depuis cette soirée-là avec Diaz. Putain, mais qu'est-ce qui m'arrive ?

- Te fatigues pas, tu m'dois rien, Diaz. T'as le droit de faire ta vie et de disparaître si ça te chante. C'moi qui suis désolée de m'être emportée.

Je sors mon briquet et j'allume ma clope qui n'en est pas vraiment une, et je tire une latte, nerveuse.

- J'pensais juste que je valais un peu plus à tes yeux. Mais apparemment, j'ai dû me planter quelque part. J'ai jamais été douée pour comprendre les autres.

Elle a mal, elle est confuse et fâchée, mais surtout, elle lui en veut. Et c'est ça qui fait le plus mal. Savoir qu'il l'a blessé, alors même qu'il essayait de la protéger. Bon sang qu'il n'est pas doué à ce jeu... Il a toujours échoué, à chaque fois qu'il a tenté d'y jouer, peu importe ses efforts et sa volonté, brisant les autres et se brisant lui même au passage. Il secoue alors négativement la tête aux paroles de Raedhun visant à l'excuser, tout sauf à l'aise avec l'idée qu'elle le fasse.

"Non. T'as raison d'men vouloir. J'ai... jamais su bien faire, avec ces choses-là."

Yohan revient avec leurs commandes et Gaël prend le temps de boire une grande gorgée. Il a particulièrement envie de fumer, là tout de suite, et il ne dirait pas non à quelque chose de plus fort que ses feuilles d'Yäiewt, mais il tente de se contenter de l'alcool pour l'instant. L'homme se passe alors une main sur le visage, cherchant les bons mots alors que son esprit lutte entre raisons et envies.

"Tu vaux bien plus que ça à mes yeux, Rae. Merde, j'ai pas arrêté d'penser à toi depuis qu'j'ai mis les pieds hors du Crust..."

Une infime lueur de douleur et de détresse perce au travers de son masque alors qu'il regrette déjà ses paroles,  et Gaël baisse les yeux sur le liquide ambré au fond de son verre.

"C'est pour ça qu'suis resté loin."

Quand le type m'amène mon verre, j'le remercie d'un signe de tête, et je joue nerveusement avec, en le passant d'une main à l'autre, et sans y toucher pour le moment. J'écoute Gaël, même si j'ai juste envie de me casser d'ici et de plus y remettre les pieds. De plus le voir, jamais, d'oublier tout ça, de retourner vers Rob. Bref, de fuir, comme j'ai toujours fait quand ça devient putain de dangereux pour moi. Et puis quand il me dit qu'il a pas arrêté de penser à moi et que c'est pour ça qu'il est resté loin, j'reste complètement abasourdie, incapable de prononcer le moindre mot. J'le fixe comme une conne pendant plusieurs secondes, et j'finis par prendre mon verre et le vider cul sec.

- J'comprends pas, Diaz.

En fait, si, j'crois que j'comprends très bien, mais j'veux pas entendre ça. Ou plutôt, j'crève d'envie de l'entendre. Mon coeur s'est remis à battre un peu plus fort. Putain de merde.

- Je... Comprends pas.

J'arrive à rien dire d'autre, et pourtant, y a des milliards de trucs que je rêve de lui dire. Mais j'ai trop peur, encore. Putain, t'es vraiment une poule mouillée, Van Haten. Et merde, si ça se trouve, j'ai vraiment pas compris, et j'me fais des films. Et puis d'ailleurs, pourquoi j'ai envie à ce point d'entendre que je lui ai manqué, d'entendre que... Je serre les poings et je hèle le serveur pour qu'il remplisse à nouveau mon verre d'absinthe.

Gaël relève les yeux vers Raedhun et s'accroche aux émeraudes de ses iris. Pendant un bref instant, il lui laisse voir ce qu'il réprime tant, afin qu'elle comprenne avec ses yeux, puisqu'il est bien incapable de lui expliquer en mot plus avant ce qu'il a voulu dire. Pendant cet instant, lui-même ne voit plus qu'elle et il remarque à peine le serveur revenir la servir. Il ne finira que par dire ces trois mots, avant de se refermer :

"J'peux pas."

C'est à cet instant que Querida, qui dormait sous son ancienne table et s'est réveillée en réalisant que Gaël ne reviendrait pas tout de suite, arrive près d'eux. L'Atikaya se glisse sous leur table et après avoir lâché un bâillement, inconsciente de tout ce qui accable les deux humains, se recouche en boule sans un bruit. La chose serait anodine, mais Gaël ne manque pas de remarquer qu'elle n'a pas sifflé contre Raedhun ni qu'elle s'est en réalité couchée aux pieds de la blonde plutôt qu'aux siens. Son cœur de serra d'avantage. Pour l’asociale Querida et son mauvais caractère, le geste est éloquent. Elle a accepté Raedhun, mais plus encore, elle lui a manqué. Je sais, mi bella. À moi aussi.

Encore, j'reste incrédule devant ses paroles. Je sais pas à quoi il joue, et j'ai bien envie d'lui balancer ça. A quoi tu joues, Diaz ? J'vois des trucs passer sur son visage, dans son regard. Il a l'air si triste, si... Désemparé. Ca me bouleverse moi aussi, et l'alcool me monte déjà à la tête, alors que je vide mon deuxième verre et que j'en commande un troisième. J'arrêterai pas de boire. J'peux pas arrêter. Pas avec lui, comme ça. Et merde. Putain.

- Ah ouais, je vois. Tu peux pas. Tu peux pas quoi au juste ? Assumer c'que tu penses ? T'inquiètes Diaz, j'peux tout entendre, et j'préfère que tu me dises...

J'arrive même pas à terminer ma phrase. Mon poing est toujours fermé, et quand Querida arrive, je me concentre un instant sur la boule de poil au mauvais caractère, espérant que ça va me faire reprendre mes esprits. Tu parles.

- Qu'est-ce que t'attends de moi, Diaz, au juste ? Je sais même pas quoi te dire, tu...

Tu me rends folle. Tu me fais sentir des trucs bizarres, que j'ai jamais ressenti avant, et que je voudrais ne pas ressentir autant que... Autant que ça me terrifie de le perdre. De te perdre. Ma respiration se coupe un instant, j'crois que je blêmis un peu. J'me sens pas bien, merde. Alors je fais de gros efforts pour être à nouveau la femme détachée, qui se fout de tout.

- Peu importe, laisse tomber.

L'homme avale avec difficulté avant de vider lui aussi son verre. Son coeur bat trop vite et l'adrénaline bat dans ses veines comme s'il était en pleine situation de danger. Il devrait se lever sans rien ajouter, la laisser lui en vouloir à mort et ne plus jamais avoir envie de le voir. Il devrait, mais il se penche plutôt en avant, vers elle, et d'une voix plus basse pour qu'elle seule entende :

"Tu es mariée, Rae. Et je suis pas quelqu'un de bien, peu importe c'que t'en dis ou c'que t'en pense. J'sais pas c'que j'vaux pour toi, mais peu importe, j'veux pas être celui qui vient foutre le bordel dans ta vie. J't'ai déjà assez blessé comme ça, visiblement, de toute façon."

Puis il se lève et avec un dernier regard pour elle, prononce ces mots sur le ton des excuses tout en remettant son masque d'impassibilité.

"Alors t'en fais pas, tu m'reverra plus."

Il tourne les talons, Querida sautant sur ses pattes derrière lui avec un grognement de frustration, et ne s'arrêtent que deux instants à la table qu'il a laissée plutôt pour glisser au propriétaire de la taverne :

"J'suis désolé, j'dois y aller."

Puis, sans un regard pour qui que ce soit, Gaël sort de l'établissement pour se retrouver sous la pluie. Il marche alors rapidement en direction du port, retenant son envie de courir en serrant les poings jusqu'à en trembler.

Incrédule, je l'écoute parler, et mon coeur bat plus fort. Il se lève, sort, et un fol instant, j'imagine que je le laisse se casser comme ça, sans plus d'explications. J'vide mon verre, j'attrape Waalan et j'abandonne ma clope même pas fini dans le cendrier. Dehors, sous la pluie battante, je cours pour le rattraper, manquant de glisser sur les pavés mouillés avec mes pieds nus.

- Eh Diaz !

Je lui attrape la main, le forçant à s'arrêter et à me faire face.

- C'est hors de question. C'est hors de question que tu me laisses comme ça, que tu te casses et que tu disparaisses juste de ma vie sans un mot de plus. Merde, c'est quoi ton problème ? Arrête de te la jouer martyr en souffrance deux minutes, tu veux bien.

Sous cette pluie, y a que nous dehors, comme deux abrutis, déjà trempés.

- Ecoute moi bien espèce d'idiot, parce que j'le redirais pas cent fois. Tu veux pas foutre la merde dans ma vie ? Ben tu l'as foutue à partir même du moment où on s'est rencontrés. Et tu veux un scoop ? Que tu disparaisses ou pas, ça changera rien. Tu...

J'prends une grande inspiration, énervée, l'alcool aidant à ce que ma parole se libère.

- Et puis merde. Tu m'fais ressentir des putains de trucs, Diaz. Des trucs qui rendent tout le reste terne, et sans saveur. Alors ouais, sale position mon vieux, parce que va falloir que t'assumes tes conneries.

La voix qui l'appelle le fait tiquer et il doit déployer un effort considérable pour ne pas se retourner et continuer à avancer. Raedhun vient néanmoins s’emparer de sa main et Gaël n'a plus le choix de lui faire face. Pourquoi a-t-il fallu qu'elle le suive? Pourquoi est-ce que dans sa colère et son entêtement à le suivre malgré tout elle ne l'attire que davantage, lui rendant la tâche encore plus difficile?

Comme il s'interdit de craquer en cédant à ses demandes, la colère de Raedhun se reflète sur lui, et il se laisse aller à la sienne. Sa frustration et son impuissance la font éclater, mais si c'est à elle qu'il s'adresse, c'est contre lui-même et ses erreurs qu'il en veut réellement.

"Qu'est-ce que t'attends d'moi, Rae? Hein? Que je fasse comme si rien c'était passé? Que je redevienne l'ami que j'étais en oubliant les putains d'choses que j'ressens pour toi? Merde, j'peux pas faire ça! Il est trop tard comme tu dis. Ou sinon, peut-être que tu veux que j'devienne celui que t'appelles quand ton mari est pas là, pour pas qu'tu sois seule, jusqu'au jour où il l'apprendra? Et on fera quoi, à ce moment-là? Y a pas d'solution à part celle que j'disparaisse de ta vie."

Gaël se passe frénétiquement une main dans les cheveux dans un geste nerveux, les dents serrées, alors que la pluie froide continue à le tremper et le glacer jusqu'aux os.

Je le lâche pas, mais ses mots m'atteignent avec une violence inouïe. J'vacille un peu, et quand j'reprends la parole, ma voix est plus posée, plus détachée, alors même que je bouillonne intérieurement.

- C'est comme ça que tu me vois, Gaël ? Comme la fille qui couche avec d'autres hommes pour combler l'absence de son mari ? Comme la dernière des salopes ?

Mes mots sont crus, mais qu'il me voit comme ça, alors même que c'est pas tout à fait faux, ça me fait mal. Vraiment mal.

- Ce qui se passe entre mon mari et moi, ça t'regarde pas, Diaz. Je t'ai déjà dit qu'on est un couple libre, lui et moi. Et tout ça, ça engage que lui et moi, merde. De quoi t'as peur ? De quoi t'as peur, Diaz ?

Je le lâche, et j'suis bien contente qu'il pleuve, parce que ça masque les larmes qui commencent à couler et à se mêler avec les gouttes d'eau sur mes joues. Putain, chialeuse en plus. Bravo, Van Haten. T'as trop bu.

- C'est vraiment c'que tu veux, Gaël ? Disparaître de ma vie, et faire comme si on s'était jamais connus ? M'oublier et retourner à ta vie de vieux loup solitaire sans attache et sans emmerde ? Dis le moi, sans mentir Diaz. Dis moi que tu veux plus jamais me revoir. Dis le moi sincèrement, et je te laisserai partir. Mais moi, j't'oublierai pas.

"C'est pas c'que j'voulais dire..."

Gaël se passe une main sur le visage, tant pour en chasser les gouttes de pluie que pour tenter de se calmer. Il ne la blesse que davantage en perdant les pédales et en parlant sans réfléchir. Mais bon sang que c'est dur. Il est complètement perdu. Aussi, lorsqu'elle lui demande de quoi il a peur, une nouvelle explosion survient dans sa poitrine et il ne peut retenir le cri qui en sort.

"J'ai peur de t'perdre, Rae! J'ai perdu toutes les bons sangs d'personnes à qui j'ai tenu dans ma vie, tu comprends?! Si j'reste, ça va mal finir, c'est toujours comme ça, et j'peux pas t’entraîner là dedans. J'peux pas me laisser m'attacher une nouvelle fois pour te perdre ensuite. J'peux juste pas!"

J'y survivrais pas à nouveau.

Aussi contradictoire que ce soit, comme il ne peut pas supporter cette idée, il a donc tenté de partir de lui même avant qu'il ne soit trop tard. Son erreur aura été que c'était malheureusement déjà le cas. Puis, elle lui cri ses derniers mots et Gaël se fige. Sa colère s'effondre d'un coup, comme balayé par une vague, et il reste simplement planté là à la regarder sans rien dire, la pluie tombant en cascade sur son visage. Non, il ne peut pas lui dire ça. Pas sincèrement. Car pour une rare fois, il sait exactement ce que lui voudrait. Pas ses parents, pas l'Impérium, pas les pirates. Lui. Alors il ne dit rien.

- J'ai jamais eu besoin de personne pour me foutre dans la merde, Diaz. Ne me met pas dans le même panier que les autres, et essaie surtout pas de vouloir me protéger. J'suis pas une gamine sans défense. Je suis libre et indépendante, et personne, je dis bien personne n'a le droit de décider pour moi ni de prétendre savoir pour moi.

J'ai la tête qui tourne, j'ai du mal à avoir les idées en place.

- J'suis pas comme toutes les bon sang d'personnes à qui t'as tenu, et t'es pas responsable du malheur du monde, Gaël. Toi... Toi, t'es le type qui arrive à me faire sourire sincèrement, à me faire rire même. T'es le type qui me fait oublier mes obligations, qui me fait me sentir que je suis libre, et qui me permet de me casser d'une soirée importante sans que je le regrette. T'es le type qui arrive à me faire oublier tout le reste, et qui me rappelle que je suis vivante.

Je prends sa main avec douceur, et je la pose sur ma poitrine, côté coeur. Sa main sur ma peau me fait frémir. Mon coeur bat vraiment fort.

- T'es le type qui provoque ça.

Je le regarde intensément, sans jamais cligner des yeux.

- Et ce gars-là, je veux pas le perdre. Parce que j'me fiche bien des risques, Gaël. Vivre dangereusement, c'est quand même vivre. Et tu sais pas combien toi tu me fais sentir vivante.

Gaël ne bouge plus, ne dit plus rien. Il écoute les paroles de Raedhun, chacun des mots le frappant avec violence en pleine poitrine. Il ne s'était pas attendu à ce qu'elle lui dise qu'elle ressent la même chose que lui, ni à ce que l'entendre le dire lui fasse encore plus mal que le contraire. Ses résolutions et ses convictions s'effritent donc et, plus perdu que jamais, il ne parvient ni à répliquer ni à respirer.

Puis, la blonde prend sa main et la pose sur son coeur. Celui de Gaël se met alors à battre encore plus rapidement. Il a envie de tout envoyer balader et de la prendre dans ses bras, de retrouver cette bulle de bonheur isolée du monde avec elle à laquelle il a goûté lors de leur dernière rencontre. Un bonheur qui l'a fait sentir vivant pour la première fois depuis des années. Un bonheur qu'il ne croyait plus jamais pouvoir ressentir ni mériter. Mais force est de constater qu'il en avait infiniment besoin.

Il a besoin d'elle. Malgré ses efforts pour l'ignorer, pour se voiler la face ou pour l'étouffer. Il a besoin de Raedhun.

Alors sa main contre la peau de la blonde remonte jusqu'à son cou puis sa joue, qu'il caresse doucement du pouce, comme s'il effleurait un rêve qu'il a peur de briser. Puis il lâche des mots qui lui écorchent la gorge et le coeur à vif.

"Tu veux vraiment que je reste?"

Enfin, j'ai l'impression que ses défenses tombent un peu. Il ne retire pas sa main - et j'ai eu peur qu'il le fasse pendant un moment. Au contraire, il la fait glisser sur mon corps, mon cou puis mon visage, m'arrachant un nouveau frisson - et je ne sais pas dire si c'est à cause de son contact ou de la pluie glacée qui m'a trempée jusqu'aux os.

Je m'autorise à fermer les yeux un instant, mon coeur battant toujours à tout rompre. J'me rends pas vraiment compte de ce qui est en train de se passer, je crois. Le monde tourne autour de moi, et j'me dis que j'aurais peut-être pas dû boire autant. Ou p't'être que j'aurais dû bouffer un truc au moins. Ouais, j'aurais dû.

- J'ai pas été assez convaincante ? Parce que j'suis pas sûre de pouvoir faire mieux, là, que je souffle à peine assez fort pour couvrir le bruit de la pluie.

Et je le regarde plus. J'ai toujours les yeux fermés, comme si j'étais brusquement prise de la peur idiote que, le regarder le fasse fuir. En vérité, j'essaie de conserver mon équilibre et mes esprits, mais j'ai du mal. J'ai vraiment du mal. J'arrive à peine à repenser à ce que je viens de lui dire, mais déjà je regrette. Putain, qu'est-ce qui t'a pris ?

- Gaël... J'crois que j'suis bourrée.

Et je m'arrache à son contact, juste à temps pour aller vomir sur le bord de la route.

Sa réaction à son touché lui fait l'effet d'une douche froide. Ouais, c'est ironique, avec le torrent qui leur tombe actuellement sur la tête. Raedhun ne ment pas. Elle est sincère et ses sentiments aussi. Résister à son appel est devenu impossible et Gaël hoche simplement la tête, scellant ainsi quelque chose dont il n'est pas encore certain de saisir toute l'ampleur.

"Si c'est vraiment ce que tu veux... d'accord."

Il est fou. Complètement fou d'accepter. Il va le regretter mille fois, s'en vouloir dès qu'il sera seul de nouveau et probablement s'y brûler les ailes. Mais il n'y peut rien, c'est plus fort que lui. Il a besoin d'elle plus que de raison et il ne peut supporter plus longtemps de la voir aussi malheureuse. Si lui donner ce qu'il croyait ne plus posséder est ce dont elle a besoin pour être heureuse, alors il lui donnera tout. Il vient alors pour l'attirer à lui, mais Raedhun s'éloigne rapidement pour être malade.

Surpris, ses émotions toujours en état de panique à l'intérieur de lui, il met un temps de retard à réagir, mais il finit par s'approcher d'elle. Doucement, il retire Waalan des épaules de la blonde pour la mettre sur les siennes, puis il retire doucement les cheveux du visage de Rae en les retenant vers l'arrière. Les vomissements ne lui font pas un pli, il a pris soin de personnes dans des états bien pires, et il attend qu'elle se sente mieux, soucieux.

"Ça va aller, Rae?"

J'ai même pas le temps de penser quoi que ce soit de ce revirement de situation. J'sais pas si je suis heureuse ou dévastée qu'il accepte de rester. Faudra que j'y réfléchisse plus tard, là j'suis pas en état. C'est un putain de miracle que j'arrive à avoir encore trois pensées à peu près cohérentes.

- Ouais... Ouais. T'inquiètes. Donne moi juste une petite minute. J'ai rien avalé depuis hier matin, j'aurais pas dû boire comme...

Ma phrase est coupée par un nouveau vomissement qui secoue mon buste assez violemment. Heureusement qu'il a pris Waal et qu'il retient les cheveux qui se sont collés à mon visage à cause de la pluie. Je reste penchée un peu, et quand je sens que ça va mieux, je crache et je me redresse.

- Merde alors.

Je sors un mouchoir du pli de ma jupe et je m'essuie la bouche, en profitant de l'eau de pluie. J'suis encore essoufflée, mais j'me sens un peu mieux. Waalan reste sur les épaules de Gaël sans broncher, alors même qu'elle accepte pas que quiconque d'autre que moi la touche. J'le fixe un instant, un peu surprise, mais surtout confuse. J'pousse un espèce de grognement râleur, sans savoir quoi penser.

Et puis je le fixe. Et là, sous la pluie, dans cette situation vraiment conne, la pression retombe, et j'me mets à rire, mais à rire aux éclats, entre soulagement, angoisse, joie et tout ce sur quoi je n'arrive pas à mettre de mots.

Gaël se recule légèrement pour laisser de l'air à la blonde lorsque celle-ci se redresse enfin. Il ne la lâche pas des yeux, à la fois soucieux de son état et beaucoup trop conscient de tout ce qu'ils se sont dit quelques instants plus tôt. La situation lui semble irréelle, comme le souvenir qu'on a d'un rêve lorsqu'on se réveille. Le regard qu'elle lui lance alors lui indique qu'elle doit vivre le même genre d'impression, d'ailleurs, et ils restent tous les deux plantés là un moment à se dévisager.

Puis d'un coup, toute la pression retombe alors que Raedhun éclate de rire. Un rire franc, communicateur, et Gaël mettent seulement quelques secondes avant de se joindre à elle d'un rire sincère et incontrôlable. Ça peut être con, les nerfs, quand ça lâche.

Il se rapproche de nouveau d'elle, sa poitrine toujours secouée de rires, et la prend dans ses bras en déposant son menton sur le sommet de la tête.

"Pardon, vraiment. J'suis qu'un imbécile."

Il la serre encore un peu plus contre lui, puis la relâche pour venir prendre son visage en coupe dans ses mains et relever son menton vers lui. Son rire s'étant calmé, il plante son regard dans le sien et ajoute :

"Je sais pas encore bien ce qu'on fait, Rae, mais tant qu'tu me voudras près toi, je vais rester. Promis."

Puis, en se contre balançant de son haleine et du fait qu’elle vienne de vomir, Gaël vient chercher ses lèvres.

On rit, ensemble, et j'ai l'impression qu'il y a plus rien d'autre qui importe, qu'on retrouve notre complicité, comme si la discussion trop sérieuse qu'on vient d'avoir n'avait jamais eu lieu. Quand il me serre dans ses bras, que j'ai arrêté de rire, je ferme les yeux et je profite de son odeur. Putain ce qu'il m'a manqué.

- Ferme-la, imbécile, que je murmure.

Et puis il me fait sa promesse et, comme une vieille habitude qui me rend nostalgique, je viens tracer une croix au niveau de mon coeur, pour signifier que j'oublierai pas sa promesse. Et il vient m'embrasser, et j'oublie même qu'y a pas deux minutes, j'étais en train de dégueuler. Je passe mes mains autour de son cou, là où Waalan me laisse de la place, et je m'accroche à lui. Putain, que d'émotions. J'sais pas comment je vais tenir pour le reste de la journée. Et puis j'me décolle légèrement de lui, sans partir de ses bras.

- Et si on allait au sec avant de chopper la mort ? La pluie c'est romantique et tout le bordel, mais putain, ça mouille et c'est froid.

En plus, mes vêtements sont complètement collés à ma peau à cause de l'eau. Va falloir que je me change.