À l'ombre des couloirs de service [Rae]

La Pierre au Fusil ne vient pas souvent ici. Et tu descends encore moins souvent. Même qu’aujourd’hui, c’est la première fois que tu mets le pied sur le Crust et ça tiraille ta curiosité. L’endroit semble fabuleux, mais bondé. Et t’aime pas trop beaucoup ça, toi. Oh non, pas du tout !

Mais ça va vite mieux. Parce que tu pousses une porte à peine visible, mais entrouverte, et que tu te retrouves dans un couloir un peu plus sombre qui te convient beaucoup mieux que l’autre, tout grand, tout lumineux, tout plein de trop de gens.

Ton regard revient sur la porte un instant, tu ne sais pas trop si tu as le droit d’être ici. T’as pas regardé s’il y avait quelque chose d’écrit sur la porte. Tu aurais dû. Il faut lire ce qui est écrit sur les portes. C’est é-lé-men-tai-re. Mais tu n’as pas envie de retourner de l’autre côté alors tu t’en détournes et te décides à avancer. T’es pas très remarquable, parce que tu croises des gens et que personne ne te dit rien. Alors c’est peut-être que tu as le droit d’être ici et que les autres, ils préfèrent juste l’autre couloir.

N’empêche, tu te sens plus dans ton élément ici. Ton élément, c’est le discret, pas trop lumineux, pas trop de gens, pas trop de tout. Et ici ce n’est pas trop de rien donc parfait.

Le Crust est vraiment un endroit intéressant.

Tu passes devant une foule de salles, de salons, de pièces pour tout et rien. Mais toi, tu restes dans les petits couloirs te contentant parfaitement d’observer de là les différents endroits. Tu jettes un regard à ton Hcom, un vieux modèle trop cher, mais plus abordable que tous les autres. Paraît que c’est important d’en avoir un sur soi et t’avoue que c’est bien pratique pour avoir l’heure. Et encore plus pratique parce que justement, l’heure n’est pas trop tard. Et que tu peux encore rester et observer.

Enfin, il y a une dame qui semble assez digne et qui approche et t’as l’impression qu’elle ne passera pas tout droit, elle. Mais si tu ne la regardes pas, peut-être que si ? Souvent, ça fonctionne.

Un matin comme les autres. Dans les salles et les couloirs des clients, lumineux, chaleureux, animé. Dans les couloirs, sombre, discret, grouillant. Le personnel s'active, et moi aussi. J'rentre d'un séminaire un peu chargé, et j'suis encore décalquée. Waal' est contente qu'on soit rentrées, et franchement, j'suis contente aussi. Surtout qu'j'ai retrouvé Rob'. Bref, là l'temps est pas aux retrouvailles endiablées, mais au travail. Parce que du boulot, on en a. Y a Lode qui s'est posé avec son équipage. J'espère qu'j'pourrais l'croiser un peu. Mais là, j'ai un évènement franchement sympa sur lequel j'bosse depuis pas loin de deux mois qui s'approche à grande vitesse. Un week-end complet de festivités sur le Crust. Avec une ambiance qu'on a encore jamais testé, des s...

Là, j'bug. Dans le couloir de service, un type que j'crois pas connaître. J'réfléchis trente secondes, parce que p't'être que j'suis encore trop déchirée pour reconnaître des types de ma propre équipe. Je doute, mais nan. On a engagé personne pendant mon absence non plus. C'moi qui m'occupe de ça, et Rob me l'aurait dit sinon. Alors est-ce que c'est un client qui s'est paumé ? J'fronce les sourcils, ça réveille Waal'. J'dois faire l'effort de me souvenir que c'est un client.

- Excusez-moi ? Est-ce que je peux vous aider ?

Raté. Elle t'a vu. Le regard qui ne regarde pas n'a pas fonctionné.

Ton regard l'effleure, se pose sur le serpent. Très gros serpent.

- Non merci, ça va.

Tu te demandes ce que mange ce serpent. Des grosses souris ? C'est pratique, ça, les souris, il y en a parfois dans les inventaires et c'est désagréable, ça gruge les vêtements et la nourriture. Ou alors des lapins ? Oh, les pauvres lapins. Tu détournes le regard du serpent, il te reste une technique pour peut-être qu'on ne t'embête plus.

Alors tu t'éloignes. Tu as été poli et c'est vrai que tu n'as pas besoin d'aide.

Alors là, je reste conne. Pendant au moins dix secondes. Le temps qu'il commence à s'éloigner. C'est la première fois qu'on me l'a fait celle là. Et le gars a même pas cillé. Je le suis d'un pas rapide, et me racle la gorge.

- Non, excusez-moi.

J'attends d'être arrivée à sa hauteur et je le regarde avec intensité, mais à une distance raisonnable. Je sais pas encore s'il se fout de ma gueule ou non, mais je sais que Waal' aime pas quand on se fout de ma gueule. Et je voudrais pas qu'il arrive un accident. Reprenons, essai numéro 2.

- Est-ce que vous savez que vous n'avez pas le droit d'être ici ? Ces couloirs sont réservés au personnel.

Raté.

Ton regard l'effleure, revient sur le serpent, puis plus loin encore. Tes doigts se mêlent, se triturent.

- Je vous excuse. Tu lui jettes un petit regard, puis le détournes encore.

- Il y a beaucoup beaucoup de gens dans l'autre couloir. Et de lumière. Et je trouve ça très intéressant ici. Je ne dérange pas, promis.

Oui, oui. Tu promets. Tu dérangeras pas. Et t'aimerais bien qu'on te dérange pas.

- Votre serpent ? Il est gros. Est-ce qu'il mange des rats ou des lapins ?

J'reste conne encore. Moins de temps cette fois. A peine sept secondes. Ok, soit il se fout vraiment de ma gueule, soit il a pas la lumière à tous les étages. En tout cas, il a l'air de prendre au pied de la lettre tout ce que je dis. On va partir sur la dernière hypothèse, au cas ou. J'reste calme, j'reste pro. J'ai déjà vu pire.

- Est-ce que vous prenez au pied de la lettre tout ce qu'on vous dit ?

Bon, et il s'intéresse à Waal.

- C'est une femelle naän'gi. Elle mange des animaux un peu plus gros que des lapins et des rats. Est-ce que c'est la première fois que vous en voyez une ?

- Comment quoi?

Tu fronces un peu les sourcils.

- Je pense que j'en ai vu un, une fois. Mais il était mort. C'était sur la plantation de mon oncle, il ne voulait pas qu'il vienne alors il l'a tué.

C'est triste. Parce qu'il aurait mangé les rats sur la plantation et ça c'était très pratique. Il était plus petit que celui là. Tu t'en souviens.

- Je... Ne prend pas au pied de la lettre tout ce qu'on me dit.

Je lève un sourcil, en caressant machinalement Waal. Pauvre Naän'gi. Mais c'est pas ça qui a le plus retenu mon attention.

- La plantation de votre oncle ? Vous êtes trinitaire ?

C'est une question rhétorique, mais qui me semble être une tactique intéressante pour aborder ce drôle de bonhomme. J'oublie cette histoire de pied de la lettre, c'est pas important.

- Oui. Je suis trinitaire. Et vous? Qu'est-ce que vous êtes ?

Tu as un accent trinitaire. Tu en es convaincu. Et même qu'elle a un accent... un peu... Impérial ? Après, comme elle te demande, tu lui demandes.

- Qu'est-ce qu'il mange, votre naän'gi ?

Oh non, toi, tu veux savoir.

- Est-ce que vous venez d'un vaisseau ? Moi ? Je ne fais partie d'aucune faction.

Encore mon naän'gi. Bon, d'accord.

- Je lui donne de la viande crue, différente selon les arrivages que j'ai. Elle raffole du mouton, un peu moins du boeuf. Elle aime beaucoup les ta'leng, mais j'en reçois pas souvent. On est sur un vaisseau, pas dans la jungle. On fait avec c'qu'on a.

- Oui, de la Pierre au Fusil. Vous connaissez ?

Ton regard repasse sur le serpent... Oh.

- Elle est chanceuse. Moi, je mange beaucoup de nutrisoja. Ça ne doit pas beaucoup lui plaire ça.

Mais toi ça te va bien. C'est économique, en plus. La viande, ça coûte cher. Et puis ça vient d'animaux et t'es pas très certain d'aimer l'idée de manger des animaux.

La Pierre au fusil ! Voilà qui ouvre des perspectives intéressantes pour pouvoir parler avec ce type.

- Je connais même très bien son capitaine. C'est un grand ami à moi.

Puis il me parle de nutrisoja et j'hausse un sourcil, amusée.

- On vous sert rien d'autre sur la Pierre ? Ici en tout cas, c'est clair que c'est pas du nutrisoja qu'on mange. Et je ne pense pas que Waalan aimerait ça, en effet. Mais pour tout dire, elle n'a jamais goûté. Et vous, est-ce que vous avez goûté les spécialités d'ici ?

- Monseigneur Lazare ? Vous avez des amis puissants.

Ce qui n'est pas ton cas, oh ça non. Mais ça te va très bien aussi. Il serait très embarrassant que t'ais des amis pour t'inviter à des événements bruyants et agités qui ne te plairait pas du tout. Ah ça non. Tu préférais être ami avec... Le cuisinier ! Ça, c'était des amitiés biens. Et pratiques.

- Si, parfois, mais c'est très économique, le nutrisoja, donc c'est un bon choix. Et je n'ai jamais goûté les spécialités d'ici. J'ai des crédits, mais je les économise pour autre chose.

Comme une maison avec des orangeraies, par exemple. Ou pour acheter de nouvelles bottes, parce que les tiennes étaient trop vieilles. Quel dommage.

J'hausse un sourcil amusé.

- On dirige pas un établissement comme le mien sans amis puissants. C'est une des règles du métier.

Quel étrange petit bonhomme. Il a l'air d'un gamin de cinq piges dans le corps d'un jeune adulte.

- Est-ce que ça te plairait de goûter une spécialité en gardant tes crédits pour tes autres projets ? Moi j'ai assez de crédits pour te payer un repas, et je les économise pas pour autre chose.

Toutes façons, je gagne suffisamment de fric avec le reste de la Pierre-au-fusil pour pas avoir à me soucier de ça.

- Il n'y a pas de règles comme ça pour mon métier.

Et tu en es bien content, car c'est parfois très compliqué de se faire des amis. Et les puissants, ils ne s'intéressent pas beaucoup aux aides intendance comme toi.

Quand à la proposition... Tu hésites un peu... Mais l'offre est tentante.

- D'accord. C'est très gentil de votre part.

J'suis amusée par ce bambin. Il est attendrissant. J'me dis qu'il aurait l'âge d'être mon môme en plus, et même si je regrette pas de jamais en avoir eu, ça me fait quelque chose juste maintenant.

- Et c'est quoi ton métier à toi ?

C'est pas vraiment un client, pas vraiment un adulte... Le tutoiement est venu naturellement, et à moins qu'il fasse des réflexions à ce sujet, ça va continuer comme ça. Je me contente d'hocher la tête quand il accepte ma proposition, et je lève une main pour lui indiquer la direction à prendre - un peu soulagée qu'il quitte mes couloirs de service.

- Oh, ça me fait plaisir. C'est par là-bas. On va prendre les couloirs de service pour cette fois, mais il faudra éviter de revenir par là, d'accord ? C'est réservé aux employés uniquement.

J'aide à l'intendance. Je m'occupe de l'inventaire. C'est important, parce que je suis le seul qui se souvient toujours de tout les stocks.

Et tu ne comprends vraiment pas que les autres n'y arrivent pas. C'est simple. Des noms et une quantité. Il y a quand même beaucoup plus compliqué !

Tu commences a avancer quand elle te dirige, hoches la tête à ses mots.

- D'accord. Seulement les employés.

Dommage, c'est très bien ici. Bien mieux que les couloirs pleins de lumières, de gens, de bruits. Il faudrait que tu trouves un endroit où tu es bien, mais autrement, tu risques de ne pas débarquer souvent ici. Ce n'est pas comme si le vaisseau semblait faire souvent escale au Crumbs of Stars.

- C'est un sacré travail que tu fais. J'sais pas ce qu'on ferait nous, sans des personnes capables de bien s'occuper de nos stocks.

Heureusement il a l'air de piger, et de pas chercher de moyens de contourner les règles. On va quand même devoir surveiller tout ça. On a pas franchement le temps de s'occuper d'un type un peu perdu mais a priori inoffensif qui se balade dans les couloirs de service alors qu'ils sont réservés au personnel. Pas que je sois inquiète qu'il y mette le bazar - j'le connais pas mais il a pas l'air d'aimer déranger qui que ce soit, c'gars là - mais si on autorise tout le monde à venir ici parce qu'il s'y sent mieux, bah ça va devenir un putain de lieu trop fréquenté pour qu'on puisse bien faire notre travail.

- Est-ce que tu sais pourquoi on utilise ces couloirs au lieu de ceux des invités ?

- J'aime beaucoup ça. J'aime quand tout est rangé, en ordre et compilé. Je veux que tout soit à sa place.

Et parfois, des gens dérangent ça. Et c'est... TRÈS désagréable. Tu n'aimes pas ça. Si tu pouvais, il n'y aurait que toi qui mettrait les pieds là et qui donnerait aux gens ce dont ils ont besoin. Sauf qu'on t'as dis que ça ne marchait pas comme ça, parce que tu ne peux pas toujours être là. C'est bête, tu veux bien dormir là et toujours être là.

Mais c'est pas comme ça que ça fonctionne.

Et faut faire comme ça fonctionne. Sinon, ça ne va pas fonctionner et ça sera le chaos.

Tu n'aimes pas beaucoup le chaos.

Et la question est très facile. Très facile.

- Parce qu'il y a moins de gens et qu'on y est tranquille. C'est pour ça que j'ai bien fait attention à toujours rester hors du chemin.

Tu n'aurais pas voulu gêner les gens qui font leur travail !

- Tu dois être apprécié de ton équipage pour ça.

On tourne au détour d'un couloir. On va bientôt arriver aux portes qui mènent à la cuisine, et puis on va pouvoir se faire un petit repas dans un coin, avant que je le raccompagne et que je reprenne mon travail.

- Tout juste ! Les employés utilisent ces couloirs pour assurer un service rapide dans tous les restaurants et hôtel du Crust. Ces couloirs mènent aussi à la partie où les employés se reposent avant de retourner au travail. Donc souvent, on doit être très silencieux quand on s'approche de ces dortoirs. Avoir un bon sommeil, ça leur permet d'être super efficaces après, et que tout soit à sa place !

- Je ne sais pas.

On ne te l'a pas vraiment dit, pour le moment. On te dis souvent de faire comme-ci ou comme-ça, puis une fois que c'est fait, c'est bien. Et toi tu mémorises pour refaire comme il faut. Parfois on te dis que c'est bien rangé. Mais est-ce que ça fait de toi quelqu'un qui est apprécié par ton équipage ? Tu ne sais pas. Et tu ne sais pas si tu peux demander.

Tu l'écoutes... Et tu ne comprends pas vraiment pourquoi, toi, tu ne pourrais pas passer par là.

- Je suis très silencieux quand on ne me parle pas. Je n'aime pas déranger les gens.

Oh bordel de merde. Souris Rae. Souris. Mon sourire fait presque pas forcé. J'en ai connu des pires que lui.

- Oui, je te crois. Tu n'as pas l'air d'aimer déranger les gens. Mais ici, c'est uniquement pour le personnel. C'est le règlement, c'est comme ça. Si on autorisait les clients ici, même les moins bruyants, il y aurait beaucoup de monde ici. Et puis s'il y a juste une personne ça va, mais s'il y a plein de personnes, alors ça va plus aller. C'est comme si des membres de ton équipage allaient dans la réserve et dérangeaient toute ton organisation parce qu'ils se sentaient plus confortables dans les placards de provision qu'ailleurs.

J'sais pas pourquoi, mais j'sens que celle là, elle va pas passer.

Quelques secondes de silences suivent les paroles de Raedhun, puis, visiblement, ça fait mouche.

- Ça ne va pas du tout. Ce serait le chaos et je n'aime pas ça du tout. Oh non.

Un petit silence passe...

- Je peux sortir tout de suite.

Ok, je commence à comprendre comment il faut lui causer à lui. Je suis pas encore une pro mais ça va venir à force d'entraînement. J'savais pas que Lode avait ce genre de type dans son vaisseau... Mais j'comprends pourquoi il m'en a jamais parlé non plus. C'pas exactement le genre de gars qu'on aime mettre en avant quand on veut paraître sérieux, même s'il fait sûrement du bon travail sur son vaisseau. Sinon il y serait pas, connaissant Lode.

- On va sortir oui, pour aller manger. Regarde, la cuisine c'est derrière les grande portes battantes là-bas.

On y est presque, et je sais qu'on va pouvoir trouver un petit coin plus tranquille, là où le jeune homme ne dérangera pas, sans se sentir trop mal non plus d'avoir enfreint une des rares règles qui régissent le Crust.

Derrière les grandes portes battantes. La cuisine. Tu t'en souviendras, ça ne fait aucun doute. Ton regard effleure le serpent sans regarder sa propriétaire.

"D'accord."

Ça te convient. De toute façon, puisque tu es avec la dame, tu dois un peu moins déranger, même si tu fais très attention pour ne pas gêner le passage de personne, longeant le mur pour laisser assez d'espaces aux autres. Il y a pas mal de circulation, même si moins que dans les grands couloirs.