Stargazing [Way'si]

Les étoiles sont jolies.
L’astroport autour ne l’est pas, le mouvement de la ville et des hommes qui la peuplent est même agaçant, mais le ciel au moins est tranquille.

- Mrrr’del !

C’est la raison pour laquelle Suu est vulgaire en fait. Alors oui, le rapport entre les cieux sombres et un pilote qui grogne tout ce qu’il a n’est pas évident au premier abord, mais il y en a vraiment un : c’est qu’il veut se poser pour regarder les étoiles.
Il a trouvé un bout d’espace vert assez dégagé pour s’y installer puisqu’il aimerait ne pas se décrocher le cou pour regarder en haut… Et c’est un peu compliqué.

- Ha la g-

Un bruit de corps qui tombe, un long silence.
Monsieur Galwaïn est sur le sol, l’air vexé, ses jambes inutiles encore à moitié sur le fauteuil et ses fesses dans la verdure. La prochaine fois il trouvera un autre moyen de descendre. Enfin, le résultat est là, c’est ce qui compte. Il peut se tracter sur les bras pour se mettre un peu mieux, s’étendre presque confortablement et enfin admirer le ciel.
L’idée qu’il donne l’impression d’avoir été laissé pour mort dans un coin ne l’effleure même pas.

Les étoiles brillent dans le ciel de Motuani. Elles y dessinent les messages de Calypso, invariables et pourtant infinies. Quand j'étais petite, les étoiles étaient un guide dans la forêt lorsque par hasard la cîme des arbres permettaient de les apercevoir. Des contes nous disaient aussi qu'elles abritaient des monstres aux pouvoirs étonnants. Je n'y croyais pas trop et laissait ces petites lumières m'assurer que les ténèbres ne dureraient pas toujours et qu'au matin, espoir et chaleur reviendraient. J'étais jeune alors. Je n'avais pas vécu.

Maintenant, je sais que les monstres sont réels et ont forme humaine. Je sais aussi que les étoiles sont des soleils et que leurs dessins ne sont que le résultat de nos imaginations. Les envahisseurs m'ont pris mes étoiles.

Je marche dans le parc, dans mes pensées, silencieuse. Dans une main mes sandales, alors que ma jupe frôle l'herbe rase. J'inspire l'air de ma planète. L'air d'une Motuani que l'on essaie de transformer pour la rendre plus présentable. Comme lorsque mes geôliers m'avaient fait pousser les cheveux avant de prendre mon image et de l'envoyer au Maître. Je marche dans le parc lorsque je vois une étrange forme au loin, sur l'herbe. Je m'approche. C'est un homme sur un fauteuil avec des roues. Il est renversé. Et moi j'avais imaginé des milliers de choses pendant les quelques secondes d'approche. Je laisse échapper un rire cristallin.

"Es-tu un monstre ?" Je pense qu'il l'est mais je reprends plus doucement. "Es-tu blessé ?"

Un rire un peu éraillé monte de la forme vautrée dans l’herbe -de la gorge de Suu, plus exactement.

- Je regarde juste les étoiles, ne vous fiez pas au fauteuil. Tout va bien.

C’est le moment où quelqu’un d’autre se redresse pour voir avec qui la discussion est lancée… C’est le moment où le pilote agite mollement le bras en l’air comme pour prouver qu’il vit bien, parce qu’il ne peut rien faire de plus. Remonter sur ses roues pour deux secondes serait idiot.

- C’est quoi votre définition de monstre ? Que je sache quoi vous répondre.

Il n'est pas blessé. Il est conscient, il parle. Il a une voix étrange, je trouve. Je m'assieds près de lui. Je n'ai pas peur des monstres. Même lorsqu'ils agitent les bras. La définition d'un monstre... c'est une bonne question et je laisse l'air de la nuit aider ma réflexion avant de répondre. "Les monstres prennent l'innocence et la pervertissent. Ils attrapent la nature et la modèle selon leurs souhaits. Les monstres détruisent les rêves, dévorent les étoiles dans les coeurs des gens. Ils déforment les mots, brisent les volontés, abîment les corps. Mais surtout, les monstres polluent. Ils sont cachés dans les ténèbres ou en pleine lumière. Ils font des petits pas. Un. Puis un autre. Puis un autre. Et lorsqu'on se retourne, lorsque l'on s'aperçoit de la distance parcourue, alors on se dit "c'est moi qui ait fait ça" et l'on fait le dernier pas. Et à cet instant, nous aussi, nous devenons des monstres."

Je fais une pause pour reprendre mon souffle. J'ai pris comme souvent le ton de la conteuse, scandant ma description, ma voix rappelant le froid des nuits d'hiver sans lumière et sans espoir.

Là, allongé par terre, avec la voix de l’inconnue -il pense que c’est une femme en tout cas-, ça fait une histoire presque au coin du feu. Alors Suu ferme les yeux, se laisse porter. Ne répond qu’après avoir longuement réfléchi lui aussi.
Il ne sait pas trop pourquoi mais ça semble important de prendre son temps pour parler de monstres et de choses profondes.

- Est-ce qu’il faut le vouloir pour devenir un monstre ?

Bonne question. Presque autant que est-ce que j’en suis un, mais ça il cherche la réponse encore.

- Est-ce que tu peux vraiment en être un si d’autres monstres te déforment pour te faire ressembler à eux ? Ou alors… Le dernier pas c’est de le vouloir. Hm.

Nouveau silence de réflexion.

- Je ne suis pas un monstre alors. Pas encore. Mais ils m’ont fait à leur image pendant longtemps, ça doit compter aussi.

Sa voix n’est pas spécialement amère, ce n’est qu’un partage de conclusion. C’est comme ça et puis c’est tout. Ca devait être son chemin dans la vie, voilà, il y peut rien.

"Non, le monstre grandit en toi sans que tu ne t'en rende compte. Il s'installe d'abord au creux de l'estomac, se nourrissant d'aigreurs, de chaque moment de colère et de frustration. Puis, il remonte le sang, passe dans le coeur, parfois prend la tête. Le coeur devient froid et brûlant à la fois. Les pensées se transforment. Les amis revêtent des masques d'étrangeté et de peur. On ne reconnait plus les siens. Les faits que l'on voit et que l'on entend sont déformés par la haine. Petit à petit, des crises de colère et de rage vous montent à la tête alors que le monstre distille son venin dans le sang. Il y a une odeur de métal au fond de la gorge. Lorsque la transformation est complète, il ne reste plus de toi qu'un petit caillou que le poison poli, érode, jusqu'à ce que tu disparaîsse. Personne ne veut être un monstre. Et il n'y a que ceux qui le sont devenus totalement qui en sont fiers." Un tableau bien noir que je brosse là mais je laisse les mots couler comme une histoire qui viendrait du fond de mes entrailles alors que je regarde la nuit. Je les dit sans méchanceté. Les monstres de certains sont les héros des autres.

"La conscience et la volonté sont cependant des armes contre les monstres. C'est pour cela qu'ils commencent à l'endormir. On n'a pas besoin de vouloir d'être un monstre. Il suffit de ne pas vouloir ne pas l'être."

Est-ce que la femme a vu beaucoup de monstres ? C’est ce que se demande Suu. Est-ce que pour pouvoir en décrire comme ça, elle leur a fait face plus d’un instant ? Est-ce qu’elle en a vu de trop près, est-ce qu’ils l’ont blessée ?
C’est drôle, toutes ces questions dans la tête de quelqu’un si peu curieux d’habitude.

- Tu veux dire que les monstres se font avoir eux aussi.

C’est sa conclusion en tout cas. Une qui le pousse à jouer distraitement avec les colliers autour de son cou, comme pour se rassurer. Il n’est pas un monstre. Il ne le pense pas.

- Tu en as croisé, des briseurs d’étoiles et tueurs de rêves et brûleurs de nature ?

Parce que lui il en a vu. Pas beaucoup, mais une poignée, et ils ne lui ont pas semblé si terribles. De toute façon ils étaient au dessus de lui dans la hiérarchie, alors…

- Ca a pas l’air de courir les rues.

Juste les hautes strates de la société.

"Oui bien sûr." C'est une des raisons qui font que je ne déteste pas les envahisseurs. Ils obéissent à leur nature, à leur culture. Ils sont différent de nos façons de faire ou d'agir. Je ne leur veut pas de mal. Mais je ne peux pas les garder ici, à polluer ma planète, mon monde, les miens.

"C'est un vieux conte de ma tribu que j'ai un peu modernisé et adapté à la situation. Je pense qu'il y a en chacun de nous une graine de monstre qui ne demande qu'à se développer et grandir mais que la plupart des gens arrivent à contrôler tant que les circonstances ne les poussent pas à oublier le danger." Je regarde à nouveau les étoiles. Il me semble qu'elles m'appellent. Plus jamais je ne pourrais me satisfaire de la jungle alors que j'ai autant de choses à découvrir. Quelque part, j'ai aussi été dévorée pendant ma captivité. Je soupire.

"Je crois que j'en suis un. Monstre."

Voilà, c'est dit. A l'ombre à côté de moi dont je ne connais ni le nom ni les motivations. A moi surtout. Qui sait reconnaitre une vérité quand mes contes me la présentent.

- Tu n'as pas une voix de monstre.

A quoi rime cette réflexion ? A rien. Ca ne veut rien dire, une voix de monstre. Ca ne sert à rien d'essayer de dire des mots gentils à une personne inconnue.
Mais c'est sincère. Suu n'est pas délicat mais il a au moins le mérite de ne pas dire l'inverse de ce qu'il pense.

- Tu dois pouvoir faire le chemin dans l'autre sens. Si tu sais que tu l'as parcouru, tu peux te faire pardonner. J'ai vu des types essayer.

Anciens militaires devenus humanistes. Anciens scientifiques devenus écologistes.

- Au pire tu emportes autant de monstres que tu peux avec toi et tu te laisses mourir.

Ha oui voilà, une idée bien plus digne de lui, enfin. Et un sourire de hyène avec.

"La voix se travaille, je peux avoir la voix du ruisseau qui ruisselle, gonflé par la fonte des neiges, clapotant sur les feuilles grasses un soir d'automne puis roulant sur les galets d'un lit trop large encore pour son débit peu puissant..." Ma voix en effet prend le rythme et les sonorités de ce que je décris. Un talent que j'aime, qui est le mien et m'accompagne dans mes histoires. Mais je souris à la suite de ses mots. Ils sont honnêtes et donc gentils. Je réfléchis. "C'est une solution. Je ne pense pas pouvoir revenir en arrière. Je suis trop changée. Je crois que je veux, que je vais tenter d'utiliser mon potentiel de monstres envers les autres monstres. Aider par mes mots ce qui n'ont pas trop changés à redevenir humains." Mo'at. "Prévenir les humains du danger des monstres afin qu'ils gagnent la volonté de lutter. Si j'utilise cette destruction là pour détruire les monstres, est-ce que je garde le droit d'être ?"

Ha oui, en effet. Il entend le ruisseau, les pierres rondes qui bougent avec le courant, les feuilles qui arrêtent une infime partie de l’eau. Comme c’est étrange…. Comme c’est agréable pour accompagner la lueur des étoiles. Suu hume tout bas son appréciation de la démonstration.
Puis se tait encore pour réfléchir avant de répondre à la question.

- Je sais pas.

C’est une interrogation courante, non ? S’il avait lu de la philosophie il le saurait, mais ce n’est pas le genre de la maison. Il n’a que son compas moral franchement défaillant pour le guider et ce n’est pas si facile de se débrouiller sans autre guide.

- Enfin si. Si tu luttes juste en prévenant c’est pas comme si tu le faisais en assassinant d’autres monstres. Alors ça doit aller, tu ne fais pas quelque chose de mal pour faire le bien.

Est-ce que ce serait mal si elle allait jusqu’au meurtre ? Même de ça, il n’en est pas sûr.

- Je dirais que oui. Si tu deviens le loup qui raconte les histoires des autres loups aux enfants pour qu’ils ne les laissent pas entrer, tu es utile. Indispensable même.

Il ne me répond pas des choses toutes faites. Il ne sait pas. C'est donc un sage, qui accepte de ne pas savoir, qui se dit qu'il ne sait pas tout. Je le laisse penser, restant sous les étoiles. Je sais que je suis polluée. Je dois apprendre à vivre avec, c'est probablement la volonté de la Dame, elle doit avoir un plan pour ceux d'entre nous qui sont passés entre les mains des esclavagistes et n'ont pas su en sortir indemne.

"Alors je me servirais de l'expérience pour être utile aux miens." Je regarde les étoiles. Mes étoiles. Celles de Mo'tuani.

"C'est curieux. Lorsque je les regardais, enfant, j'imaginais des yeux géants de monstres cachés qui nous regardaient, comme pour jauger si nous étions bénéfiques ou non. C'était pour moi la Maison de la Dame. Que pensent votre culture des étoiles quand les enfants les regardent ?"

Suu finit par ouvrir les yeux.
Les étoiles sont comme autant de petits bouts de fer contre le noir sans fin du ciel, haut devant lui. Pas des yeux, pas des monstres, simplement des bouts d'acier plantés là comme autant d’éclats shrapnel dans un mur peint de nuit.
C'est très nul comme vision. Il la chasse.
Ce sont des milliers de lumières pour que les voyageurs retrouvent leurs maisons. Des phares qui brillent par delà l'infini.
Mieux.

- Je crois qu'on leur dit que d'autres hommes y ont été et que c'est un territoire plein d'aventures. Je crois…

Il y a un trou noir de mémoire, aussi sombre que la nuit, mais il va chercher les souvenirs qui résistent à l'attraction et refusent de disparaître.

- … Que quand j'étais un enfant, je rêvais de voir les mondes là haut. De voyager. Finalement je l'ai fait et c'était pas si drôle.

Doux euphémisme. Il tapote ses jambes pour leur dire qu'il ne leur en veut pas, et c'est inutile autant que nécessaire pour lui.

- Qui est la Dame dont c'est la maison pour vous… ?

"C'est la Dame." J'en parle peu aux étrangers, je ne veux pas qu'ils se l'approprient comme ils se sont appropriés ma planète, comme ils ont voulu m'approprier moi. Et pourtant j'ai confiance en l'ombre à côté de moi. Je sens comme un destin entre nous. C'est difficile à expliquer. J'ai réussi à ouvrir tellement de gens qui s'étaient enfermés dans leur douleur. Et lui m'ouvre sans plus d'effort que de respirer. Drôle d'effet que cela me fait, d'un coup. Le soigneur soigné. Je pense rapidement une petite prière à ma déesse. Qu'elle me guide et me préserve des faux pas. Et puis je me lance.

"La Dame habite les étoiles et veille sur Mo'tuani. Elle est l'arbitre de toutes choses, la force qui nous fait nous lever le matin, elle est la jungle et les dangers, elle est la mousson et le soleil. C'est par elle que tout arrive toujours, le bon comme le mauvais. Fantasque, elle donne et elle prend mais elle a toujours au fond une raison pour cela. Elle nous protège, mais pas trop. C'est une mère qui nous fait grandir, qui nous laisse nous tromper, qui nous met face aux conséquences de nos erreurs. La Dame c'est la vie, la mort, la nature, le soleil et la lune. C'est le monde, mon monde, celui qui nous forge, nous forme et nous nourrit. Tous les mo'at prient et vénèrent la Dame. Elle fait partie de nous. Comme l'herbe sous toi, l'arbre derrière nous et les étoiles"

Peut-être qu’il y avait de bonnes raisons de faire confiance à Suu, puisqu’il n’interrompt pas. Il écoute attentivement et lorsque l’explication est finie, il sait bien que la Dame n’est pas pour lui, qu’elle appartient à ceux qui viennent d’ici.
Lui il a sa… Son… Il a peu-importe-quoi, ce qui veille sur lui. Il n’a pas besoin de voler des dieux.

- Vous avez l’air de beaucoup l’aimer.

Des liens se tissent entre les mots, les concepts, et il commence peut-être à voir pourquoi les monstres sont si horribles.

- Donc les mangeurs de rêves et d’étoiles la blessent ? Ou ils vont à l’encontre de sa nature ? Si elle préside vos destins… Ca fait pas trop sens. Enfin si. Bizarrement. Des fois il faut perdre des choses pour comprendre la leçon.

Peut-être que s’il y avait des armoiries à son nom, ce serait la devise des Galwaïn, “Il faut perdre pour comprendre la leçon”.

- Donc elle doit avoir une raison de vous avoir donné les armes des monstres. Peut-être. J'espère.

J'aime la Dame. Comme un enfant aime sa mère. Et même si elle ne m'a jamais parlé, si je ne fais pas partie des élus, je sais qu'elle me regarde comme elle regarde chacun de nous. A cette évocation, ma flamme intérieure, celle qu'a réveillée Valmont semble m'embrasser toute entière, comme une lumière sourde qui éclairerait mes paroles. Elle me réchauffe et me rassure. Si je suis un monstre, c'est que la Dame a su que je pourrais surmonter cette épreuve. Et il me le confirme. Je hoche la tête, chaleureuse.

"Je le pense. Mais je ne suis qu'une enfant et j'espère de tout mon coeur ne pas me tromper et faire les bons choix. Certains ont des Dieux qui les guident. La Dame nous pousse mais nous laisse choisir nos chemins. C'est pourquoi certains la disent cruelle." Ses questions d'ailleurs montre qu'il a saisit plus profondément que d'autres toute l'ambivalence de la déesse. "Elle est du genre à nous laisser perdre pour nous enseigner. Elle voit plus loin que le plus fort d'entre nous et pense en des termes de temps qui nous échappent. L'individualité n'a pas de sens pour elle. Nous sommes un et nous sommes tous part d'elle. Mais si les mangeurs d'étoiles ne la blessent pas directement, ils nous blessent a assez grande échelle pour perturber sa vision et ce n'est pas quelque chose qu'elle apprécie. Peut-être prépare-t-elle une riposte. Ou peut-être les a-t-elle créés pour qu'ils nous forcent à évoluer. Peut-être."

- Peut-être.

La répétition est dite étrangement doucement, avec les doigts sur ses colliers. S’il sait quelque chose, c’est qu’il n’y connait foutre rien en divinités. Il ne va pas prétendre savoir pourquoi la Dame d’une dame agit alors qu’il ne sait même pas pourquoi lui-même se lève tous les matins.

- Il doit falloir attendre pour savoir. Y’a bien un moment où la réponse se fera voir et où les chemins seront devant vous ?

Est-ce que ce sont les étoiles qui le rendent aussi métaphysique ? Ou est-ce que l’inconnue l’encourage juste sur des discussions complexes sans en avoir l’air ? Encore un mystère, qui le fait rire en silence.

- Au moins elle vous laisse choisir celui que vous parcourez. C’est mieux de vous faire grandir sans vous faire fondre le cerveau par les narines juste pour vous voir obéir.

Et pan pour la Trinité, gratuitement.

- La vraie cruauté c’est de mettre des oeillères aux gens. Pas de les faire grandir. Je ne crois pas en grand-chose mais le libre-arbitre qui sert à quelque chose, je peux dire que j’y crois. Et tant pis pour ceux qui aiment se faire dorloter avec une voie toute tracée.

Soudain vient l’envie de voir l’inconnue. Ca le prend comme ça, à l’imprévu, aussi commence-t-il à se redresser sur ses bras. Promis, dans un quart d’heure il est remis en place et il peut voir avec qui il discute depuis tout à l’heure.

"Oui. Parfois, quand on lève la tête, qu'on prend le temps de regarder derrière soi le chemin parcouru, qu'on fait l'effort d'ôter les œillères du quotidien, qu'on se remet dans le coeur d'un être neuf et qu'on se regarde, alors on comprend les chemins de la Dame. Alors on voit les pas qui nous on conduit au présent, les choix que nous avons fait et l'on peut penser aux choix de l'avenir pour des chemins qui nous correspondent plus. Certains vont choisir les plus faciles. D'autres ceux qui les force à se surpasser sans cesse mais tous nous choisissons, heure après heure, nos routes sous le regard de la Dame. Il n'y a pas d'autre façon de faire. Un enfant élevé sur un seul principe ne saura jamais s'adapter à autre chose que ce pour quoi il a été dressé. Il ne pourra pas évoluer, inventer, construire, comprendre, chercher. Il sera figé. Le temps passera autour de lui. Il pourra devenir adulte puis vieillard mais il restera un enfant. Au lieu de grandir, il aura pourri comme un tronc tombé sur le sol. Il ne peut plus se faire mal. Mais il ne verra plus jamais la lumière et son esprit deviendra comme la terre noire, poussière dans la multitude. Alors que s'élever, c'est prendre le risque d'être foudroyer mais c'est aussi déployer ses feuilles dans la lumière."

Il bouge étrangement et je m’interromps, coupant net les bruits de jungle que j'avais glissés dans mon histoire.

"As-tu besoin d'aide ?"

- Peut-être ? Je peux me lever seul sinon.

Suu est un type indépendant, heureusement, et assez astucieux pour contourner les soucis du quotidien. Même remonter sur son fauteuil après s’être vautré dans l’herbe ne lui semble pas insurmontable.

- On dirait pas mais je vous écoute même en m’agitant. Vous pouvez continuer, c’était intéressant.

Je glisse souplement sur mes genoux et pose ma main dans son dos pour aider au travail des abdominaux. Je ne sais toujours pas pourquoi il agit ainsi et pourtant, ses muscles commencent à me le dire. Il doit voir mon visage dans l'ombre du ciel. Moi je vois le sien, fatigué par les années et la douleur. Ni joli ni laid. Dans ma tribu, on l'aurait qualifié de beau car il a du caractère. Il a été forgé par la dame. Je ne vois pas les détails cependant et me garde de trop le dévisager, il pourrait mal le prendre.

"J'avais terminé. Comptons ensemble et nous devrions arriver à vous remettre sur la chaise." Je ne pose pas de questions sur le pourquoi du comment, ni sur la raison qui l'a vu allongé dans l'herbe. Il ne m'en a pas parlé. C'est qu'il n'en avait pas besoin.

La femme n’a pas seulement une belle voix, elle a aussi un beau visage. Même sans beaucoup de lumière pour l’éclairer, Suu est capable de lire des traits réguliers, un ovale parfait, de grands yeux. Si sa Dame lui a donné les armes des monstres, elle lui a aussi fait le visage d’une créature beaucoup plus douce. Marrant.

- Vous pouvez me l’approcher et la tenir ? Je peux monter dessus facilement comme ça.

Maintenant qu’il s’est assez redressé, ce sera beaucoup plus pratique.

- Heh… Elles sont inutiles.

Il préfère s’expliquer rapidement en frottant une paume sur un de ses genoux, histoire de possiblement faciliter la compréhension à la dame conteuse.

- Mais je m’en sors avec les bras. C’est ma version de la leçon de vie, j’en cherche encore la morale.

"J'ai rencontré, il n'y a pas longtemps, une petite fille de ton peuple. Peut-être sept ou huit ans, peut-être dix, moins de douze. Elle était battue par ses parents lorsqu'elle faisait des bêtises au point d'en avoir des cicatrices sur le dos. Nous avons discuté un moment toutes les deux. Je lui ai parlé de l'esclavage et des marques morales et nous sommes arrivés à transformer ce que ses parents appelaient les marques de la honte en marques de vie, traçant la carte d'une existence pour se souvenir du chemin parcouru sans craindre de regarder par où l'on est passés. Tout est histoire d'éclairage. Une faiblesse peut-être une force. Un handicap pousse à trouver une autre voie comme le fleuve quitte son lit et s'en creuse un autre pour aller toujours vers la mer. Peut-être es-tu la preuve qu'il n"y a pas besoin de jambes pour voyager dans son coeur. Peut-être est-ce autre chose. Je ne te connais pas, mais je ne te vois pas brisé. Je vois une particularité, comme nous en avons tous. La tienne est plus immédiate. Est-elle plus handicapante, je ne sais pas."

Je reste debout près de lui, les yeux fixés vers l'horizon. "Veux-tu que je te pousse au hasard de la nuit ?"

C’est pas que tu sois un mauvais bougre, pas vraiment, mais les gamins qui se prennent des coups ça te fait quand même grincer des dents. Tu trouves ça bien d’y trouver un sens, d’en faire quelque chose de plus constructif que des cicatrices de honte, mais ça ne change rien au malaise.

- Je veux bien que vous me poussiez, ‘erci.

Et vous verrez tous les deux où vous atterrirez ? Pour une fois, tu veux bien lâcher le contrôle. Tu croises les bras sur ton ventre et tu prends un peu le temps d’observer autour avant d’ouvrir de nouveau la bouche

- Vous savez, je ne suis pas handicapé. Enfin je sais que je ne marche pas, je suis pas idiot, mais c’est les gens autour de moi qui trouvent ça problématique. Pour moi c’est juste comme vous dites, c’est ma particularité. A part croiser mes orteils je peux presque tout faire.

Nouveau silence pour réfléchir.

- Si ça se trouve je suis une leçon pour les autres. Ce serait nul, je ne suis pas aussi altruiste que vous. Je ne veux pas être un conte sur comment le limaçon arrive quand même à trouver la plus haute feuille ou une connerie du genre…

Suu, t’es nul pour trouver une métaphore potable, tu le sais ça ?

Je prends la chaise par les poignées et le pousse sur le sol inégal du parc. Nous sommes seuls ou du moins je veux le croire. Seul sous le regard de Calypso à parler des monstres qui se cachent sous les êtres humains. Je souris. "Quel conte aimerais-tu être ? Si l'on devait se souvenir de toi pour quelque chose, n'importe quoi, qu'est ce que cela serait ?"

Excellente question, qui le plonge très loin dans son esprit. C’est très simple mais très compliqué, de savoir quelle histoire être. C’est encore plus compliqué lorsqu’on est Suu avec des trous noirs dans les souvenirs, avec l’envie d’avancer que dans la hargne, par dépit ou par recherche de quelque chose qu’il n’arrive pas à nommer.
C’est compliqué de répondre quand on ne voit ni en arrière ni en avant.

- … Et malgré tout, il a vécu.

Finalement c’est sa réponse. Si on doit se souvenir de lui, il ne veut rien de plus. Son conte serait à l’échelle de sa vie : modeste.

- Je serais l’histoire qu’on raconte quand plus rien n’intéresse les enfants, avec un soldat pas très important qui fait ce qui doit être fait à son échelle. Et qui vit malgré tout. Il ne survit pas, il vit.

Et il aurait quelques camarades, quelques amis. Une magie qui lui permettrait de se faire comprendre de sa monture. Peut-être un visage plus sympathique.

- Votre histoire serait plus héroïque, non ? Ce serait… Un ensemble de petits contes où vous rencontrez quelqu’un et en tirez une leçon après avoir tissé des mots pour en faire des armures. Quelque chose du genre ? Ce serait un excellent pouvoir de héros.