Le spa de l'Avant-Garde

Le plafond constellé de puits de lumière tamisait la pièce, dévoilant toute ou partie des quelques corps nus sous la brume légère que créait le bain chaud. Il était tard, et les seuls rayons discernables étaient lunaires, nuancés de mauve et de bleu. Autour du bassin central étaient disposées des colonnes de pierre taillée, dont la taille semblait trop fine pour supporter les larges arches de blocs bicolores qui maintenaient le toit à une hauteur offrant un sentiment d'espace et de beauté aux allures d'irréel.

Il était tard dans la journée - ou tôt dans la soirée -, et nombreux étaient ceux qui avaient quitté l'établissement pour profiter des interminables festivités du dehors ; Vanguard n'était pas renommée pour son tourisme sans raison. A l'intérieur, les clients se comptaient sur les doigts d'une main. Le silence, religieux, semblait respecté de tous, seulement brisé par les quelques murmures échangés par les hôtesses, vaquant à leurs occupations.

J'avais pleuré, un peu. En silence, toujours.

Un fait qui ne m'était pas coutumier, ces vingt dernières années, depuis le décès d'Erika. Les yeux rouges et la peau pale sous les lumières diffuses, je profitais des vapeurs pour couvrir du regard des autres toute tristesse, n'ayant besoin de la partager avec quiconque d'autre que la fille de celle qui nous avait quitté. Adossée au bord de l'immense piscine, le corps nu, je laissais mes muscles se délier sous l'eau. Ce n'était pas tous les jours que l'on pouvait s'offrir ce type de distraction, dans l'armée, et je comptais bien en profiter pour laver tant mes péchés que mes peines.

Marali nous a quitté. Un fait attendu, que l'on croyait accepté. C'est étrange comme une personne peut vous toucher en un instant. Comme une rencontre de quelques jours peut vous changer. Mo'at pour les uns, primitive pour les autres, elle m'avait paru bien plus humaine que bon nombre d'impériaux, de corporatistes ou de trinitaires réunis. Elle faisait partie de ces gens qui vous touchent par leur bonté, leur innocence que rien ne semble pouvoir violer.

Sauf la mort.

Lentement, la nuit commence à tomber sur Vanguard. La fête à laquelle je suis conviée ne commence que dans quelques heures, et je compte bien mettre à profit le temps qu'il me reste pour me détendre et pour préparer mon corps à la nuit longue et mouvementée qui m'attend. Le spa semble être l'endroit idéal, et j'ai largement les moyens de me payer ce luxe. Waalan me suit, silencieuse et sinueuse. Elle restera en dehors de l'eau, mais jamais loin de moi.

Après m'être mise totalement nue, je m'avance sur les pavés lisses et chauds bordant le bassin chaud d'où s'échappe de la vapeur, roulant des hanches. Le bassin est presque vide, ce qui m'arrange bien. Non pas que je sois du genre pudique, au contraire. Mais la soirée s'annonce suffisamment agitée comme ça. J'ai pas très envie de voir du monde, je suis pas vraiment d'humeur à faire des efforts de ce côté là. Je finis par jeter mon dévolu sur un petit coin où je pourrais peut-être être tranquille.

- Tu bouges pas, Waal'.

Elle me regarde, mais je sais qu'elle a compris et qu'elle restera tranquille sur le bord. Moi, je me penche au-dessus de l'eau, et je plonge.

Vanguard a des relents de poussière que la petite bassine de la chambre que j'occupe n'arrive pas à faire partir. Comment font-ils, ces gens des étoiles pour se satisfaire d'horizons bouchés et de murs ? Je l'ignore. J'ai demandé à mon logeur, poliment, où il serait possible de se laver en grand. Cela ne fait que quelques jours que nous faisons affaire mais il l'air d'avoir compris à quel point je ne connaissais pas son monde et après un rire un peu moqueur mais sans haine, il m'indiqua un spa. D'après lui, pour quelques doublons, je pouvais avoir accès à de grands bassins pour nager, des endroits fermés pour avoir chaud et des produits qui rendent la peau douce et belle. Le Chasseur m'avait appris à utiliser onguents et shampoings pour plaire au Maître et si je ne veux plaire à personne, j'aime autant qu'une autre me sentir douce et belle.

J'arrive au lieu dit, et mes doublons sont tout ce dont j'ai besoin pour entrer. Ma nudité ne me dérange pas. Je marche la tête haute, ma peau brune faisant un étrange contraste avec le carrelage blanc du sol. Seul, sur mon ventre plat, la Marque de mon Maître, un anneau autour du nombril décoré de trois flammes, une rouge, une bleue, une verte zèbre mon corps. Je ne la remarque même plus et m'avance vers l'eau où une femme d'un certain âge semble triste. Je lui souris doucement.

« Que la paix soit sur toi, ma sœur. Tu sembles triste. »

Je relevais la tête vers la figure nue à la peau sombre. Elegante ; c'est le premier mot qui me vint. Tout en elle respirait l'élégance sybilline, de fond. Sa beauté n'en était que la signature. J'apercevais la marque, laissais glisser mes yeux comme si je ne l'avais remarquée.

« C'est le sort des vieilles dames, parait-il », fis-je, souriant pour marquer l'humour.

En réalité, je n'étais pas si vieille. Après tout, je n'avais que la cinquantaine. Mais mon corps semblait en avoir décidé autrement : passée bien trop vite du châtain au gris, sans aucune considération pour le poivre et sel, mes traits déjà étirées l'étaient devenus davantage encore au fil des ans, à tel point que, pour autant que quiconque y apporte de l'importance, il ne m'était pas difficile de me faire passer pour plus vieille que je ne l'étais. Et, ne le cachons pas, je le faisais sans doute un peu trop souvent.

J'offrais à son corps un second regard. Elle n'était pas seulement belle, mais de ceux qui rayonnent, au charisme alléchant ; mon sourire n'en fut que plus sincère.

Je nage deux mètres, peut-être trois, et puis je m'arrête quand j'en entends deux parler. Moi qui pensait avoir de la tranquillité, j'me suis bien trompée. En même temps, c'est culotté de parler de tranquillité alors que je viens de plonger y a pas dix secondes, en provoquant des vagues partout dans le bassin. Alors je m'approche, et puis je m'adosse au mur, pas loin des deux femmes.

- C'est surtout le sort des vieilles dames riches qui peuvent se permettre d'aller au spa, je rectifie.

C'est de l'humour, bien sûr. Je me serai bien fumer un joint, là, mais je sais pas pourquoi, c'est interdit. Je balance ma tête en arrière, les coudes appuyés contre le bord, ma poitrine nue sortie de l'eau.

- Mais pleure pas trop, il est pas censé être salé, ce bassin-là.

A côté d'elle, y a cette femme à la peau brune et au regard doux. Je peux pas m'empêcher de laisser mon regard traîner sur son corps. Elle est belle, putain c'qu'elle est belle.

J'allais répondre, non pour affirmer qu'elle n'était pas vieille, ce serait hypocrite même si j'avais vu des femmes bien plus âgées et nettement plus heureuses au Rassemblement des Six Tribus mais pour lui dire que la tristesse n'était pas une fatalité, au contraire, elle pouvait être une chaîne qui fait couler et noie dans le chagrin ou un feu qui brûle et permet d'aller plus loin, jusqu'à ce qu'elle s'éteigne d'un coup, vous laissant plus forte. J'avais été triste, durant ma captivité. Je ne l'étais plus maintenant, ou du moins, j'essayais de ne plus l'être. Je ne voulais pas me laisser enchaîner par ma mélancolie.

Mais avant que je trouve quoi dire, une autre femme surgit de l'eau. Blonde, yeux verts, souple et sauvage comme la jungle de mon enfance. Sa première phrase me fait légèrement froncer les sourcils, j'espère l'avoir comprise correctement. La seconde m'explique un peu la première. Elle fait dans l'humour pour tenter peut-être d'égayer l'inconnue ? Je ne sais pas, l'entrée du spa ne m'a pas paru si chère mais j'avoue que je ne sais pas bien ce que coûtent les choses dans ce monde.

« Si ce spa est un lieu... comment vous dites, de personnes riches, alors comment font ceux qui ne peuvent pas pour se laver correctement et nager ? Vous n'avez pas de problèmes d'hygiène ou d'épidémies ? » Ma question va peut-être leur paraître enfantine mais je n'y mets aucune malice. Je suis curieuse d'en apprendre plus sur les us et coutumes des gens des étoiles.

Arrachée à ma contemplation par la quarantenaire aux airs de fauve, je fronçais légèrement les sourcils à son adresse, avant de remettre tout aussi vite l'animosité au placard ; ce n'était que de l'humour. Mauvais, certes, mais de l'humour.

« Il n'y a pas qu'une seule richesse : mademoiselle est riche de coeur, je suis riche d'intelligence, et vous vous êtes riche de ... eh bien, de quelque chose, sans doute », fis-je à son adresse, en réponse, également sur le ton de la plaisanterie, avant de hausser un sourcil devant la question posée. Si j'avais tout d'abord cru à une blague tombant à l'eau - sans mauvais jeu de mots -, un simple souvenir de la marque à son nombril me rappela à l'ordre.

« Eh bien ... Tout d'abord, le prix est abordable, ici. Pour se laver, nous utilisons simplement des baignoires, dans nos appartements. Quant à nager, nous n'avons pas vraiment d'autre choix que de venir dans des endroits de ce genre, qu'on appelle des piscines. Attention, la nudité pourrait vous y apporter quelques problèmes, surtout avec votre ... Enfin, votre charisme, disons », ajoutais-je entre deux raclements de gorge suggestifs et un bref sourire.

Je garde la tête en arrière, et je ferme les yeux. Waalan finit par me rejoindre, et s'enroule au bord de l'eau, la tête sifflante en notre direction.

- Bien envoyé, grand-mère, je réponds.

Au moins, elle a plus l'air d'avoir envie de pleurer. J'aime pas voir des gens pleurer, même si on peut pas dire que je sois super douée pour les réconforter. Par contre, je lève un sourcil et rouvre les yeux devant la question de la belle. La tête à l'envers, je la fixe.

- Nan, sérieux, tu sais pas ça ?

Et puis je referme les yeux.

- Ouais, des baignoires ou des douches, avec de l'eau qui coule des tuyaux, et du savon aussi. Regarde, le mien sent la fleur d'oranger.

Je tends ma main qui sent encore bon de la douche que j'ai prise ce matin.

- La grand-mère a raison, t'es pas désagréable à regarder. J'suppose que t'as rien à craindre de nous, 'fin de moi en tout cas. Mais les femmes sont parfois méchantes entre elles. La jalousie, ça fait des putain de ravage. Tu viens d'où, d'ailleurs, pour poser des questions comme ça ?

Les échanges de compliments et de méchancetés semblent détendre l'atmosphère et j'en profite pour me glisser dans l'eau. Sans rien dire, je laisse passer la première question de la Toor'kan, regardant du coin de l'oeil son Näa'ngi nous rejoindre.

« Mon logeur m'a dit qu'à cette heure, le bassin était réservé aux dames. Je ne serais pas venue sinon. » Je ne crains pas la nudité mais je sais que celle-ci est taboue chez les envahisseurs et je n'avais pas envie de me prendre les remarques grivoises d'hommes en manque de femmes. Ce n'était pas quelque chose que je savais apprécier malgré la marque qui me protégeait. Je prends doucement la main que l'on me tends qui sent effectivement bon puis la libère.

« J'ai déjà vu des douches mais si elles nettoient en surface, je ne pense pas qu'elles le fassent vraiment. Et les bains en petit baquet n'ont pas assez de courant pour faire partir la saleté qu'ils enlèvent. » J'aimais les ruisseaux et les rivières et l'aide des poissons pour me débarrasser des peaux mortes. Un autre univers, sans doute. Cependant, je ne mets pas de jugement dans mes paroles mais toujours un ton simple de conversation douce.

« Je m'appelle Way'si, je viens du clan Tompa. Nous habitions dans la jungle, à des milliers d'années de vos infrastructures et je confesse avoir d'immenses lacunes dans votre culture alors je tente de mon mieux de pallier à mon ignorance. Je vous remercie de m'y aider, Mademoiselle. »

Avec le recul, je me rends compte que la présence de ces deux femmes, aussi exotiques soient-elles, m'avait été salvatrice : passée des larmes au rire, Marali s'était un temps effacée pour laisser curiosité et badinage prendre sa place.

« Mia de Moya, impériale de souche. » On apprenait avec l'expérience à taire son métier, dans mon domaine, en contrée étrangère.

J'offrais à l'une puis l'autre une poignée de main respectueuse, ferme sans excès, tout en les détaillant de nouveau, m'amusant du dégradé de beauté et d'âge entre nous trois.

« C'est à notre tour j'imagine de confesser notre ignorance de votre monde. Je dois admettre que vous piquez ma curiosité. »

Je serre la main de la grand-mère aussi, et je vois qu'elle a l'air de se sentir mieux. Tant mieux.

- Raedhun Van Haten.

Elles n'ont pas besoin d'en savoir plus, pour le moment, même si le Crust est suffisamment connu pour que mon nom ait parfois été entendu.

- C'est pas les hommes que tu dois craindre. Y a pas mal de cons, mais ils sont assez inoffensifs. Un bon coup dans les couilles, et ils font plus rien. Mais t'inquiètes, j'crois que ça nous dérange pas de répondre à tes questions.

Et je lève un sourcil à nouveau, d'accord avec de Moya.

- Tu fais comment pour te laver, toi ? Tu te fous juste dans un ruisseau et t'attends ?

Serrer des mains. Juste une qui n'est pas tournée vers le ciel. C'est un nouveau rituel mais un que je connais à présent et je réponds sans mal à la salutation. Leurs noms ne me disent rien, j'apprends que la plus âgée de nous trois vient du clan dit Impérial qui est celui qui est neutre sur la situation des esclaves je crois. L'autre ne donne pas d'appartenance. Cela m'aurait choqué dans une autre vie. A part les banis, tout le monde fait partie d'un clan. Mais elle n'a pas de croix au dessus du cœur et elle est clairement étrangère à ma culture alors je ne dis rien. Je ne montre rien. Je souris doucement à leur question, sans moquerie ni jugement.

« Près des ruisseaux de mon clan pousse une sorte de roseaux dont la racine est un bulbe tendre qui a la propriété, d'avoir à l'intérieur une fibre rugueuse qui, frottée contre la peau avec l'aide de l'eau mousse et nettoie et assainit les plaies. Ses vertus cicatrisantes sont nombreuses et l'eau courante emporte les débris rapidement. D'autres endroits sont peuplés de petits poissons qui vous nettoient des peaux mortes en quelques secondes. Des lianes possèdent un lait qui soulage des irritations et peuvent produire une huile parfumée qui est parfaite pour les cheveux et ne met pas à mal la vie des plans d'eaux. »

C'était intéressant, mais pas exceptionnel. Sur plus d'une planète, des centres thermaux proposaient des traitements sous à peu près les mêmes termes, sans mauvais jeu de mots. Ceci dit, je ne doutais pas que la différence entre un service payant proposé par des professionnels et un bain en solitaire, dans un cadre intime, n'avaient rien de comparable.

« Intéressant. Si vous êtes curieuse, je vous conseille d'essayer une cure thermale. Ce devrait vous éclairer un peu sur notre hygiène. »

Je l'écoute parler, et c'est intéressant. J'ai pas trop l'habitude ni l'occasion, d'ailleurs, de parler vraiment coutumes avec des mo'ats qui viennent de là-bas et qui ont vécu assez longtemps pour se souvenir de comment ça fonctionne, chez eux.

- Ouais, on a ça aussi là où j'bosse, un petit bassin avec des poissons qui bouffent les peaux mortes. Ca doit être encore mieux dans la nature, ceci dit. Et comme t'en parle, ça me donne presque envie d'aller me rouler dans les boues de vos forêts. Comme quoi, on est pas forcément en avance sur vous, là-dessus.

Je rejette ma tête en arrière encore, l'appuyant sur le rebord, et Waalan en profite pour venir se coller contre moi. Quel pot de colle celle-là.

- La grand-mère a raison. Là, on est dans un p'tit spa sympa, mais y a des gros trucs vraiment hyper développés, qui sont limites des entreprises. C'qui est bien ici, c'est que c'est tranquille. Y a pas grand monde, finalement.

Un bassin pour des poissons. Les pauvres, enfermés eux aussi dans des prison de céramique comme l'est l'eau de l'endroit. Les envahisseurs ne savent-ils donc que domestiquer et mettre en cage ? Si elles n'avaient été que deux femmes au milieu d'un territoire hostile je leur aurais proposé de venir partager la boue de mon clan mais je sais maintenant qu'ils sont beaucoup plus nombreux et j'aimerais autant que l'on ne vienne pas détruire l'endroit dont je me souviens pour faire un spa ou autre « cure thermale » dont elles me parlent à présent. Je baisse les yeux à nouveau, jouant doucement à faire des ridules dans l'eau, réfléchissant un peu à ce que je dois dire et ce que je dois taire.

« Sont-ce les mêmes coutumes sur vos planètes au delà des soleils ? Ou bien n'avez-vous apporté ici que les... » je cherche mes mots. Mes geôliers m'ont appris la langue des Maîtres mais il y a du vocabulaire qui me manque encore pour apporter toutes les nuances que je voudrais dans mon discours. « formats de voyage de vos commodités ? »

Main sur le menton, je prenais le temps de la réflexion. C'était une question difficile, à la réponse bien trop complexe. Résumer une infinité d'us en quelques mots ne serait pas aisé.

« Chaque planète présente ses propres coutumes, qu'elle exporte à son système, et la somme de toutes les planètes de ce dernier s'exporte elle-même à une région, puis à un Empire - ou faction, si vous préférez. Il n'y a pas de règle, mais il est indéniable que l'Empire, pour le prendre comme exemple, n'est jamais qu'un immense rassemblement d'idées, de vies et d'habitudes qui forment un tout qui tend à apprendre, à grandir. Un groupe ne se résume pas qu'à son chef, c'est également le cas de nos patries. De même que les mo'ats, tôt ou tard, impacteront par leurs coutumes impériaux, corporatistes et, un jour peut-être, trinitaires. En tout cas, c'est ainsi que je le vois. »

Je prends une grande inspiration, et puis je laisse la grand-mère répondre d'abord. Je l'écoute avec attention, pour savoir quelle idée elle a du sujet.

- En fait, c'est compliqué, ta question. Ca dépend de tellement de trucs qu'on peut pas te répondre sans se planter. Moi, je trouve que Dorado, c'est particulier. Ouais, on retrouve des trucs, forcément, mais progressivement, j'ai bien l'impression qu'y a carrément une culture propre à ici qui se crée, et qu'on s'éloigne de ce qu'on connaissait avant d'arriver là. Enfin, j'sais pas trop. Y a aussi des trucs pour lesquels on est super en retard, j'ai l'impression. Par exemple, y a pas trop d'écoles pour former des médecins ici. Et c'est emmerdant. J'imagine que vous avez des médecins, dans vos clans ? Vous utilisez quoi, des plantes ?

Voilà qui était curieux. Le peuple mo'at avait, dans son ensemble, les mêmes coutumes à l'échelle de la planète. Nous avions nos prières et notre pacifisme en tant que peuple et la différence entre les clans venaient surtout de nos spécialisations et des particularités de l'environnement où nous installions nos campements. Comment pouvaient-ils se dire d'un seul clan ou même de trois peuples s'ils étaient tous aussi différents. S'ils voulaient faire de Dorado un endroit différent encore ? Dorado était bien sans eux, nous ne voulions pas évoluer avec eux, ne le comprenaient-ils pas ? Je baissais un peu la tête, bien consciente que ces deux individus n'étaient pas "les envahisseurs" mais de simples ouvriers des grandes fourmilières d'au delà. Je devais travailler sur mon rejet. Ne pas me laisser envahir par la haine.

"Bien sûr. Mais vous aussi vous utilisez des plantes vous savez. J'ai étudié un peu votre médecine et si vous utilisez des mots savant, le principe actif vient toujours de la nature, à la base."

« Vous touchez à des domaines qui me sont inconnus, j'en ai bien peur. Je prends donc le pari de vous croire sur parole », ajoutais-je avec un bref sourire.

- J'connais rien à la médecine non plus. On fout des plantes dans la cuisine et pour les soins, ouais. Mais pour ce qui est des médocs, vous avez l'air de mieux vous y connaître. Tu t'rends compte grand-mère, la petite dame connait mieux que nous nos propres produits. C'est fou, hein ?

De ce que j'ai compris, la mo'at est pas entrée dans notre culture depuis super longtemps. Moi, j'ai pas grand chose à dire en tant qu'étrangère. J'suis née et j'ai grandi loin de tout ça. Alors j'me tourne encore vers elle.

- J'imagine que ça a pas dû être simple pour votre peuple, de voir votre jolie planète envahie par des tas de cons. Les grands gars avec beaucoup d'argent, j'les aime pas beaucoup non plus.

"On ne l'a pas vu." Cela m'a échappé, heureusement d'une voix douce. Je baisse les yeux pour ne pas laisser la colère ou la haine m'envahir. Je vaux mieux que ça. Je ne suis pas colère, je ne suis pas haine, je suis Way'si. "Ma tribu est à l'écart des grandes routes commerciales. Avant je ne savais même pas qu'il y avait d'autres gens dans les étoiles. Je n'ai jamais vu l'extérieur d'un vaisseau avant de quitter celui qui m'a... veuillez m'excuser." J'en dis trop et je m'interrompt d'un coup, inconsciente du rythme de conteuse que j'ai inconsciemment glissé dans ma description. J'inspire. Je reprends.

"J'ai simplement du mal à comprendre comment des civilisation aussi avancées peuvent être intéressées par ma planète qui, somme toute, n'a rien de particulier. Trois d'un coup. On m'a parlé des histoires de pouvoir et de ressources mais j'avoue ne pas voir ce que Renaissance a de si particulier que vous ne pourriez pas trouver en mieux et en inhabité près d'autres soleils." Ma voix est redevenue douce. A nouveau, je n'accuse pas les deux femmes, je sais qu'elles n'y sont pour rien mais la question est réelle. Pressante. J'ai besoin de comprendre, je crois.

J'expirais doucement du nez. Il n'était jamais facile d'expliquer des notions aussi complexes à un peuple aussi simple dans sa structure, sa façon d'être. Du point de vue des mo'ats, nul doute que nos motivations semblaient fondées sur du vent. L'espace de quelques instants, j'hésitais entre vérité brute et pieux mensonge.

« La vérité, mademoiselle, est aussi simple qu'elle est cruelle », débutais-je, d'une voix douce et désolée. « Les trinitaires ont découvert ce système et ses richesses, et les autres factions ont souhaité avoir leur part du gâteau. La vérité, c'est que vous n'êtes que des victimes collatérales de la guerre du durilium. L'esclavage, quant à lui, n'est que le produit de l'infamie des croyants et des préjugés des autres ; aux yeux des premiers, vous n'êtes pas humains, donc ne valez pas mieux que des bêtes ; du point de vue des seconds, vous n'êtes pas assez forts ou influents pour peser assez dans la balance. Raison pour laquelle impériaux et corporatistes condamnent l'esclavagisme, mais ne le combattent pas réellement. L'amère vérité, le paradoxe même de votre existence, c'est que vous êtes trop bons pour cette galaxie. »

Je dis rien. Y a rien à dire de plus. La grand-mère, elle a déjà pas ménagé la p'tite dame et pour une fois, je ferme ma gueule. Inutile d'en rajouter. Par contre, c'est avec une pointe de curiosité que j'observe les réactions de la mo'at.

Et moi, j'peux pas m'empêcher de penser que, sans Dorado, j'serais bien dans la merde. Enfin non, j'existerai juste certainement plus. Et p't'être que Waalan non plus. Elle me rappelle son existence en commençant à s'enrouler autour de moi, alors même que j'suis dans l'eau, juste appuyée sur le bord.

Ces révélations me font réfléchir. J'ignore ce qu'est le Durilium (un nom ridicule). Je ne sais pas où il se trouve sur ma planète et pourquoi il n'y en aurait pas ailleurs. Je ne connais pas encore assez de choses sur les autres mondes pour y répondre mais je connais assez les hommes pour accepter le paradoxe que l'on me propose.

"On m'a dit un jour que la bonté et la cruauté était deux faces d'une même pièce dans chaque individu. Les meilleurs peuvent aussi être les plus féroces s'ils sont maladroitement provoqués. " Je hausse les épaules, affectant un détachement que je ne ressens pas vraiment, heureuse que mon temps sur l'autre vaisseau m'ait appris à si bien dissimuler mes vraies pensées.

"Et vous deux, personnellement, qu'est ce qui vous amène dans mon système ?"

Question simple, mais réponse difficile. Que dire ? J'avais été exilée ici, reniée par les miens, par l'Amirauté, pour une victoire aux allures de défaite dont le sort aurait été bien plus sombre en mon absence, et bien meilleur en celle de mon supérieur de l'époque.

« Plaisir et devoir, comme beaucoup », répondais-je simplement avant de tourner la tête vers la dénommée Raedhun Van Haten, afin d'éviter plus de questions. « Et vous ? »