Stargazing [Way'si]

Le contact le calme. Le contact l’ancre et sans y réfléchir, il se met à vibrer de nouveau mélodiquement du fond de la gorge aux mots de Way’si. Pour la conteuse qu’elle est, ils sont sans doute importants. Chaque parole doit avoir bien plus de sens que lorsqu’il s’agit -au hasard- de ses propres mots, que Suu ne choisit pas souvent avec soin.

- J’aurais dit que les mots sont des mots.

C’est presque profond, cette réflexion. Presque mais pas exactement.

- Mais j’avais jamais parlé à quelqu’un qui les tisse. Peut-être que c’est plus que ce que je pensais ? Qu’ils sont plus forts que juste des mots. Plus changeants aussi.

Les étoiles sont toujours belles, tiens. Il se souvient d’une planète près de l’une d’entre elles. Une qui semble soudain pertinente.

- Il y a des mondes couverts de fleurs rose bonbon. Il y en a un au moins. Il a sans doute pas donné son nom à la couleur mais il existe quelque part là haut, une boule de terre avec des fleurs roses plein les collines. Je devrais peut-être dire rose… Le nom de cette planète.

Qui ne lui revient pas. Ce n’est pas grave. Il a plus important à exprimer.

- Je veux teindre un Toor’kraan dans cette couleur, décrète-t-il donc avec détermination.

Les mots sont des mots. Je peux voir plein de profondeur dans cette affirmation qui renforce sans contredire ma tirade. Et je souris, le laissant parler. Il a une pensée très différente de la mienne et à laquelle pourtant j'aime m'associer. Tisser. Tisseuse de mot. J'aime ce titre énormément, bien plus que le "conteur" que j'avais trouvé en langage standard. Tisseuse de mot cela évoque l'araignée mais aussi le destin, et puis la beauté et la douceur, le travail manuel, l'artisanat, le merveilleux d'un objet qui apparaît peu à peu sous les mains du travailleur. Perdue dans mes pensées, je ne réagis pas à son silence et il continue, et je vois en esprit le monde dont il me parle. Si je suis tisseuse de mots, lui les file pour moi et les teint. Et pourtant sa conclusion rompt notre harmonie.

"Teindre un Toor'kraan ? Mais pourquoi ? C'est très dangereux, et qui sait ce que la teinture ferait à ses tâches lumineuses ? Sans oublier qu'il ne pourrait plus se camfouler et risquerait de mourir de faim..."

- Pour…

Tiens oui, pourquoi est-ce qu’il veut teindre cette pauvre bête en rose ? Suu fronce les sourcils pour se concentrer.

- Le défi, j’imagine… Voir à quoi il ressemblerait en rose ?

Ce qui est infaisable. Il en a parfaitement conscience : il ne pourrait même pas approcher le moindre Toor’kraan sans se faire gober tout cru, alors verser de la teinture dessus…

- Ca n’arrivera jamais.

Non. Et c’est dommage. Mais s’il ferme les yeux et qu’il se concentre…

- Mais je peux l’imaginer. Baveux, mortel, rose. Dans un arbre. Avec des tâches lumineuses… Hmm. Vertes. Un petit noeud au cou. Une clochette comme un chat.

C’est ridicule. Absolument ridicule.

- Et il s'appellerait Puppy.

Non, Suu. Juste non.

"Vous ne pourriez pas prendre une image avec l'appareil à image...photo je crois ? Et changer la couleur sur une de vos tablettes-coms ?" Je souris à son imagination mentale puis, à l'évocation du nom, rit de bon coeur. Je comprends qu'il plaisante - peut-être à moitié - et si je n'aime pas imaginer la captivité d'un animal aussi puissant, le ridicule de la proposition lui enlève toute crédibilité.

"Il s'appelait Puppy et les ténèbres lui avaient été enlevés. Parfois, lorsqu'il levait vers le ciel son regard aveugle, il tentait de repérer des étoiles dont le vert rappelerait les tâches qu'il sentait sur son dos. Malgré l'absence d'image, il avait conscience des changements qui s'étaient opérés en lui. Le rose avait progressivement gagné son poil alors qu'il avait dévoré le contenu brillant d'une substance molle et par trop sucrée. Il aurait du savoir. Ses papilles lui avaient dit que c'était trop bon pour l'être. Que les parfums les plus capiteux de Renaissance étaient autant de pièges. La faim avait été plus forte et, maintenant, la couleur était entrée en lui. Il ne voulait plus manger de viande. Il ne voulait que les carrés aux odeurs d'épice qui collaient à la langue. Il les avait pistés longtemps, longtemps jusqu'à l'orée d'une ville..." Je m'interrompt "Cela demanderait un peu de travail..."

C’est fou comme l’histoire est mieux quand c’est Way’si qui la raconte. Il y a plus de sens, une morale même -ne mangez pas de bonbons les petits-, un meilleur rythme et une diction plus agréable. Tout est mieux. Même si elle ne parle que de Puppy, le baveux sanguinaire à pois verts.

- Qu’est-ce qui demanderait du travail ?

Il y a des dizaines de choses qui pourraient le faire. En une fraction de seconde, il en choisit une.

- D’apprivoiser un Toor’kraan avec des bonbons roses ?

"De composer une histoire sur Puppy." Evidemment. Et là encore, la différence de culture était évidente. Il avait choisi la cage, j'avais choisi les mots. Je souris. Je savais qu'il l'avait fait pour rester dans la blague et pourtant, c'était tout aussi révélateur. Il était prisonnier de son éducation, pris dans les rets d'une façon de penser qui m'était étrangère mais que je trouvais fascinante, surtout quand il en parlait. Le silence s'installa à nouveau. Je ne savais pas quoi dire, je n'avais pas vraiment envie de dire des choses. Je voyais les étoiles pâlir autour de nous, l'aube était proche, et c'était bien.

- Hmmm… Oui. J’imagine.

Ca fera une bonne histoire pour mômes. Le Toor’kraan rose et le petit enfant qui devient son ami, quelque chose dans ce genre.
Sauf que ce n’est pas le moment d’en parler. C’est pas le moment de parler tout court, parce que le silence est agréable, chaud comme une couverture. Parce que le ciel commence à avoir des couleurs timides : un bleu moins profond qui fait disparaître les étoiles et tous les mondes autour d’elles.

- Saurais-tu
Si je pensais à toi
Est-ce que l’idée te caresserai ?

Un petit bout de chanson qu’il vient de retrouver, chantonné du fond de la gorge. Elles parlaient aussi de séparation, Nymph et sa berceuse. Il l’avait oublié.

- Et n’est-ce pas étrange ?
Cette action à distance
Observation noyée dans les flots du temps.

Ca lui semble adéquat. Le soleil se lève et ils vont retourner à leurs vies, alors chanter le départ lui semble… Bien. Quelque part.

Sa voix rauque avait décidément quelque chose de fondamentalement étranger à Renaissance. C'était un son venu d'ailleurs, des mots qui faisaient appel à tout autre chose que le pragmatisme mojat, des pensées qui caressent, une idée étrange accompagnant le souffle du vent. J'aimais l'entendre chanter. Ce n'était pas beau dans le sens conventionnel comme il n'était pas beau dans le sens conventionnel, c'était écorché et maladroit, désespérément plein d'espoir. Comme lui. Je posais ma main sur la sienne, les yeux fixés vers l'Est tandis que le soleil commençait à faire pâlir les étoiles au loin. Au jour, l'enchantement se déliterait, comme c'était prédit dans toutes les histoires du monde. En attendant, nous étions là. Je posais doucement ma tête contre son bras. En attendant, nous étions bien.

- Le sais-tu ?
Il n’y a rien pour nous différencier.
Tu n’es pas seule.
Car je nous sais entremêlés depuis le commencement.

Le refrain. Pour clore la chanson alors que la main de Way’si se pose sur la sienne, sa tête sur son bras.

Les étoiles sont jolies.
Le ciel qui doucement rosit l’est aussi, un peu tristement. Il a la couleur des au revoir et c’est mélancolique…
Mais il y a des bonjour qui suivront. Il le sait, ou il le veut, ou il y croit. Peut-être un mélange des trois qui font une certitude : Suu reverra la conteuse. C’est pour ça qu’il sourit juste dans leur silence agréable, les yeux sur l’horizon, le bout des doigts sur l’épaule de la belle femme comme un fil d’Ariane.

Puis l’univers tout entier au dessus d’eux éclate en couleurs du jour, en rose et or et bleu clair et la ville semble revivre elle aussi. Et le pilote se détache, un doigt après l’autre. Se penche un peu pour ne pas avoir à parler tout haut.

- A la prochaine fois, soeur ? Je retrouverai toutes les paroles de la chanson d’ici là.

"Je prierais pour que la Dame croise à nouveau nos chemins, mon frère." Je sais reconnaitre et accepter un moment qui se termine. C'est leur vie éphémère qui les rend précieux à nos coeurs et si je me sens emplie d'une nostalgie soudaine, j'ai la sagesse d'écouter et d'obéir sans insister. Le soleil brise nos liens nocturnes. Mais je ne l'oublierais pas. Petit à petit, nous nous sommes détachés. Je me relève, lui sourit, et retourne à mon propre chemin, confiante en cette capacité que lui a de retrouver le sien, où que nous puissions être, tous les deux.