Yohoho et une bouteille de rhum

La tempête s'apaise. Et de son passage, il ne reste que quelques trous dans les effectifs et beaucoup plus d'argent et de gloire. Après l'abordage et ses inévitables pertes, le remaniement profond qu'il avait fait de son équipage, récompensant les méritant, formant les ambitieux, avait laissé des trous dans les effectifs des différents services. Trouver des hommes et des femmes d'abordage était relativement facile et il avait laissé cette tâche à Ichabod et Itsaso. Les mécaniciens étaient la responsabilité de Valmont et Loukian. L'intendance...n'était pour le moment sous la directio de personne mais cela n'était que temporaire. Seik'el reviendrait bien vite avec ses idées reçues et ses coups de colère. Le vaisseau semblait bien calme depuis son départ et les trinitaires de l'équipage respiraient à nouveau. Il n'empêche, l'ovation lors de sa promotion avait été - pour autant que le Capitaine puisse en juger - naturelle, spontanée et de bon coeur. Elle était plus appréciée qu'elle ne le croyait. C'était bien. Il était important que les choses se passent bien sans qu'il ait besoin de s'en mêler. L'Iceberg, c'était une alchimie délicate. Une machine complexe, dans laquelle chaque engrenage avait son importance.

C'était pour cela qu'il avait décidé par lui-même de s'occuper de trouver un nouveau membre de l'équipe de pilotage. Mum avait décrété qu'elle était trop vieille pour ces conneries. Elle était là cependant, occupant une autre table du bar, observant de son côté, écoutant les conversations qui se taisaient devant la bizarrerie de l'impérial et son regard fixe. Et là, il la vit lui faire des signes de tête vers une brune accodée au bar. Bon, bon, pensa-t-il tandis qu'elle ponctuait son signe d'un claquement de talon. Attrapant sa bouteille de rhum déjà entamée, il joua des coudes jusqu'à l'inconnue et s'assit à côté d'elle.

"Bonjour. Puis-je vous proposer de partager un rhum ?"

Sa voix, froide et sans émotion particulière ne s'élevait pas très haut mais toutefois assez distinctement pour être entendue. Le rhum était la boisson des pourparlers pirates. Ils étaient à Tortuga. Elle croirait peut-être qu'il la draguait mais le plus logique était qu'il voulait parler affaire. Rester à "espérer" qu'elle aussi. Sinon, il n'aurait pas fini d'en entendre parler.

Son regard sombre dirigé vers le barman, une cigarette aux lèvres, une main furtivement passée dans la poche d'un client assis à une table, et Eleanor se retrouve en l'espace de quelques instant au bar, s'accoude, et grille la clope avec le briquet qu'elle viens de voler.
"Putain faut vraiment que je trouve du taf..." souffle-t-elle d'un air lassé. Quelques minutes passent, la faim se fait ressentir, mais à peine a-t-elle eu le temps de penser à commander quelque chose qu'elle est interrompue.

Quelqu'un l'invite à partager un rhum ? Pourquoi pas tiens, ça fait un moment qu'elle n'a pas discuter avec qui que ce soit, alors que ce soit un dragueur ou qui que ce soit d'autre, elle compte bien en tirer quelque chose.

À ces mots, Eleanor affiche un grand sourire niais et tire une bouteille de rhum de sa veste, avant de lancer :
"Bah nan j'ai d'jà ma bouteille, mais si vous voulez, on peut partager la mienne, 'pas la mienne d'façons, puis on attaquera la votre quand on en aura fini avec la mienne, vous voyez ?"

Elle éteint sa cigarette contre le bar et fixe ses yeux bleus d'un regard intrigué, laissant échapper un dernier voile de fumé de sa bouche avant de relancer, sérieusement :
"On se connaît ?"

Elle a à peu près le vocabulaire de la plus jeune des soeurs Alvarez. Pas plus choqué que cela - vingt ans au milieu des pirates, ça enseigne à accepter les gens au delà des origines et des apparences -  le noble décida de ne pas tenir compte de l'accent et d'aller fouiller un peu plus loin. Il reposa tranquillement sa bouteille de rhum sur le comptoir, hochant la tête.

"Soit."

Leurs regards se croisent. Celui de la jeune femme et le sien qui ne cille pas, même lorsque la fumée vient s'écraser contre son visage. Il sent déjà l'irritation monter et sait qu'il n'échappera pas à ses gouttes lavantes le soir venu. Et pourtant, le réflexe d'abaisser les paupières ne lui vient pas. Il préfère sonder les iris de l'inconnu.

"Nous n'avons pas cette chance mais la rumeur m'a soufflé que vous seriez à la recherche d'un équipage."

Un silence s'écoule sur d'infimes secondes, puis Eleanor relâche son regard stoïque, cille deux fois de suite, puis lève les yeux au ciel, cherchant les étoiles, oubliant qu'elle n'y verra rien.

"Les rumeurs ?" Souffle-t-elle d'un air pensif, puis elle reprend d'un air enjoué un sourire adorable, toujours aussi candide, passant sa main dans ses cheveux et lâchant une seconde fois :
"Les rumeurs ? Ouais pt'être... Bah disons que je cherche surtout à me tailler de ce trou."

Sur ces mots, Eleanor sort un vieux paquet de cartes noires de sa poche, le mélange, en retire le joker qu'elle dépose dans sa manche gauche puis l'ouvre en éventail face à lui.
"Tirez une carte. Puis je suppose que vous me proposez de rejoindre un quelconque équipage ? Tirez, puis sans me la montrer, retenez la carte que vous avez tirez, puis reposez là dans le paquet bien évidemment.
Et dites moi ce que vous me proposez, et puis hésitez pas à taper dans le rhum avant que je finisse la bouteille."

Elle fini par détourner le regard, lève les yeux au ciel, sourit. Toutes ces émotions semblent passer sur son visage avec la fugacité d'un trait de brouillard un matin d'été. Ses mains bougent, beaucoup trop face à l'immobilité tranquille de son interlocuteur qui continue, stoïque, à afficher un simple intérêt de convenance. Lorsqu'elle tends un paquet de carte, toutefois, un sourcil se lève légèrement, surpris. Il tend la main, attrape une carte, la regarde, la repose, presque dans le même geste, machinal.

"Pour le moment, je ne propose rien. Je vous observe, je cherche à déterminer si vous pourriez vous adapter à la vie hors Tortuga."

Remarquant sa réaction, passant d'un sourire à un éclate de rire, elle lance : "Ravie de voir que vous jouez le jeu."

Tenant les cartes d'une main, elle reprend ensuite de l'autre la bouteille et en fini le quart restant, d'une gorgée.
Repose la bouteille vide sur le bar, passe sa main derrière elle, dans la poche d'un client avant de la passer dans la sienne. Puis repose sa main libre sur les cartes toujours tendues, elle les referme, les mélanges, les retourne faces vers le haut, et les ouvre encore une fois en éventail.

"Parlons de vous, vous vous battez bien ?" lance-t-elle en souriant, à l'homme toujours si froid et inébranlable.
"Ah et puis, dites moi, votre carte se trouve toujours dans le paquet ? Si oui, tirez-la encore une fois."

Elle parle et bouge beaucoup mais s'il ne montre rien, le Capitaine ne la quitte pas des yeux, remarquant sans le dire le petit manège avec la poche du client. Il tire sa carte, comme demandé, toujours aussi impassible. Les tours de magie l'ont toujours laissé de glace, même lorsqu'ils étaient impressionnants. L'illusion, le panache, le feu et le sang ne l'intéressent pas. Il leur préfère la précision d'un bon joueur d'échec, la froide logique d'une tactique bien rôdée, bref, ce qui ne se voit pas et différencie l'échec du succès.

"Je conduis les hommes et les femmes sous mon commandement à la victoire. Plus que cela, je leur donne les outils qui leur permette de se révéler à leur plein potentiel et d'évoluer en tant qu'être humains pour devenir plus qu'eux même. Car chaque personne sur mon vaisseau est un engrenage de ce l'Equipage, de l'Idée qui nous unis tous, malgré nos spécificités et nos singularités."

Malgré les mots qui sont pourtant tous sincères et réfléchis, il n'y a aucune passion dans son discours mais le feu froid de celui qui sait qui il est, ce qu'il fait et pourquoi.

Devant autant de froideur, Eleanor ne peut s'empêcher de soupirer.
Elle claque son jeu de cartes en un bloque et le remet dans sa poche, laissant le huit de pique entre les mains du Capitaine, elle plonge son regard dans ses yeux bleus, cille une fraction de seconde de trop, puis s'avance légèrement.

"Rien dans les mains, vous êtes prêts à voir mon tour de magie d'charlatan ?"

Elle regarde d'un air dépité le visage inexpressif de l'homme, esquisse un sourire, puis glisse sa main dans la poche de celui-ci, lui glissant également un léger baisé sur la joue.

"Le Joker dans votre poche droite, impressionné ?" Dit-elle en sortant une carte, puis en laissant échapper un sourire gêné, consciente que tout ce manège et prétendu tour de magie n'a aucun sens.

Impressionné ? Pas vraiment. Il la regarde, sans la juger, inconscient de son malaise. Quel est le but de ce tour, se demande-t-il ? Que veut-elle prouver ? Qu'elle peut fouiller dans ses poches ? Il n'y met que rarement des objets de valeurs, il n'est que trop conscient de ses faiblesses.

"Est-ce que vous pilotez aussi bien que vous faites des tours de magie ?" rétorque-t-il sans plus d'émotion qu'auparavant.

Elle cille, deux fois, sort une cigarette de sa poche, prend le briquet posé sur le bar et la grille.

"Est-ce que vous allez continuer d'ignorer ma question ? Vous savez vous battre ? Parce que le gars qu'est derrière moi, au bar, il a quasiment fini de boire et va bientôt devoir payer. Il va pas être content de voir que quelqu'un lui a piqué son argent. Argent qui se trouve dans votre veste, et je pense pas qu'il voudra vraiment se montrer pacifiste." dit-elle avec un sourire en coin, de manière bien audible.

Eleanor glisse la cigarette entre ses lèvres, inspire, souffle encore une fois un voile blanc de fumé.
Elle le regarde dans les yeux, sourie, et dit :

"Je pilote depuis bien plus longtemps que je ne fais des tours, et je compte bien continuer jusqu'à être la meilleure pilote de tout ce système de merde, autre chose à ajouter ?"

"Oui" Quant à savoir à laquelle des questions cette simple onomatopée fait référence, cela la regarde, lui sait parfaitement ce qu'il veut dire par là. Sans se troubler par la révélation d'ennuis à venir, le Capitaine tape trois doigts contre sa cuisse droite. Aussitôt, trois hommes dispersés dans la taverne se lèvent et se rapprochent du bar, de l'autre côté de la victime du vol. Se désintéressant de l'issue de la discussion, il revint à son interlocutrice. "Qu'est ce que c'est, pour vous, que piloter ?"

"Vous avez vraiment tout prévu hein ?" Souffle-t-elle d'un air dépité.
Elle regarde autour d'elle pour voir qui d'autre peut se cacher dans le coin, soupire, et répond d'un sourire à la question du capitaine.
*Piloter ? Surtout un moyen de troquer la compagnie de ces connards contre celle des astres, additionné à l'agréable silence du vide...* Pense-t-elle, mais se retiens de répéter ses paroles à voix haute.

"Je pilote pour mon indépendance et ma liberté, la seule chose qui m'entrave, c'est la consommation abusive de cette épave qui me sert de vaisseau... Je pilote pas pour aller d'un point A à un point B, si je pilote, c'est juste par plaisir et par besoin, je foule rarement la terre ferme, et déteste plus que tout passer mes nuits en bas. Je sais pas qui vous êtes, je vous connaît pas, mais si vous étiez en mesure de comprendre pourquoi je pilote, vous me poseriez pas cette question.
Si ça vous gêne pas, j'aimerais bien qu'on partage votre rhum, ma bouteille est vide et bien que votre compagnie me soit agréable, il est loin de m'être chaleureux."

Suite à ces mots, Eleanor n'arbore plus qu'un pâle reflet de son sourire, profitant des quelques secondes qui lui servent à éteindre sa cigarette contre le cendrier pour détourner le regard.

Evidemment qu'il avait tout prévu, il était capitaine et c'était son rôle, ainsi que de savoir utiliser ses subordonnés pour combler ses faiblesses. La suite cependant le surprit. Des pilotes, il en connaissait de trois sortes. Il y avait les vagabonds qui voyageaient pour se déplacer et méditer, les perfectionnistes qui se sentaient pousser des ailes et aimaient aller au plus près des choses, maximiser leurs déplacements, allier la beauté du mouvement à son excellence - ses préférés - et les casse-cou aimant la vitesse, l'adrénaline et le danger. Il aurait classé Eleanor dans la troisième catégorie et voilà qu'elle se révélait de la première. Cette femme était plus profonde qu'elle s'en donnait l'air. Mais malheureusement, incompatible avec le poste qu'il avait à offrir. Il poussa la bouteille à peine entamée vers la jeune femme.

"Terminez la. C'était un plaisir et j'espère que vous trouverez l'équipage qui vous convient." Malgré la calme indifférence de ses mots, il était sincère. Il se leva, mit sa main dans sa poche pour vérifier que la bourse y était toujours et sortit sans la rendre.