Stargazing [Way'si]

Excellente question, qui le plonge très loin dans son esprit. C’est très simple mais très compliqué, de savoir quelle histoire être. C’est encore plus compliqué lorsqu’on est Suu avec des trous noirs dans les souvenirs, avec l’envie d’avancer que dans la hargne, par dépit ou par recherche de quelque chose qu’il n’arrive pas à nommer.
C’est compliqué de répondre quand on ne voit ni en arrière ni en avant.

- … Et malgré tout, il a vécu.

Finalement c’est sa réponse. Si on doit se souvenir de lui, il ne veut rien de plus. Son conte serait à l’échelle de sa vie : modeste.

- Je serais l’histoire qu’on raconte quand plus rien n’intéresse les enfants, avec un soldat pas très important qui fait ce qui doit être fait à son échelle. Et qui vit malgré tout. Il ne survit pas, il vit.

Et il aurait quelques camarades, quelques amis. Une magie qui lui permettrait de se faire comprendre de sa monture. Peut-être un visage plus sympathique.

- Votre histoire serait plus héroïque, non ? Ce serait… Un ensemble de petits contes où vous rencontrez quelqu’un et en tirez une leçon après avoir tissé des mots pour en faire des armures. Quelque chose du genre ? Ce serait un excellent pouvoir de héros.

Vivre. Vivre est le plus beau pouvoir qui soit. Tout le monde survit. Mais peu parmi nous vivent vraiment et plus rares encore sont ceux qui ont conscience de vivre. Cette force qui permet d'être. Entièrement. Totalement. Dans un présent dénué de regrets et d'envie. C'est un pouvoir bien plus grand que les armures de mot dont il parle car les armures font une barrière entre l'être et la vie.

Pourtant, je ne suis pas certaine de bien comprendre ce qu'il veut dire. Ma maîtrise de sa langue n'est pas assez instinctive pour être parfaite. Il me manque parfois des subtilités. Il me manque celle-ci.

"L'histoire que je raconterais sur toi ou celle que l'on racontera sur moi ?"

- Oh. Celle sur vous.

Après une tentative ratée de se décrocher à moitié la tête pour voir la conteuse, Suu finit par juste la pencher un peu sur le côté.

- Est-ce qu’elle aura au moins une bonne fin ? C’est ça qui compte le plus.

"Qu'est-ce qu'une bonne fin ?" interroge-je doucement, tandis qu'il fait des trucs étrange avec sa tête. J'ai envie de lui demander s'il est inconfortable mais je crois qu'il vaut mieux que je le laisse se débrouiller tout seul. Je sais d'expérience combien les hommes sont fiers. "Je ne sais pas de quoi mon histoire sera faite mais j'espère surtout qu'elle sera intéressante et que mon chemin me mènera vers plus de compréhension et d'indépendance. Souvent, je pense que la route que l'on suit est plus importante que le but que l'on s'est fixé. N'est-on pas toujours un peu déçu lorsque l'on obtient quelque chose que l'on a désiré ? N'a-t-on pas immédiatement envie d'autre chose ? Je crois que la Dame nous a donné cette soif d'avoir et de savoir juste pour nous forcer à aller de l'avant. Pour ne pas que l'on stagne. Quitte à avoir, parfois, des fins un peu tristes." Je secoue la tête. Je ne veux pas lui faire la morale, ce n'est pas mon but. "Où voudrais-tu que ton chemin te mène ?"

Il n’est pas exactement d’accord, mais Suu comprend au moins le raisonnement de l’inconnue. Ce n’est pas pour lui, mais… Mais il voit l’intérêt de se concentrer sur le cheminement, peut-être, même si lui ne vit que pour des objectifs. Il n’est pas exactement de ceux qui flânent, et c’est bien aussi. Il faut de tout pour trouver un équilibre.

- Je sais pas trop… Vers une bonne fin quoi que ce soit ?

Ce qui le fait rire tout bas.

- Il n’a qu’à faire comme cette promenade. Qu’il me mène où il veut et je ferais avec vu que vouloir ça m’explose généralement au visage...

Ca le fait encore plus rire, parce qu’en y réfléchissant c’est n’importe quoi : il est un genre de dépressif positif. Il n’a la volonté de rien et essaie quand même de voir les choses en aussi rose que possible. Quel improbable bonhomme il fait !

- Ca ne vous a jamais pris, vous ? A un moment quelque chose arrive et au lieu d’avancer vers quelque chose, vous finissez par rester sur place et vous réagissez uniquement à ce qui vous vient dessus. Et c’est sympa, les gens passent autour, ça ne demande pas d’efforts alors vous restez juste là à attendre… Quelque chose ?

Mon rire s'élève en écho au sien. Plus clair, mais avec une complicité évidente. Je suis heureuse qu'il me souhaite cela, aussi imparfait que ce soit car je sais que ça vient du coeur. Et puis j'apprécie sa philosophie, se laisser porter par les courants pour mieux découvrir son propre chemin. C'est un lâcher prise assez rare, très précieux. Je sens que cet homme n'est pas un envahisseur comme les autres, qu'il a des choses en plus. Malheureusement, la suite de son discours réveille en moi des souvenirs douloureux. Mon visage s'assombrit et je sens une tristesse insondable s'éveiller au souvenir de cet épisode de ma propre histoire.

"Pendant ma capture, je n'avais plus de choix. Plus de chemin. Je ne pouvais qu'attendre. Dormir la lumière éteinte, assise lorsqu'elle était allumée. Parfois,lorsque je n'étais pas sage, ils ne me permettaient pas de dormir, sous la lumière blanche et les caméras, je devais rester immobile sur mon tabouret, parfaitement seule. Aucun passage, aucun son autre que les battements de mon coeur ne mesurait le passage du temps. Parfois, je tombais évanouie. Parfois, j'attendais simplement. Je me rappelais les chemins d'autres personnes. Je me racontais des histoires. Je m'imaginais des amis. Mon chemin n'était plus que ces quatre murs. Et l'espoir d'être assez obéissante pour que l'on me redonne du travail à faire. Une compagnie pour que, si odieuse soit-elle, quelque chose, quelqu'un, vienne me remettre en mouvement."

La voix de la conteuse éveille quelque chose, tout au fond de Suu. Un truc qui griffe, qui mord et qui grogne. Un truc moche qui fait encore se serrer sa mâchoire, le même qui rugissait à l’idée qu’on puisse oser battre son enfant.
L’indignation du pilote n’est pas vertueuse, elle est violente.

- J’espère, gronde-t-il, qu’ils ont mangé les pissenlits par la racine.

Il espère bien plus, mais rien qu'on ne puisse dire en présence d'une dame. Il espère que ceux qui ont fait ça ont subi ce que le truc hurlant exige sans pitié aucune. La mort est trop douce pour les monstres.

- Et j'espère, reprend-t-il plus doucement, que vous n'avez pas mis trop longtemps à retrouver le mouvement. Que plus rien ne se mettra sur votre voie pour vous immobiliser. Et qu'au bout de votre chemin, votre Dame vous sourira et vous dira que vous avez bien vécu.

C'est le moins qu'il puisse faire. Ses espoirs n'atteindront rien d'autre que la femme dans son dos mais pour quelqu'un sans dieu, c'est la seule chose qui a du sens.

Je sens sa colère se propager en onde presque jusque à moi et je pose doucement une main sur la joue de cet homme qui s'indigne de ce que l'on m'a fait alors même que je ne le subis plus. Le temps passe et je m'aperçois que tous les envahisseurs ne sont pas des monstres. Ceux que la Dame veut garder, elle les fera pirates et enverra des Gardiens les guider. Ceux qu'ils appellent Mystique et qui sont les garants de leur acceptation par Moat'uni.

"Ils ont été détruits par un groupe de pirates mais je vous en supplie, ne les laissez pas vous transformer aussi. Leur destructivité ne doit pas être responsable de votre destruction en tant qu'humain. Surtout pas pour moi. S'il vous plait."

Ma voix a pris des accents suppliants parce que j'ai peur pour lui au moins autant que je suis secouée par les souvenirs que je viens de revivre. Je secoue la tête pour en chasser les idées.

"Je ne sais pas combien de temps je suis restée parmi eux. Mes cheveux ont poussé jusqu'à leur longueur actuelle. Ma marque a totalement cicatrisée. Ils ont pris une image de mon visage qu'ils ont envoyé par delà les étoiles et les étoiles ont répondu qu'un Maître m'avait acheté. J'ai appris votre langue, à lire et à écrire. J'apprenais les soins quand le Penguin est arrivé."

D’accord, il redescend. Il ne faut pas s’en faire, vous voyez ? Il est retombé déjà. La chose qui feule est retournée se mettre en boule dans un coin, la crispation de sa mâchoire se résorbe, il cesse de serrer comme un noyé le tissus de son pantalon.
Il ne faut pas avoir peur. Surtout pas pour lui.

- Si des gens sont arrivés alors…

C’est ce à quoi il s’accroche. Quelqu’un est venu, au bout de longtemps mais quelqu’un est venu. Elle n’a pas eu le temps de rejoindre le type auquel elle a été vendue.

- Ils sont sympa, vos cheveux. Ce que j’en ai vu avec…

La nuit, qu’il englobe d’un vague mouvement du bras. Il y a un peu d’étonnement dans sa voix parce qu’il se serait attendu à ce qu’ils soient coupés. Lui aurait sans doute essayé d’effacer toute trace de la servitude.

- Vous les avez gardés longs malgré tout ? J’aurais tout coupé à votre place, pour leur apprendre ou quelque chose comme ça.

Du coup, il lève la main pour la passer sur la partie de son scalp qu’il tond régulièrement. Ca crisse dans ses oreilles, un bruit agréable, rassurant.

- La politique de la terre brûlée pour les cheveux ? Peut-être pas pour le reste, pour notre langue et les compétences utiles. Mais les cheveux c'est symbolique.

La mâchoire se détend, j'enlève ma main, doucement, comme une caresse du vent. Il n'est plus en colère, je le sens, même si quelque chose gronde encore au fond, je crois. Je le laisse dire, faire, s'accrocher aux faits et me dire ce qu'ils me disent tous, ceux qui savent, ceux qui voient la marque sur mon ventre ou mes cheveux longs. Je regarde le ciel, et au delà ma Dame.

"Pour leur apprendre quoi ? Ils sont morts. Ils sont au-delà de l'apprentissage." C'est là que je me dis qu'il parle peut-être de pendant, et pas d'après. D'une résistance à leur pollution. Aurais-je pu ? Je repense à Esclave et son sourire. "Il y avait dans ce vaisseau un homme comme moi. Il y était né esclave. Il avait un beau sourire. Il m'apprenait la langue, l'écriture et la lecture. Il venait dans ma cellule et il m'enseignait. Il me parlait de sa vie, lui qui n'avait jamais connu que le vaisseau ou j'étais. Et puis, j'ai été achetée et on m'a apposé la Marque du Maître. Et je n'ai pas compris, je me suis débattue, je ne l'écoutais plus. Esclave n'est jamais revenu. Ils ne pouvaient pas me blesser dans ma chair, je valais trop. Alors c'est lui qu'ils ont puni, pour moi. C'est qu'il avait moins de valeur, des nés esclaves pour enseigner, ils pouvaient en trouver facilement. Les invendus, pour commencer. Alors j'ai fait ce qu'ils me disaient. Le coût de la désobéissance était trop élevé."

- Ha. Oui.

Les morts n’apprennent pas, c’est vrai. Et la femme à qui il parle n’a pas l’air d’être du genre à se venger symboliquement, voire pas du genre à se venger tout court. Ils n’ont vraiment pas le même fond.
Ou le même passif.
Il écoute attentivement l’histoire de Joe -il refuse le nom Esclave, il improvise comme il peut-, faisant un effort méritoire pour ne pas de nouveau se tendre. Ca ne marche qu’à moitié, il ronfle sa rage au lieu de se laisser totalement gagner par elle, et se dit intérieurement que s’il a participé à la mort de ne serait-ce qu’un esclavagiste, il en est fier.

- On en revient à leur faire bouffer de la terre s’ils n’y étaient pas déjà.

Cette fois il dit les choses platement, pour bien montrer qu’il se maîtrise. Il ne veut pas effrayer la conteuse.

- Mais comme les choses sont bien faites, ils y sont. Et j’ai pas besoin de m’énerver et de menacer d’aller… Leur rouler sur les pieds j’imagine, pour vous venger.

Il a envie de la faire rire, soudain, sans trop savoir comment faire.

- Je garderai cette superbe botte secrète pour d’autres affreux. C’est pas comme si ça manquait.

Bon, ce n’est clairement pas comme ça qu’il va rendre la conversation plus joyeuse.

Sa menace me fait rire, en effet, d'un rire léger qui n'exclue pas une réelle tristesse pour le sort d'esclave. Il y a des bulles d'émotion qui s'entremêlent et se perdent dans la nuit. Ce rire en est une. Je ne suis pas triste, je ne suis pas joyeuse, et pourtant je ris, parce que je suis vivante et parce que ce qu'il dit est assez décalé et pourtant assez profond pour me toucher. J'aime être vivante. J'aime être assez libre pour rire. J'aime me dire que les étoiles m'appellent et me regardent. Mais je n'ai plus envie de parler de haine, ni de monstre, ni d'esclaves. Je ne sais pas quoi dire. Je pourrais parler du monde, des étoiles, raconter un conte, refaire le bruit de l'eau avec ma voix, penser à des horreurs à inventer pour prévenir les miens. Je pourrais. Je ne le fais pas. Je murmure une chanson qu'Esclave m'a apprise. Une contine pour enfant.

"Brille, brille petite étoile
Dans la nuit qui se dévoile
Tout là-haut au firmament
Tu scintilles comme un diamant
Brille, brille petite étoile
Veille sur ceux qui dorment en bas"

Et Suu ferme les yeux. Et il écoute en silence la comptine presque inaudible en se disant que vraiment, les étoiles sont jolies. Que la ville est toujours aussi laide mais qu’il y a croisé une dame des cieux, à sa manière, que ça suffit à la rendre plus jolie.

- Quand j’étais dans la Légion, fait-il lorsqu’il n’y a plus que le silence dans l’air, il y avait une fille qui chantait pour s’endormir.

Elle avait de grands yeux de biche effarouchée. Il l’avait entendue une fois et après, dès qu’il l’avait pu, il s’était trouvé un endroit pour s’endormir pas loin d’elle pour entendre sa chanson le bercer.

- Je crois que c’était aussi sur les étoiles. Vous l’auriez bien aimée. Ca faisait...

Du fond de ses mémoires, il s’en va extirper un petit bout de la chanson, celui dont il se souvient le plus.
Il n’a pas vraiment une belle voix, mais il fait de son mieux pour retranscrire la mélodie.

- Le sais-tu ?
Il n’y a rien pour nous différencier.
Tu n’es pas seul.
Car je nous sais entremêlés depuis le commencement.

Il y avait d’autres parties, deux couplets au moins, dont il n’arrive pas à s’en souvenir. D’où son petit raclement désolé à la fin abrupte de sa performance.

- Une bonne chanson pour ceux qui sont loin de chez eux. J’imagine.

Une belle chanson d'amour. L'imperfection avec laquelle il la chantait la rendait plus vivante encore. J'étais déçue de ne pas entendre la suite mais je fis de mon mieux pour reprendre l'air et répéter à mon tour les quelques paroles qu'il m'avait offertes.

"Le sais-tu ?
Il n’y a rien pour nous différencier.
Tu n’es pas seul.
Car je nous sais entremêlés depuis le commencement."

Il y avait comme l'écho de notre situation à tous les deux dans ces simples mots. Je baisse les yeux avec douceur, toujours le poussant au gré de mes pas dans le parc, ignorant la ville autour de nous.

"Qu'est devenu cette fille ?"

Elle a pris une balle dans le foie.

- Je l’ai perdue de vue.

C’est une forme de vérité. Personne n’aime les histoires tristes.

- Tout le monde l'appelait Nymph, parce qu’elle avait de grands yeux bruns de princesse des bois. Et une jolie voix. Ca arrivait qu’elle chante dans les transports pour nous empêcher de raconter nos sorties dans des bars.

Le souvenir le fait rire affectueusement. Ce genre d’histoires, c’est beaucoup mieux.

- C’était plus efficace que tout le reste. On se taisait tous et on l’écoutait. J’essaie de me dire qu’elle chante toujours quelque part dans la galaxie, à côté d’une des étoiles qu’on voit là peut-être. Ca me fait plaisir.

Elle a pris une balle dans le foie et ce jour là, elle ne chantait pas.

Je sens la tristesse mêlée à l'affection quand il parle d'elle. Elle doit lui manquer terriblement. A mon tour, je regarde les étoiles, me demandant s'il n'est pas possible de toutes les visiter pour retrouver quelqu'un que l'on aurait aimé. C'est ainsi que j'interprète l'écho de la voix de l'inconnu du soir.

"Quand j'étais jeune, parfois, on me demandait une histoire. Je m'asseyais près du feu, à côté d'une ou deux personnes de ma tribu, et je commençais à conter. Et petit à petit, le groupe autour de moi grossissait mais le silence, lui, restait toujours le même. Un silence de respirations et de bois qui claque, un silence avec des murmures et des chut lancés, un silence que je contrôlais de mes mots. J'avais soudain dans ma main l'attention de mon audience, son coeur, en quelque sorte. C'était le plus beau cadeau qu'ils pouvaient me faire, ce silence, celui qu'on ne demande pas mais qui s'impose. Celui que vous offriez à votre amie, en remerciement de ses chants. Où qu'elle soit, quoi qu'elle fasse, ce sont des silences qu'elle n'oubliera jamais."

Il avait envie de répondre que même avec toute la bonne volonté du monde, on finit par tout oublier, mais il sait que ce n’est que son expérience qui parle. Que les souvenirs en lambeaux ne sont pas universels.
Alors il va raconter l’histoire qu’il voudrait que Nymph aie vécu. Ils ont assez parlé de choses tristes.

- Et elle raconte l’histoire de la Légion qui ne se taisait que quand elle daignait chanter une berceuse à ses enfants ? Comme vous racontez votre tribu… Sauf pour le silence. On avait les grincements du transport et le bourdonnement des communications à la place de la nature. Mmmh… Parfois on n'avait même pas le calme. Une fois, le silence a été interrompu parce que tout au fond de la navette il y avait deux imbéciles qui s’embrassaient en se disant que personne ne verrait. Ca doit être sa préférée.

C’est la sienne, en tout cas, juste pour l’absurdité de la chose : se faire attraper à rouler des pelles pendant une chanson d’amour a été un moment mémorable de sa carrière.

- Tout le monde qui écoute religieusement Nymph et là paf, fait-il en écartant les bras pour mimer la surprise, elle se retourne pour nous voir faire les idiots. On était une horrible audience à l’interrompre, votre tribu a l’air beaucoup mieux !

Peut-être mais horrible audience ou pas, ce petit bout de mémoire continue de le faire rire. Et il voudrait transmettre le sentiment.

Je souris à son conte. Il a un bon sens du rythme, il aurait pu apprendre lui aussi les techniques pour accrocher les coeurs des gens à ses mots.

"Nous avions aussi nos adolescents et nos amourettes. Curieusement, ils disparaissaient lors des contes et on les retrouvait plus tard, couverts de feuilles et d'herbe, en train de travailler à tout un tas de corvées qu'ils détestent habituellement. Curieux ne trouves-tu pas ?"

Dans le clan, personne n'était dupe de qui fréquentait qui. Nous étions trop petits pour ne pas tout savoir sur les autres et trop ouverts pour faire autre chose qu'en rire un peu. J'avais observé mes camarades grandir ensemble, apprendre ensemble, découvrir ensemble l'attirance et l'amour. Ma propre voie m'avait écarté de ce genre de choses. C'était ainsi. Je laisse échapper un soupir. Puis reprends.

"J'ai presque envie d'entrer dans ce monde de grincements et de bourdonnements, ne serait-ce que pour les vivre, une fois. Mais..." je m'interrompt une seconde, reprend. "Pardonne mon ignorance, qu'est ce que la Légion ?"

- Extrêmement curieux.

Pas vraiment, puisqu’il a un sourire en biais et un petit air de conspirateur. Mais il ne va pas jeter la moindre pierre à des gamins s’éclipsant pour passer du temps en tête à tête. Ce serait très malvenu.

- Oh. La Lé-

Arrêt. Comment est-ce qu’il explique ça ? A quelqu’un qui n’a peut-être pas réellement connu l’Union, qui ne voit certainement pas l’utilité d’en faire partie, de sacrifier des années de vie dans le meilleur des cas pour obtenir une citoyenneté. Comment il fait ?

- C’est… Une partie de l’armée de l’Union Corporatiste. Un tout petit bout, où ils mettent tout ceux qui veulent les rejoindre et les font se battre comme des perdus sous leur futur drapeau.

Suu réfléchit encore un instant.

- Pour moi c’était le moyen de voir les étoiles. Et après c’était des gens que j’aimais et la possibilité de mourir à chaque battement de coeur. Sauf que j’ai pas eu le bon goût d’y passer, j’ai juste fini tout cassé.

Ce qui le fait encore hausser les épaules. C’est comme ça, pas besoin de pleurer.

- Mais j’ai vu plein de mondes !

Nous finissons de sourire ensemble et la conversation retourne, à ma demande, sur des sujets sérieux. Je me sens grave ce soir sous les étoiles. Et je le laisse parler, pensive, essayant de comprendre son concept. L'Union Corporatrice, c'est une des trois factions. Celle qui aime le moins les esclaves, m'a-t-on dit. Et pourtant,ils sont alliés avec les trinitaires. C'est une position que je ne comprends pas, sans doute suis-je trop proche du problème. Et donc la légion c'est endroit où les gens qui veulent faire partie de l'UC vont, se battent et..ensuite ? Meurent ? Comment des gens contre l'esclavage peuvent autant thésauriser sur les désirs d'appartenance des autres ? Comment des gens peuvent-ils risquer leurvie pour entrer dans cette tribu là ? Dans ce qu'il me dit, j'entends surtout qu'il avait envie de mourir et n'y est pas parvenu. Une part de moi en est heureuse. C'est une belle rencontre.

Je décide de le laisser changer de sujet et me coule dans celui qu'il a préparé pour nous.

"Sont-ils très différents ? Ces mondes que tu as vus, sont-ils très différents de Moat'uni ? Je n'ai jamais connu qu'elle. Même les astroports que vous avez construits lui ressemble. C'est difficile pour moi d'imaginer un monde qui ne serait pas LE monde. Mon monde."

- J’ai vu…

Il rassemble les bouts épars de mémoire, essaie d’en faire un patchwork ressemblant un peu à quelque chose. Ce sont plein de pièces dissemblables, de morceaux qui ne s'emboîtent jamais. Ca ne l'empêche pas d’essayer de les rassembler avec sa présence comme couture pour tout faire tenir.

- Des canyons oranges où rien ne pousse. Des océans presque gazeux. Des lunes rocheuses sans rien dessus et des bouts de terre avec tellement de plantes qu’on ne pouvait même pas passer. Des plaines de toutes les couleurs avec des fermes dessus. Des villes en verre et en acier plus hautes que les nuages. Des lacs blancs et des arbres rouges. Et l’inverse.

Et assez d’autres variations pour occuper des journées entières, s’il le voulait. Toujours avec le même point commun, la même touche d’horreur : aucun de ces endroits n’était vraiment en paix.

- Mais je préfère les étoiles ici. J’ai jamais pris le temps de vraiment les regarder ailleurs, alors peut-être que ce monde est mieux que les autres ?

Une vibration mélodique lui échappe, venue du fond de la gorge.

- Les inconnues qui y vivent sont beaucoup plus aimables en tout cas. Suu. Au fait. Je me suis pas présenté, c’est Suu l’nom.

"Su'u." Je répète, avec mon accent mo'at qui traîne les voyelles, la voix dans le vague, les yeux dans des paysages qui n'existe que loin, très loin, dans des contrées que je ne verrais jamais. Les ont-ils pollués aussi, ces mondes merveilleux aux couleurs improbable ? Comment peuvent-ils ne pas être touchés par les beautés sauvages ? Y avait-il aussi des gens sur ces terres dont il me parle ? Que sont devenus ces peuples touchés par cette Union qui, comme les essaims de sauterelles, semble s'abattre sur un monde, tout dévorer et passer au suivant. J'hésite, puis je décide qu'il a mérité une vraie présentation aussi, j'arrête de le pousser, je me place devant lui, lui tendant les deux bras, paumes vers le haut comme on fait chez moi.

"Je suis Way'si, du clan Tompa. Que la Dame accompagne ta route, mon frère."

C'est la première fois que j'appelle Frère un envahisseur. C'est sorti tout seul. Curieux.

- Way’si.

Il répète aussi, avec… Avec ce qu’est sa voix, son accent composite, les voyelles qui se raccourcissent et le “y” qui remonte; mais surtout avec une vraie gentillesse. La même qui lui fait observer les paumes tendues devant lui et admettre qu’il ne sait foutrement pas quoi faire de ce salut.

- Est-ce que je met mes mains sur les vôtres ou… ? Je fais la même chose que vous ? Je voudrais pas être malpoli.

C’est bien pour ça qu’il ne lui vient même pas à l’idée de parler de la Dame. De lui demander de bénir la route de la conteuse. Ce bout là ne lui appartient pas.

C’est très appliqué qu’il met en oeuvre les instructions : les poignets sur les mains de Way’si, ses propres mains légèrement au dessus de ses avant-bras fins, et les yeux bien plantés dans ceux en face. Et un sourire aussi. Surtout le sourire.

- Hey, bonjour Way’si. Je suis ravi de vous avoir rencontrée. Je peux vous dire “soeur” aussi ?

Il aimerait bien. Ca lui ferait plaisir, de trouver de nouveaux frères et soeurs hors de son ancienne famille dans la Légion.

Ses mains frôlent mes poignets. Je sens le travail qui en a durcit la peau. Les heures sur le fauteuil ou bien dans sa Légion peut-être ? Nos yeux échangent des milliers de mots, repris par nos sourires. Le moment est chaleureux, simple, beau comme peut l'être un moment parmi d'autre. Une rencontre.

"Soeur" fais-je en mojat.

"Le mot signifie "soeur-âme", ce n'est pas le même mot que "soeur-sang", car nous ne sommes pas de la même tribu. Il s'utilise pour deux esprits qui se comprennent d'instinct au delà des liens sociaux du sang et de l'origine. Tu peux l'utiliser envers moi mais pas envers tous les mo'at, certains pourraient mal prendre le fait qu'un inconnu utilise quelque chose d'aussi intime. L'esclavage a rendu mon peuple méfiant, parfois susceptible. Je te prie de le lui pardonner."