Stargazing [Way'si]

Ses mains frôlent mes poignets. Je sens le travail qui en a durcit la peau. Les heures sur le fauteuil ou bien dans sa Légion peut-être ? Nos yeux échangent des milliers de mots, repris par nos sourires. Le moment est chaleureux, simple, beau comme peut l'être un moment parmi d'autre. Une rencontre.

"Soeur" fais-je en mojat.

"Le mot signifie "soeur-âme", ce n'est pas le même mot que "soeur-sang", car nous ne sommes pas de la même tribu. Il s'utilise pour deux esprits qui se comprennent d'instinct au delà des liens sociaux du sang et de l'origine. Tu peux l'utiliser envers moi mais pas envers tous les mo'at, certains pourraient mal prendre le fait qu'un inconnu utilise quelque chose d'aussi intime. L'esclavage a rendu mon peuple méfiant, parfois susceptible. Je te prie de le lui pardonner."

Soeur, qu’il répète dans sa tête, sans doute avec un horrible accent qui l’amuse beaucoup. Il oubliera probablement le mot dans quelques semaines ou quelques mois mais pour l’instant, il est fixé dans sa tête. Il s’étonne juste que la conteuse se sente obligée de le prévenir de ne pas l’utiliser pour tout le monde. Cette mo’at, il la connait, pas les autres. Il ne lui viendrait même pas à l’idée de se balader en claquant la bise à chaque autochtone comme s’il faisait partie de la famille.

- Lui pardonner ? Il n’y a vraiment rien à pardonner. Vous avez pas eu la vie facile, c’est du bon sens d’être méfiants après ça. Je ne vais pas courir partout et appeler les tiens soeur.

Il fronce un peu les sourcils, juste un instant, à la manière du type qui se souvient de quelque chose.

- Je vais pas courir tout court.

Suu reprend ses mains après avoir très doucement les poignets qu’il tenait.

- Je resterai poli avec les autres parce que c’est normal, mais je les connais pas. Je vais pas parler de ce que vous m’avez dit sur votre Dame avec eux, je vais certainement pas faire comme si j’étais des vôtres, et je vais pas vous en vouloir de partir du principe que tous les gars venus des étoiles sont des monstres. Mordu une fois, doublement timide comme dirait le vieux. Je comprends. Vraiment.

Ses paroles me remplissent de honte et je baisse les yeux sur nos deux mains qui se touchent. Doucement, je serre mes doigts dans les siens comme pour puiser dans sa force. Il ne me reproche rien et c'est pire je crois. Je n'aurais pas du douter de lui. Je n'aurais pas du le croire comme les autres alors que mon coeur savait qu'il ne l'était pas. Pendant une seconde, je m'étais laissée aller à la méfiance, le premier pas vers la haine, vers le monstre que je ne veux pas dormir.

"C'est moi que tu dois pardonner mon frère. Parfois, je m'égare. Merci de m'avoir remise sur le vrai chemin." Je serre à nouveau ses mains puis retire les miennes. Mes yeux se relèvent alors que je me redresse et regarde les étoiles. Il y a de belles âmes même parmi les envahisseurs. Peut-être est-ce aussi cela la leçon de la dame. Dans la boue se trouvent les plus belles pierres. Je ne sais plus quoi dire. Alors je me tais. Il y a des silences qui disent beaucoup.

- Way’si. Hey.

Il a laissé le silence durer un peu, parce qu’il ne savait pas vraiment quoi dire. Maintenant qu’il voit plus clairement quoi faire, ça ne le dérange pas de faire entendre sa voix.

- Y’a rien à pardonner. Ni eux, ni vous, n’avez besoin d’être pardonnés.

C’est normal de se perdre un peu, c’est ce qui rend humain. La perfection n’est bonne que pour les machines et même elles s’en éloignent souvent.

- Quand j’étais dans la Légion, commence-t-il pour expliquer ce qu’il compte demander, quand j’avais des frères et des soeurs que j’avais envie de réconforter, je posais mon front sur le leur et je leur disais que ça allait et parfois ça marchait.

Bon. D’accord, ça reste bizarre. Il s’en fiche un peu.

- Vous voulez bien vous rapprocher pour que j’essaie avec vous ?

Et il y a des silences que l'on brise, comme sa voix doucement dans la nuit. Je ne me retourne pas à mon nom, je reste avec ma honte qui m'enveloppe d'air nocturne. Il y a un nouveau silence, qu'il rompt à nouveau. Et pourtant je ne sens aucune destruction dans la nuit. Sa voix accompagne le vent et est aussi douce que l'eau sur les plaies de mon âme. J'entends qu'il me pardonne, et même au delà et me retourne vers lui. Le trouble qui m'avait quitté est revenu. Qu'ont ils fait de moi ces gens et leur pièce toute blanche ? Je n'étais pas ainsi, avant. Doucement, l'écoutant, je m'approche de lui, pose mes genoux sur le sol. Ainsi, je suis plus basse mais je me soulève, pose mon front contre le sien. Ferme les yeux. Nos souffles se mêlent. C'est un geste étrange. Pas désagréable. Juste...

Il ferme les yeux aussi, pour se concentrer sur tout le reste. Les bruits de respiration, l’air qui fait bouger leurs cheveux, leurs vêtements, la chaleur de la femme en face de lui, le contact rassurant de leurs fronts.
Et avec toute sa volonté, tout ce qu’il a sous ses pattes de hyène métaphorique, il pousse son réconfort, son calme, son acceptation vers Way’si en espérant que ça l’atteigne.

- Ca va. Tu vois ? Ca va. Les étoiles brillent toujours. Le soleil va se lever demain. Ca va et tu n’as pas à t’en faire.

Je lui souris. Le moment est doux. Il a une force calme qui m'entoure et me rassure. Je ne sépare pas nos fronts sans qu'il me le dise, je ne veux pas rompre cette coutume que je découvre et que j'apprécie. Je la tenterais sur mes frères et soeurs dont l'esprit est troublé par les monstres qui vivent en eux. "Ca va" ma voix fait écho à la sienne, avec mon propre accent et mon propre timbre. "L'eau coule toujours entre les racines des arbres centenaires. L'araignée à sa toile nacrée de rosée attend la mouche qui viendra s'y prendre. Ca va."

- Exactement. Et ça ira.

Il sourit, le Suu. Il pousse à peine son front contre celui de la conteuse pour accentuer le contact, puis il s’éloigne pour réouvrir ses yeux.

- L’araignée, vraiment ?

Le choix d’animal creuse des rides d’amusement près de ses yeux et aux coins de sa bouche.

- J’en ai pas trop peur mais il y a plein de types venus des étoiles qui en ont une frousse bleue, tu sais.

- Je crois que c’est juste pour les pattes.

Il est très désolé de faire ça après la tirade poétique de Way’si, mais ça ne l'empêche pas d’imiter les petites pattes des araignées avec des mains. Parfois, Suu est un idiot.

- Et des mandibules ?

Qu’il imite aussi. Toujours avec son air amusé.

- Moi je les trouve jolies, utiles et je ne les remercierai jamais assez de tuer les moustiques qu’elles trouvent. Je trouve admirable l’araignée qui refait sa toile à chaque fois que quelque chose la casse et la rosée qui se pose dessus est… Vraiment sympa à regarder ? Mais les pattes. Tchik-tchik-tchik, tu vois, il y en a peut-être trop pour la majorité d’entre nous. On est un peu fragiles sur les bords.

On se regarde alors qu'on parle et je sens encore la chaleur de sa présence comme si l'on n'avait pas arrêté de se toucher. Et puis d'un coup, il mime des pattes d'araignées. Très mal. Je ne sais pas pourquoi, mais cela me fait rire. Joyeusement. Comme une enfant. J'avais oublié cette sensation, le vrai rire, celui qui ne s'embarrasse de rien. Il est vraiment mauvais en imitations.

"Je vois. Les insectes restent votre limite. Autant ne pas croiser de scolopendres alors." Je les trouve élégantes, moi, les pattes d'araignées. Longues, fines comme des baguettes de bois, elles tissent sans arrêt. Et les mandibules font de même. "Mon clan s'intéresse plus au nombre de dents, surtout les pointues qui déchirent. Nous n'avons jamais vraiment prêté attention aux pattes d'araignées."

Je ne sais pas pourquoi je dis ça. Probablement parce que j'ai peur que ça s'arrête si je ne dis rien et que je ne trouve rien de mieux à dire. C'est stupide comme réflexion.

- Ouais, autant éviter les scolopendres !

Il rit aussi, moitié parce qu’il se trouve absolument hilarant, moitié parce qu’il est heureux d’entendre la femme en face de lui en faire de même. Elle a un joli rire. Elle est jolie tout court en fait, à l’extérieur comme à l’intérieur, le rire va avec le tout.

- Les dents on s’en méfie aussi mais… C’est évident que c’est dangereux. Surtout dans une jungle. C’est du bon sens de ne pas s’en approcher.

C’est aussi du bon sens de rester loin des armes, de ne pas mettre sa main sur une plaque de cuisson, et de ne pas dire d’âneries. Rien de tout ça n’a jamais arrêté Suu.

- Elle ressemble à quoi, la chose avec le plus de dents qui coupent sur cette planète ?

Peut-être qu’il essaiera d’en voir une. Peut-être pas. Il ne sait pas trop, il veut juste entendre Way’si en parler en fait.

"Le Toor'kraan. " Je n'ai pas besoin de réfléchir, tout mo'at connaît ce prédateur fait de crocs, d'épines et griffes

"Noire est la nuit du Toor'kraan qui se fond dans les ombres, sa peau reprenant les dessins de l'écorce. Noire est la nuit du Toor'kran dont les tâches luminescentes imitent les étoiles entre les feuilles. Noire est la nuit du Toor'kraan qui n'a pas d'yeux mais vous entend, comme il entend battre de frayeur les coeurs de ses victimes.

Sombre, est l'avenir de celui qui croise son chemin, car le Toor'kraan est le prédateur, qui tombe sur sa proie depuis la liane qui pend, depuis la branche silencieuse, depuis la lune qui veille. Sa bave d'encre est le reflet de sa faim, insatiable, aussi vaste que la jungle. Il est la Justice. Il ne choisit pas. Il est le Hasard. Il ne pardonne pas. Renaissance est son territoire. Sombre est l'avenir de celui qui croise son chemin, car le Toor'kraan ne connait pas la miséricorde.

Déchiré est le cri du Toor'kraan qui ne connait que la peur et n'a d'égal que les siens. Lorsqu'il entend sous les bruits du monde l'écho de sa propre voix qui le guide dans les ténèbres. Déchiré est le cri du Toor'kraan que tous évitent, que tous craignent et qui ne connaît que solitude. Déchiré est le cri du Toor'kraan qui arrache les coeurs pour ne pas les entendre.

Car le Toor'kraan est chez lui, car il a faim, car il t'a repéré."

Noir d’encre, aveugle, luminescent. Baveux pour ne rien gâcher. Et mortel à n’en pas douter, la description de Way’si ne laisse pas de doute là dessus. Il n’y a que la fin qui le fait tiquer, parce que si la bestiole tueuse est vraiment seule, et triste et mal parce qu’il mange des innocents… Hé bien c’est suffisant pour avoir pitié de lui.
Un peu, sur les bords seulement. Suu a quand même bien compris la partie où en rencontrer un signait son arrêt de mort.

- Tu crois qu’il est vraiment déchiré d’être si seul ?

Sa main se lève pour jouer avec ses colliers, un bout de son cerveau se demande si un crâne de Toor’kraan est difficile à conserver en bon état.

- Ou c’est une licence poétique ? Le prédateur solitaire au coeur qui saigne de son état c’est… Touchant. Un peu trop.

Ce qui le fait froncer les sourcils le temps d’un battement de coeur.

- Alors que la grosse masse de dents qui croque les passants parce que c’est délicieux c’est effrayant, mais pas si triste. Je sais pas si j’ai besoin de trouver triste le prédateur ultime de cette planète…

"Si tu écoutes bien, tu verras qu'il n'est pas dit que le cri est déchiré parce qu'il est seul mais que son cri est déchiré ET qu'il est seul. Le Toor'kraan n'est pas une créature sociable. En vérité, la strophe est là pour deux raisons principales, mettre l'accent sur les faculté d'écholocalisation du Toor'kraan et aussi le rendre un peu "humain", sympathique ? Si la comptine ne faisait qu'effrayer, que feraient les gens ? Ils tueraient les Toor'kraan avant qu'ils ne les tuent. Parce que c'est l'instinct humain de détruire totalement la menace. Et pourtant. S'il est prédateur, s'il est dangereux, il a son rôle à jouer dans le monde, tout comme nous. Il ne faut pas que même les chants de prévention incitent à la haine. Tout a une place. Tout a une cause. Tout a son propre point de vue que l'on n'a pas toujours la capacité de comprendre."

Comme toujours ma voix est douce, sans jugement, sans morale. J'ai soigné des griffures de ce prédateur. Rares sont ceux qui y survivent car la maladie se met souvent dans ces plaies. Les familles qui en souffrent haissent l'animal mais elles sont mo'at. Elles comprennent. Calypso prend comme elle donne et Renaissance est son reflet.

La correction est prise sans mauvaise réaction. Il n’y a pas d’honneur à préserver ou de débilités masculines dans ce genre, de toute façon. Il n’y a que Suu qui écoute et note.

- Comme les araignées, finit-il par répondre en souriant. Tout est utile. Je vois.

Non, vraiment. Il voit l’idée. Rendre plus humaine la menace ce n’est que l’opposé des techniques de propagandes traditionnelles qui font des autres des monstres sans âmes. Il comprend très bien le principe.

- C’est une bonne philosophie et c’est bien de ne pas détruire des races. Y’en a bien assez qui n’existent plus dans l’univers, juste parce qu’on en avait peur. C’est pas la peine de rajouter un nom sur la liste.

Une autre réflexion lui passe par la tête, désagréable.

- Ou de les mettre dans des zoo.

Alors non, il ne va pas partir là dessus. Stop mental.

- Et donc ! Echolocalisation. Ils hurlent à la lune ?

"Les Toor'kraan sont des animaux qui sont non seulement aveugles mais ils n'ont pas d'yeux du tout. Ils ne peuvent pas voir la lune même si l'on se demande parfois s'ils ne la sentent pas. Ils ont tout un...un...euh...sakay.., rayon ? zone ? espace ?" je ne trouve plus mon mot et j'écarte les mains pour montrer un champ en forme de boule, quelque chose avec un volume "toute une gamme de sons mais leur principal est un cliqueti qui se perd facilement dans les bruits de la jungle, un claquement de dents, très net, presque en métal. Ils le lancent et écoutent et voient autour d'eux comme ça. Comme les chauves-souris."

- Ca je connais.

C’est assez proche des senseurs de certains speeders au final, ceux qui offrent des ping dans sa tête au lieu d’images. Il voit assez bien -à sa manière- ce que peut vivre un Toor’kraan faisant claquer sa mâchoire pour obtenir une écholocalisation.

- Impossible de leur échapper alors…

C’est donc une bonne technique pour en finir. Et non, il ne va pas non plus aller vers là, il va plutôt tâcher de ne pas être le type vaguement négatif et apathique qu’il est d’ordinaire.

- C’est toujours les gros prédateurs dangereux qui ont les capacités intéressantes. Ca ne pouvait pas être un petit tas de fourrure rose bonbon capable d’écholocalisation ? Non. La bestiole sans yeux et avec plein de dents. Forcément. Au moins ils ne crachent pas de poison inflammable et ils n’ont pas de gaz qui endort. C’est déjà ça ?

"Difficile. Le mieux est de rester immobile contre un corps un peu difforme qui aurait la même...je ne connais pas le mot, la même façon de renvoyer le son ?" Je souris à son fatalisme mêlé d'humour cynique. "Les chauves-souris font de l'écholocalisation mais comme elles ne sont pas dangereuse, on l'oublie souvent, on y prête pas attention. Il y a des milliers de petits tas à fourrure rose qui ont des capacités qui les rendrait redoutable si elles étaient prédatrice mais on ne s'y arrête pas. Pourquoi rose bonbon ? Le rose à une conotation spéciale chez vous ? Et bonbon ? C'est quoi bonbon ?"

- Tu ne connais pas les bonbons… ?

Non, il n’y en a certainement pas dans la jungle, sinistre idiot. Il se reprend.

- Du sucre aromatisé. Souvent avec un goût de fruits ou des trucs chimiques bizarres. Parfois c’est dur et ça craque sous les dents, parfois c’est mou et ça colle partout. C’est un truc pour les enfants normalement… Ca a jamais empêché le moindre adulte d’en manger, hein, mais normalement c’est pour les enfants. Attends…

Avec un grognement, le voilà parti à fouiller dans les poches de son pantalon pour en sortir… Un porte-feuille, une clé allen miniature, un bout d’os à demi taillé, un couteau. Et un caramel dans son papier brillant, qu’il tend à Way’si.

- Il est pas rose, et tu n’es pas obligée de le prendre, mais...

Du sucre aromatisé chimique aux fruits pour les enfants ? Je penche la tête, essayant de réfléchir. "Comme des fruits séchés ou cuits longtemps pour en faire une pate qui se conserve ?" Notre clan ne produit pas vraiment de sucre. Nous conservons en fumant la plupart du temps, parfois dans du sel quand nous en trouvons bien que nous soyions loins de la mer. Le plus souvent, nous consommions immédiatement mais mon passage au Chasseur m'a enseigné ce que mangeaient les envahisseurs. Des rectangles de pâte immonde. Je suis bien heureuse de ne plus en avoir et de retrouver les ragoûts et les plantes de mon enfance. Je regarde ses mains, et particulièrement le bout d'os avant d'attraper le truc brillant. Ca ressemble à un caillou. Il y a comme du papier dessus.

"Il faut tout manger ? Ou bien y a-t-il une sorte d'emballage ?"

- Plus sucré que les fruits séchés et la confiture.

Le contenu des poches y retourne en désordre, os taillé compris.

- Il y a un emballage, c’est le papier autour. Ce qui se mange c’est la pâte brune.

C’est bien la première fois que Suu explique les sucreries à quelqu’un et ça lui fait tout drôle. Du coup il sourit, forcément.

- Tu as le droit de ne pas aimer. Ou de trouver ça bizarre. Ceux-là on les fait en faisant chauffer du sucre avec de l’eau jusqu’à ce que ça fonde.

J'enlève le papier. La pâte brune colle contre et forme comme des fils. L'odeur est étrange. Des épices, de la vanille, c'est capiteux comme un alcool mais ça ne pique pas. Je l'approche de ma bouche, le touche juste de la langue, pas méfiante, curieuse. C'est vraiment étrange. Je finis par tout mettre, décollant le papier. C'est gros, ça fait saliver, c'est vraiment très sucré et ça colle aux dents. J'ai du mal à le mâcher puis à l'avaler. Les gouts sont d'abord effacés par le sucre, mais restent au fond de la gorge. J'ai soif à présent, j'attrape ma petite gourde et fait passer le tout de mon infusion froide.

"C'est..." je réfléchis. "c'est trop bon pour être vraiment bon. Je ne suis pas certaine d'aimer." J'ai conscience du manque de clareté de mon analyse, cependant je ne trouve pas d'autre façon de le dire. "Mais ce n'est pas rose alors pourquoi rose bonbon ?"

- Je crois que je vois ce que tu veux dire.

Ou en tout cas, il en a une interprétation. Trop de sucre, de goût, pour quelqu’un qui n’en a absolument pas l’habitude ce doit être perturbant. Voire juste mauvais. Possiblement comme lorsqu’il fait l’effort de manger de vrais repas après des mois de nutrisoja.

- Celui-là est brun mais il y en a plein qui sont roses. Enfin… Non. Enfin je sais pas pourquoi on dit rose bonbon en fait.

Et ça a l’air de surprendre Suu. Plus il y réfléchit, moins il voit pourquoi “rose bonbon” est une expression courante.

- Il y a dû y avoir un bonbon qui était rose et populaire. Ou ce rose précis n’a pas d’équivalents dans la nature ? C’est comme le rose thé, le thé c’est pas rose…

Et plus ça va plus il est confus. Quel talent, Galwaïn !

- Ca a pas de sens, Way’si. Je comprends absolument pas nos expressions. C’est terrible !

Il a l'air tellement perdu que je m'assied à côté de lui et pose ma main sur la sienne en espérant lui transmettre un peu de ma propre sérénité. Mes regards se perdent sur la lune. Avant ma capture, il ne me serait jamais passé à l'esprit qu'on puisse utiliser d'autres mots que les miens. Et pourtant, des gens au delà des mondes ont un tout autre langage. Que j'ai appris. Que je connais maintenant.

"Peut-être que rose avait un autre sens qui n'est plus utilisé ? Ce n'est pas une fleur de chez toi en plus d'une couleur ? Peut-être que c'était autre chose qui voulait dire "pas dans la nature." Et puis, toi qui a vu des mondes verts, et rouges et désertés, tu sais qu'il y a toutes les natures dans l'univers..." Je caresse du pouce le dos de cette main épaisse. "Ce que vous appelez thé rouge n'est pas du thé, c'est une infusion qui n'est rouge qu'à certains endroits. Mais c'est bon et c'est le mot qui est resté. Rose bonbon fait peut-être référence à un rose spécifique ou un bonbon qui était en forme de rose ou bien des bonbons formant une rose et le "de" est tombé. Les mots sont des sons à qui l'on donne des sens. Ils évoluent, ils se transforment, ils transforment aussi le coeur de ceux qui les écoutent. Les mots sont des rythmes, des chants, des briques d'air qui forment ensemble les phrases et les mémoires des peuples"

Le contact le calme. Le contact l’ancre et sans y réfléchir, il se met à vibrer de nouveau mélodiquement du fond de la gorge aux mots de Way’si. Pour la conteuse qu’elle est, ils sont sans doute importants. Chaque parole doit avoir bien plus de sens que lorsqu’il s’agit -au hasard- de ses propres mots, que Suu ne choisit pas souvent avec soin.

- J’aurais dit que les mots sont des mots.

C’est presque profond, cette réflexion. Presque mais pas exactement.

- Mais j’avais jamais parlé à quelqu’un qui les tisse. Peut-être que c’est plus que ce que je pensais ? Qu’ils sont plus forts que juste des mots. Plus changeants aussi.

Les étoiles sont toujours belles, tiens. Il se souvient d’une planète près de l’une d’entre elles. Une qui semble soudain pertinente.

- Il y a des mondes couverts de fleurs rose bonbon. Il y en a un au moins. Il a sans doute pas donné son nom à la couleur mais il existe quelque part là haut, une boule de terre avec des fleurs roses plein les collines. Je devrais peut-être dire rose… Le nom de cette planète.

Qui ne lui revient pas. Ce n’est pas grave. Il a plus important à exprimer.

- Je veux teindre un Toor’kraan dans cette couleur, décrète-t-il donc avec détermination.