Relâche

Quand l'Iceberg aborde des Trinitaires, difficile de manquer l'enthousiasme morbide de l'intendante, son regard hanté et son rictus à faire froid dans le dos. Quand l'Iceberg aborde des esclavagistes, et que l'équipage attend, le cœur battant aux oreilles et la boule au ventre, que l'ennemi apparaisse derrière sa coque, le visage de l'intendante est inhabituellement fermé, ses yeux seuls brûlent de haine. Quand l'Iceberg aborde des esclavagistes trinitaires, on la voit parfois trembler de peur et de rage, mais son bras lui est toujours resté ferme. L'expérience a vite montré que si la métisse laissait rarement l'ombre d'un survivant derrière elle, elle oubliait alors complètement sa propre sécurité et il fallait souvent l'empêcher de s'enfoncer seule dans les rangs ennemis.

Quant à savoir si Seik'el veut réellement sauver les siens de leurs bourreaux, ou si c'est juste une vengeance désespérée et bien trop tardive pour autre chose qu'apaiser un instant des plaies salées...

L'abordage de l'Incognita a laissé quelques traces sur la métisse. Rien de méchant, elle s'en serait voulu de rester en arrière si tôt dans les opérations. Des estafilades proprement bandées, quelques coupures garnies de jolis pansements vert pomme - elle a grogné à Leofstan qu'elle allait avoir l'air fine avec ça, tiens, mais ça l'a pas fait changer d'avis - ont été son lot pour cette fois. D'autres ont eu moins de chance, et elle a prié pour eux avec la certitude, plutôt que l'espoir féroce, que Calypso l'entendait.

Et les siens. Les siens... des dizaines, des centaines d'hommes, de femmes, d'enfants. Affaiblis, affamés, malades. Comme prévu les stocks de vivres et de médicaments de l'Incognita étaient ridicules, et les réserves de l'Iceberg avaient été bien entamées. Heureusement qu'ils avaient prévu large et que le Capitaine avait payé de sa poche ce que l'intendance pouvait pas sortir... Elle avait beaucoup parlé avec eux, étant une des rares à parfaitement maîtriser mojat et standard, et c'était un vrai crève-cœur de devoir les laisser partir sans pouvoir engager ceux qui avaient tout perdu, ceux qui voulaient les aider. Ordre du Capitaine. Elle discute pas les ordres du Capitaine. Elle a gardé ses larmes pour la solitude de sa couche froide, les a offertes à la Dame avec ses prières. Puisse-t-elle veiller sur ses enfants orphelins de leur terre.

L'Iceberg est à quai à Vanguard, sous la fausse identité d'un vaisseau corporatiste. Seik'el, comme les autres, a porté l'uniforme corporatiste dès l'abordage de l'Incognita. Comme les autres, elle enlève cette saleté pour passer des habits plus pratiques, plus colorés, des bijoux d'un vert criard assortis à ses pansements ridicules. La porte entre sa cabine et l'intendance est restée entrouverte. Elle fredonne un air traditionnel entonné avec eux, tous ensemble, la veille au soir. Les siens sont entre les mains d'autorités qui les réduiront pas à moins que des bêtes et qui les aideront peut-être même à rentrer chez eux. Elle peut rien leur offrir de mieux. Elle chante pour oublier qu'ils sont partis. Pour pas les oublier eux, jamais. Jamais.

L'Incognita n'était plus, elle était retournée à l'anonymat qu'elle proclamait si fort, refermant à jamais ses yeux sur les horreurs qu'elle ne perpétuerait plus.

L'équipage avait fait son travail, Seik'el un peu plus comme toujours lorsqu'il était question de trinitaires esclavagistes. Quelques vies avaient été perdues du côté de l'Iceberg mais c'était bien peu par rapport à celles qui avaient été prises de l'autre côté. Et sur le bâtiment, à peine quelques bosses que les mécaniciens sauraient rapidement réparer et n'avaient qu'à peine entamé la peinture fraîche. Dans l'ensemble, la manœuvre avait été un succès. Et puis il avait fallu débarquer les esclaves récupérés. A eux, on leur avait dit que l'équipage était corsaire de l'UC. Ca expliquait plus facilement la présence des différents accents. De plus, ils avaient été très isolés. Libres, traités avec respect, nourris et soignés certes mais peu nombreux étaient ceux qu'ils côtoyaient et c'était toujours les même. Seik'el en faisait partie, ainsi que Mok'tub puisqu'ils parlaient mo'at. Le mystique également venait leur transmettre la Parole de la Déesse. Pourquoi pas si ça les rassurait.

L'Iceberg a terre, les membres d'équipage qui n'avaient rien à faire étaient évidemment descendus et Jaziel évidemment restés pour s'assurer que les réparations, le nettoyage – un chargement d'esclave salissait forcément les cales – et le réapprovisionnement se passe bien. Il a besoin d'avoir une estimation de ce qu'ils ont récupéré comme butin par rapport aux dépenses faites. Il s'arrête à la porte, laisse Seik'el chanter, écoutant en silence.

La chanson s'interrompt dans un couac. Elle déglutit derrière la porte, inspire profondément, ajuste son haut orange à volants pour retrouver une contenance. Pour qui ? Bonne question, elle est seule. Du bout des doigts, Seik'el glisse des plumes anis dans les longues tresses fines dont elle a coiffé ses cheveux, et un fredonnement ténu s'élève à nouveau. Elle attache des écailles vert d'eau à ses oreilles, des malachites à son cou et un cliquetis de bracelets dorés à ses poignets. Sa voix se raffermit peu à peu. Ca va mieux. C'est futile, mais ça l'a toujours apaisée de se pomponner. Elle se concentre sur autre chose, et puis ça lui rappelle qu'elle est humaine. Les animaux, ça met pas de bijoux... Les boucles trop bleues rejoignent leur coffret, remplacées par des gouttes de péridot balançant au bout de chaînettes dorées. Un rapide coup de crayon rectifie son maquillage et étoffe un peu ses sourcils, et elle ouvre la porte.

"Capitaine ?" elle s'étonne en le découvrant dans l'intendance. Son visage chauffe aussitôt. "Je vous ai pas entendu arriver, fallait me prévenir... vous attendez depuis longtemps ?" Vous m'avez entendue chanter ? Vous m'avez entendue pleurer ?

« Bonjour Seik'el » fait-il calmement lorsque la porte s'ouvre sur la mo'at, jolie dans son haut à volants oranges décoré de bijoux dans un camaïeu de verts qui mettent son teint en valeur. Le maquillage renforce le charme sombre de son regard mais il arrive à la regarder avec son calme habituel. Comme d'habitude, l'intendante est très belle, un atout qu'elle déteste mais dont il reconnaît l'intérêt et dont il se sert parfois sans la moindre honte. Ce n'est pas parce qu'il a des principes qu'il est aveugle. Il sait cependant qu'un seul mot dans cette direction pourrait effrayer le chat sauvage qui réside en elle. Il préfère rester prudent.

« Je ne voulais pas vous interrompre. Vous aviez l'air occupée. Vous allez bien ? » Il fait un simple signe de la tête vers les pansements verts.

Oui, il a tout entendu. Mince. Trop tard pour y changer quelque chose, elle décide avec un brin de fatalisme.

"Oui, ça va. Quelques égratignures, rien de grave. Pour le reste vous connaissez les goûts esthétiques de l'équipe soignante..." Et encore... certains ont quitté l'infirmerie avec des pansements ornés de corgis. "Et vous Capitaine, tout se passe bien ?"

Il connaît. Il s'attend à des remarques sur les pansements à motifs qui coûtent évidemment plus chers que les simples mais Leofstan a toute une théorie sur le ridicule qui est la meilleure façon de faire en sorte qu'un homme ne veuille pas être blessé bêtement et, curieusement, les statistiques semblent lui donner raison alors il ferme les yeux sur cette dépense là. Et pourtant, ce n'est pas là dessus qu'elle part, elle lui demande de ses nouvelles à lui. Il la regarde, calme comme toujours.

« Oui. Je viens faire un point sur les hommes et les femmes que nous avons déposés. Ont-ils beaucoup entamé les réserves de nourriture et de médicaments ? Pensez-vous nécessaire de faire un réassort entre chaque dépôt ou est-il possible d’enchaîner les opérations du genre ? »

Les pansements à motifs c'est cher ouais, j'ai hurlé la première fois que j'ai vu ça, mais j'ai bien été obligée de reconnaître l'efficacité du truc. Des vies sauvées, des économies de médocs, moins d'indemnités à verser, en fin de compte ça a des répercussions favorables sur le budget et tout le monde est content.

"Oh. Oui. Bien sûr Capitaine, tout de suite."

Je hoche la tête et je vais derrière mon bureau. Un prétexte comme un autre pour pas me mettre en rogne et pas cracher ma bile sur ces enfoirés de Trinitaires. J'ai déjà oublié qu'au départ je voulais sortir et m'aérer un peu la tête.

"C'était moins catastrophique que d'autres fois."

Mutilations. Epidémies. Scorbut. Scorbut, merde ! Le nutrisoja ça sert à quoi ?! Cette fois le Doc a dit qu'il y avait surtout de la sous-nutrition et des infections bénignes. Je pense qu'on a eu de la chance. Eux surtout. J'ai beaucoup prié la Dame pour la remercier de nous avoir fait intervenir à temps.

"De mémoire il nous reste à peu près deux tiers du surplus de médicaments et moins de la moitié du surplus de vivres. Je vous retrouve ça Capitaine." Mais c'est pas la question, pas le cœur de l'affaire. "Je pense qu'on peut encaisser un autre sauvetage, quitte à rationner un peu. Mais je voudrais chercher un peu de surplus quand même pour arrondir les stocks."

Et puis si je trouve un filtre de triphaseur esseulé ou ce genre de merde...

C'est sans émotion particulière qu'il écoute le rapport de la jeune femme. Il ne s'attendait à aucun chiffre précis et n'est donc pas surpris de ceux qu'elle donne. Il note surtout que s'il reste les deux tiers des médicaments et la moitié des vivres c'est qu'ils ont de quoi enchaîner pour les prochaines fois, si tant est qu'ils ont la place de loger tous ces gens. En réalité, les véritables problèmes des libérations en chaîne sont le logement des rescapés et leur confinement pendant les opérations suivantes. Il n'a pas envie de se lancer à l'assaut avec une centaine d'esclaves apeurés et pas forcément loyaux dans le dos. Les risques seraient trop grands pour un gain incertain. Se poser dans différents astroports devrait suffire, surtout s'il n'y a pas de temps à perdre à se ravitailler.

« Bien. Nous pouvons nous ravitailler pour cette fois. Avez-vous pu parler avec certains d'entre eux ? Vous ont-ils révélé quoi que ce soit d'utilisable ? »

Seik'el opine du chef, donne quelques feuilles à l'homme blanc face à elle pour qu'il puisse les lire à son aise.

"Pas grand-chose non." elle soupire, pas joyeuse. "Mais on a pu parler oui, beaucoup. Une rafle encore. Enfin, plusieurs. Beaucoup de membres du clan A'mane, un clan des plaines. Des Nassayo aussi, du bord de mer, des membres isolés de quelques clans. Deux bannis. Des équipes au sol en speeder pour les rassembler puis les embarquer de force, l'équipage du vaisseau qu'on a pris à ce qu'il semble."

Il prend les feuilles. Ne les lit pas. Elles seront pour plus tard. Son attention à présent est focalisée sur la jeune femme dans l'espoir d'en retenir le plus possible. Deux clans, l'un des plaines, l'autre de la côte. Il sait depuis longtemps qu'aucun clan en tant que tel n'a grand chose à offrir à un homme des factions, à part de la main d'oeuvre dont il ne veut pas. Mais il garde en tête les noms. Les Nassayo sont des pêcheurs en toute logique. Les A'mane des cultivateurs/chasseurs.

« Si les équipes en speeder faisaient partie de l'équipage que nous avons arraisonné, alors il n'y a pas de filière à remonter. Un ou plusieurs individus spécifiques ont-ils attiré ton attention ? »

Le passage du vouvoiement au tutoiement dans la même conversation laisse toujours Seik'el perplexe et un peu mal à l'aise. Et puis les mots. Et puis soudain ses mots qui débordent, ses mots à elle et ses émotions.

"Des femmes violées, des enfants orphelins, des hommes balafrés, des vies brisées Capitaine. C'est ça que j'ai vu, c'est ça qui m'a brûlé les yeux. Toutes les histoires sont horribles, toutes se ressemblent et toutes sont uniques."

Et vous Capitaine, vous, vous vous en foutez, vous voyez que l'utile même dans la misère. Elle broie la pensée sitôt formulée, inspire longuement pour s'interdire toute nouvelle accusation irrespectueuse, même silencieuse. Qu'importent ses motifs au fond, tant qu'il aide les siens à échapper à leurs bourreaux. Son regard brûle pourtant, de Flamme, de colère, de frustration, d'un appel à l'aide qu'il entendra pas, et sa voix garde un peu de sa sécheresse.

"Si vous parlez de considérations tactiques, l'Ancienne des A'mane était à bord, plusieurs frères du chef des Nessayo également, une partie de leur famille. Ils ont du prestige, un certain charisme. Ils seraient sans doute des soutiens pour nous en cas de besoin, s'ils savaient qui les a sauvés." Encore raté. "Si je peux me permettre. Pas de Mystique connu. Certains se battent bien, mais pour le reste ils ont jamais vu un vaisseau de leur vie avant l'Incognita."

Autrement dit, sans formation préalable l'Iceberg pourra hypothétiquement compter sur eux pour renforcer les équipes d'abordage, mais pas plus.

Il y a de la violence. De la colère soudain dans l'expression et les mots de Seik'el. Il pensait pourtant vraiment avoir fait attention au choix de ses propres paroles. A croire qu'il s'était trompé. Sans rien dire, sans se vexer, il écoute la diatribe avec exactement la même attention que le reste. Des femmes violées, des enfants orphelins, des hommes balafrés et des vies brisées, ce n'est pas ce qui l'intéresse. Il cherche des individus, pas de la misère. Compatir avec eux ne leur redonnerait pas ce qu'ils n'avaient plus. C'était contre-productif. L'équipage qui avait fait ça n'était plus, le réseau était brisé, il y aurait des femmes pas violées, des enfants pas orphelins et des hommes pas balafrés sur les plaines de A'mane et les plages des Nessayos. Mais l'intendante ne peux pas voir les choses ainsi. Pas encore.

« Ce sont de bonnes considérations tactiques mais pas celles que j'avais en tête. » répond-il tranquillement à la fin de l'exposé.

« En effet, ils vont redorer le blason de l'Union, non le notre mais ce n'est pas important, nous ne travaillons pas pour la gloire. » pas pour cette gloire là. « Tout le monde peut apprendre s'il en a l'envie ou le besoin. J'ai confiance en ton jugement. Si tu repère quelqu'un qui pourrait se reconstruire à bord de l'Iceberg, dans le futur, ne lui dit rien mais prévient moi. »

"Je m'en fous de la gloire Capitaine." C'est sorti tout seul. "Si j'avais voulu la gloire j'aurais cherché autre chose que l'intendance." Autre chose qu'être votre ombre. "Je sais qu'on est pas la soupe populaire, mais... quand on fait ça j'ai vraiment l'impression qu'on fait pas assez."

Elle attrape une autre liasse, épaisse, de feuilles couvertes recto-verso d'une écriture où, pour peu qu'il y prête attention, le capitaine de Nieves pourra sans doute ressentir la fureur, la haine et la détresse de la métisse. Pour le reste, c'est un mojat à l'orthographe phonétique. Elle en tire un petit dossier dactylographié et repose les feuilles manuscrites à l'écart.

"J'ai noté tous les noms. Toutes les compétences. Toutes les volontés pour l'avenir. De tout le monde. Là, c'est ceux qui voulaient rester à bord pour nous aider, et ceux qui savaient pas quoi faire une fois à terre. Triés par motivation, avec un indice de pertinence au vu de leur état physique et mental. Les... attendez. Les cinq ou six premiers m'ont juré qu'ils sont prêts à nous rejoindre, aujourd'hui et à l'avenir, peu importent les circonstances. D'autres aussi. Vous avez les détails."

Elle a pas la mémoire de certains. Alors elle a tout noté, tout, comme elle fait à chaque fois. Pour se souvenir. Pour pas oublier. Pour prier pour eux et leur avenir. La liasse rejoindra toutes les autres, dans sa cabine. La seule différence aujourd'hui, c'est la transcription en standard. D'habitude, les intéressés, on les garde tout de suite.

Feraient-ils jamais assez, pense-t-il, pour satisfaire la faim de vengeance de la jeune femme ? Il en doutait, cet appétit était insatiable comme l'était son tempérament explosif, cette énergie à la fois rentrée et visible qui animait en elle un feu dont il appréciait la chaleur et redoutait les blessures. Allait-elle le quitter ? Possible, elle ne serait pas la première. Il n'en avait cependant pas envie et réfléchit rapidement aux arguments les plus aptes à la convaincre.

« Seik'el. » Il avait fait attention à prononcer le nom avec le meilleur accent mo'at possible. « Je sais que ces prochains mois vont être éprouvant pour toi mais tu dois voir ça comme une marche vers un destin plus grand. Ce soir nous sommes obligés de les relâcher dans la nature. Ils seront pour beaucoup perdus, certains seront repris, d'autres ne retrouveront pas leur Clan. D'autres encore nous retrouveront plus tard, s'ils le désirent. Mais ce que nous faisons là c'est dans l'espoir, non, avec l'ambition je dirais, de faire plus encore par la suite. Le chemin que j'ai choisi pour l'Iceberg est un chemin de pouvoir. Pas pour la gloire mais parce que le pouvoir donne des moyens. Nous ne faisons pas encore assez. »

Il laissa échapper un soupir.

« Il y a deux façons de mener un combat et tu le sais aussi bien que moi. Laissons les autres s'épuiser dans des victoires faciles. Si nous voulons imprimer notre marque dans la galaxie, il faut viser plus grand. Au delà. Tu comprends ? »

Elle serre les dents, le regard plein d'un reproche buté. Elle comprend. Est-ce qu'elle comprend ? Elle comprend la logique, une logique froide, rationnelle, le genre de logique qui passe outre l'humanité et qui prend juste en compte les statistiques. La seule humanité que Seik'el peut nier, et encore parfois elle a du mal, c'est celle des Trinitaires. Elle aurait aimé qu'il y ait une autre solution, n'importe laquelle, qu'utiliser tous ces gens, les siens, comme des marchepieds pour la suite, et ensuite les laisser aux autorités, fussent-elles les plus aptes du système à leur fournir un semblant de sécurité et d'aide. C'est... pas bien. Même si ça sera mieux ensuite. Ca pourrait sûrement être mieux ensuite et maintenant, et elle retient à nouveau des mots qu'elle regretterait trop vite.

"Vous savez mieux que moi Capitaine." qu'elle finit par lâcher, résignée.

Elle a jamais eu la prétention d'être un fin stratège, ou même un stratège décent. A part quand il s'agit de faire tourner la tête des hommes au mépris de sa propre survie, avec la faveur de la Dame...

"Ca me plaît pas." J'ai eu une chance qu'on leur donne pas. "Mais j'vous fais confiance."

Il comprendra à quel point c'est vrai. Il comprendra à quel point il a intérêt à ce que les œufs qu'ils cassent aujourd'hui sur son ordre le soient pour battre la plus magnifique des omelettes.

Il n'est pas certain de l'avoir convaincue. Elle n'a pas la lumière qu'elle irradie parfois quand elle le regarde, au contraire, elle semble sombre et rentrée en elle-même. Que peut-il dire de plus, il ne sait pas. Il n'apprécie pas voir sa loyauté déchirée comme ça. Doit-il lui retirer sa confiance ? Pourquoi réagit-elle ainsi ? Il aimerait comprendre les sentiments qu'elle éprouve, pouvoir prévoir ses réactions bizarre. Si elle pense mal de leur manœuvre,combien d'autre dans le vaisseau nourrissent les mêmes doutes ? Il note à part lui d'être plus attentif aux réactions de l'équipage. Une mutinerie peut voir le jour à n'importe quel moment. Il n'a pas travaillé si dur pour être destitué maintenant. Pas plus qu'il ne peut se permettre la moindre hésitation.

« En effet. »

La confiance fait partie de la base de son équipage, de ses officiers. Ils doivent être certains qu'il sait mieux qu'eux, sinon, ils ne se laisseront pas conduire, ils auront des hésitations qui seront autant de vies gâchées. La Déesse est-elle responsable des graines de doutes qu'il voit semées dans l'esprit de la jeune femme ? Il n'est pas sur d'apprécier ces nouvelles données. Surtout alors qu'il va la déposer à terre pour sa formation.

« Autre chose ? » Sa voix a reprit sa froideur habituelle.

Plus que l'ombre d'expressivité du discours soudain envolée, c'est la sécheresse des répliques qui indique à Seik'el que son honnêteté est mal passée. Elle soutient le regard froid, dépitée d'avoir froissé le capitaine de Nieves.

"Non Capitaine."

Qu'est-ce qu'elle peut dire ? Lui demander d'être plus humain ? De compatir ? De montrer de l'émotion ? On demande pas à un atikaya d'apprendre à voler. Elle s'adaptera, comme elle s'est adaptée à l'idée que l'Iceberg chasse souvent autre chose que des esclavagistes. Elle sait ce qu'elle a aujourd'hui et à qui elle le doit.

"Enfin. Si."

Elle se redresse et lui tend le dossier dactylographié portant les noms et le détail des siens, des vies de papier qui seront un jour peut-être au service de l'Iceberg. Son regard brûle.

"Je veux voir ce jour où on aura le pouvoir de faire plus. Et je veux être avec vous ce jour-là. Capitaine."

Non Capitaine. Au moins, elle l'appelle toujours par son titre. Conscient que l'entretien est terminé, il se préparait à sortir lorsqu'elle le retint soudain d'un Si qui l'interrompt dans son mouvement. Il revint face à elle, impassible comme souvent, et la regarda avec sa patience habituelle. Elle s'est redressée, li tendant un dossier qu'il glissa sous son bras, précautionneusement pour ne pas l'abîmer. La lumière est revenue dans ses yeux, comme si elle avait profité des quelques secondes entre la fin de ses doutes et son rappel pour rallumer un feu qui s'était éteint en elle. Jaziel ne comprend pas du tout comment ces feux là fonctionnent mais il est rassuré de voir qu'ils sont de retour. Il sait que les promesses de la jeune femme sont des serments.

« Seik'el, vous êtes bienvenue à mes côtés aussi longtemps que vous souhaiterez l'être. » Et tant, évidemment qu'elle sera utile et fidèle à l'Iceberg mais cela, il n'est pas utile de le préciser.

Les mots du Capitaine lui tirent un sourire. Pas le vrai, celui qui fait briller son visage, mais on en est pas loin quand même.

"Merci Capitaine."

S'il savait à quel point entendre ces quelques mots peut lui faire du bien, si seulement il savait. C'est une chose de le savoir, mais se l'entendre dire, surtout alors qu'elle va bientôt quitter le vaisseau pour sa formation de mystique, vraiment, ça lui enlève à chaque fois un poids des épaules. Elle contourne le bureau, rejoint l'homme sans couleurs.

"Vous allez quelque part ?"

Le regard qui brûle est suivi d'un sourire. Ce n'est pas l'illumination qu'elle semble avoir parfois mais il y a du feu dedans quand même et avec les pirates, a-t-il apprit, le feu intellectuel est un point important à prendre à part. Il a donc dit ce qu'il fallait. Tant mieux. Il hoche la tête pour accuser réception du remerciement. C'est dit, inutile de rester des heures sur quelque chose qui pouvait rapidement devenir sentimental et lui échapper tout à fait.

« J'allais vérifier l'état de la cale. J'ai eu des retours sur le manque de confort des affranchis et je voulais réfléchir à comment optimiser l'espace pour le transport de gens vivants et non de marchandises. Vous voulez venir ? »

Elle hoche vivement la tête. Et comment qu'elle veut venir !

"J'ai quelques idées. Si vous voulez bien me laisser une minute pour déléguer le réapprovisionnement en nourriture et en médicaments, Capitaine ?"

Tout ce qui peut améliorer les conditions de vie de ceux qu'ils aident est bienvenu. Elle est prête à mettre de l'argent de sa poche si c'est nécessaire. Il faudra juste trouver un endroit pour stocker ce qui doit l'être, et un prétexte pour expliquer la présence de certains aménagements, mais ça pourra certainement s'arranger.

Elle a l'air plus heureuse, d'un coup. Le bien-être de ses concitoyens a toujours été une priorité pour elle. Comme si en les traitant bien elle efface ce qui lui a été fait à elle ? Ou bien ce qu'eux ont vécu de la main des esclavagistes ? Mais cela ne change rien, elle s'en rendrait compte si elle mettait pour un instant ses émotions de côté. Rien, jamais n'efface le passé. Et lui n'a pas pour objectif final l'éradication d'une autre forme de pensée que la sienne. Il vise plus loin, au dessus et au delà. Avec elle ? Peut-être si elle accepte de le suivre. Peut-être pas si les méthodes finissent par prendre toute la place à ses yeux. Ils verront bien. Pour le moment, elle semble à nouveau loyale et cela lui suffit. A chaque jour, sa peine.

« Allez-y. »

Attendre n'est pas quelque chose qui le dérange outre mesure. Il a toujours des choses à faire, toujours de quoi penser, toujours des rapports à lire. Il attrape sa tablette et ouvre un document, patientant tranquillement jusqu'à ce qu'elle ait terminé de déléguer les tâches en cours.

L'appel est vite passé, conclu par un "si tu trouves un filtre de triphaseur en passant aussi, ou ce genre de pièces qu'ils réclament tout le temps. Non, c'est pas sur la liste. Je sais. J'ai dit "si". Tu connais les cours, si ça dépasse un peu je prends sur moi. Fais au mieux." suivi de l'envoi d'une note déjà écrite comportant les références qu'elle comptait acheter en priorité et les quantités approximatives dont elle aurait besoin pour le reste. Elle est pas si riche que ça, mais ses seules dépenses personnelles sont des pacotilles, quelques vêtements parfois. Autant investir le reste à l'occasion. Amélioration des conditions de vie dans les cales, tentatives de gestes de bonne volonté envers les mécanos...

Elle range son com quand elle a terminé, laissant le Capitaine terminer sa tâche en cours en attendant de lui emboîter le pas.

Il termine son paragraphe, relève la tête et fait signe à la jeune femme de le précéder, marchant derrière elle dans les couloirs étroit, à son côté lorsque la configuration des lieux le permettait. Les soutes avaient été pensées intelligemment mais elles l'avaient été pour du fret et même si l'on avait ôté la plupart des étagères qui restaient en kit dans un coin et mis sur le sol des couvertures pour isoler un peu, ce n'était pas une manière de traiter des êtres humains, semblait-il. Il voulait que les esclaves libérés soient reconnaissants envers l'Union de leur traitement afin qu'ils déséquilibrent un peu plus encore le rapport de force entre les deux factions. Le Cardinal était un homme fier et ombrageux et c'étaient des points sur lesquels ils fallait appuyer.

« Je pensais investir dans des rideaux que nous accrocherions à des anneaux au plafond pour délimiter des zones permettant un peu plus d'intimité. Je pense par exemple aux femmes qui voudraient se retrouver entre elles pour le moment ou aux blessés et aux malades que nous n'aurions pas la place de mettre à l'infirmerie... »

"Oui, des rideaux seraient vraiment utiles. Des sanitaires supplémentaires également, au moins un deuxième jeu."

Les sanitaires d'appoint destinés à n'être utilisés que pendant les manutentions, clairement, sont largement insuffisants pour vingt, cinquante, cent personnes vivant en soute en permanence. Mais aussi, les soutes n'ont jamais été prévues pour accueillir cent personnes en permanence pendant plusieurs jours, voire une semaine, voire deux. D'habitude, ils ont le droit de circuler dans le vaisseau et d'utiliser les installations de l'équipage, mais d'habitude l'Iceberg n'est pas l'un des agents du chaos entre factions.

"Et puis peut-être, si on peut, des nattes ou des tapis de sol. Ca isolerait mieux que les couvertures, ça serait plus confortable sûrement... et ils pourraient servir pour les prochaines fois, après désinfection."

Seik'el est peut-être attachée au bien-être des siens, elle essaie peut-être de se faire croire et de faire croire au Capitaine qu'il a prévu des prochaines fois, d'autres prochaines fois avec d'autres esclaves à loger avant de les déposer ou de les recruter, plus qu'avant, mais elle n'oublie pas dans quel état d'hygiène déplorable peut se trouver un esclave qu'on vient de libérer. Elle en sait quelque chose...