Mosh pit [Rae]

Ca commence par un tapis de batterie. Ca vibre, l’air bouge, dérangé par les vibrations.
Ca enchaine sur la lourde, sourde, mélodie des basses lâchées comme une plaque de plomb au dessus.
Et ça finit sur les hurlements de guitares qui entrent en scène en même temps qu’une voix brisée, criant les paroles tellement fort que tout sature, le son trop haut comme écrasé au plafond.

C’est bruyant. C’est normal pour un concert.
Et c’est remuant. Ca aussi, c’est normal : la foule bouge comme un océan, flux et reflux anarchiques pour les néophytes, compréhensibles pour le reste. Avance, recule, écarte et revient, le centre de la salle est un tourbillon dangereux.
Mais il y a des poches de tranquillité. Près des bords, derrière les piliers, en hauteur sur un mezzanine, le public est presque plus calme, trop occupé à faire ses affaires. On rencontre des amis, on achète de quoi se défoncer pour la nuit, on galoche son voisin.

Ou si on s’appelle Keli, on se fait traîner par une vague connaissance qui a passé son bras par dessus ses épaules maigres et lui beugle dans les tympans des choses qu’il n’entend même pas en entier.

- ...amie...vraiment...mpa...de quoi s’amu…

Oh. C’est donc ça. Vague connaissance veut le présenter à sa dealeuse. Comment en est-il venu à croire que ça l’intéresserait… ? C’est le pull en laine parme qui lui a donné cette impression… ?

- ...eli...ami à moi...is bonjou…

C’est ça, il est un ami de la personne dont il ne se souvient même pas du nom mais qui le garde son son bras malgré tout, et il va dire bonjour. Avec sa voix qui ne porte même pas dans le silence complet.

- Salut.

Un petit bonjour de la main à la femme. Jolies pommettes.
Connaissance l’agite un peu comme un prunier en sautillant sur place, puis le pousse pour se rapprocher de la dame.

- ...musicien...vous entendre !...ous laisse !

Il les laisse ? Ah. Oui, il le laisse.
Bon.
Bon, bon.
Nouveau petit coucou de la main, et un mouvement de menton vers là où est parti l’autre accompagné d’une grimace.

- Je le connais pas. Il est bizarre.

Au moins fait-il l’effort de bien articuler pour être vaguement compris.

- Il m’a dit que tu étais son amie ?

La soirée bat son plein. De la musique trop fort, des camés plein aux as où que le regard se pose, de l'alcool qui coule à flot et des gens qui sont à deux doigts de baiser sur la quasi-totalité des banquettes. Enfin bref, moi, j'suis pas là pour m'amuser. J'bosse. Et pour l'instant, ça s'passe plutôt bien. J'suis habillée d'façon assez sobre, plutôt raccord avec tous les gosses de riche qui hurlent et rient un peu partout. Bon, y a Waal' qui m'empêche de me fondre totalement dans la masse mais... J'm'en branle. En fait, j'ai perdu l'espoir de pouvoir passer inaperçue y a bien longtemps. Mais comme personne n'a jamais intérêt à ce que leurs petites activités secrètes se sachent... Bah j'suis plutôt tranquille.

Et y a un des gamins sur-excité qui me ramène son pote, un espèce de blond sans allure, qui a pas l'air franchement hyper à l'aise. Faut qu'il se détende un peu. L'autre nous laisse en plan en donnant quand même une info intéressante. L'autre est musicien ? Enfin, c'est c'que je crois comprendre. Si c'est le cas, ça peut être cool. Enfin bref, le blondinet fait un effort pour être compris, au moins. J'lui souris.

-J'suis l'amie de tout le monde, ici. T'as l'air un peu tendu. Tu veux un truc pour te détendre?

J'suis obligée de parler super fort pour espérer me faire entendre. Putain, c'est chiant cette musique à la con.

-On peut bouger dans un endroit tranquille, si tu veux.

Un truc pour se détendre. Ah. Encore. Tu tires un peu sur les manches de ton pull, les observe dubitativement. Ce doit être la couleur parme. Ca ne peut pas être juste parce que tout le monde autour a l’air d’être en train de planer pour une raison ou une autre.

- OK.

L’acceptation est accompagnée d’un pouce en l’air. Pas très grave, si elle pense que c’est pour lui acheter quelque chose alors que ce n’est pas le cas. Il y a des dizaines d’autres clients tout autour. Et il faut sortir de là.
Les vagues de la foule montent, ce qui veut dire qu’elles vont retomber dans quelques battements de coeur. Lorsque c’est le cas, tu te glisses entre les corps avec facilité, frêle silhouette facile à suivre avec ta couronne de cheveux clairs. Pas un regard en arrière. L’amie de ta vague connaissance doit avoir vu elle aussi les portes qui donnent sur l’extérieur, celle qui étouffent juste assez le son pour le rendre tolérable à l’oreille humaine. Elle saura qu’il faut se diriger vers elles.

Il est pas contrariant, le blondinet. Bon, du coup, on prend la direction de la sortie la plus proche. C'est qu'il commence à faire chaud dans ce truc de merde. Pour un peu, j'serais presque en train d'étouffer. Mais bon, heureusement -?-, j'ai connu des situations pires que celle-là. Du coup, j'suis le blond dans la foule, mais avec moins d'aisance que lui. Heureusement, quand les gens remarquent Waal, ils ont tendance à s'écarter assez pour me laisser passer.

Bref, on arrive assez vite jusqu'à l'extérieur, et j'prends une énorme bouffée d'air frais - avec mon joint à la main. J'pousse un espèce de cri de soulagement, quand j'sens l'air frais du dehors, et qu'y a plus la musique qui hurle directement dans mes oreilles. C'est pas hyper calme, mais au moins on s'entend penser - et on peut entendre le gars avec qui on essaie de parler sans avoir à se foutre à cinq centimètres de lui. J'replace Waal' sur mes épaules, découvrant un peu ma peau nue, et ça m'arrache un nouveau soupire de soulagement.

- Aaaaah putain, de l'air, ça fait du bien.

Là, il fait aussi sombre qu'à l'intérieur, mais les lumières cheloues en moins. Du coup, j'peux pas vraiment mieux voir le blond qui m'a été refourgué par l'autre con. Mais a priori, il a pas l'air d'avoir quoi que ce soit d'incroyable.

- Ca va aller mieux ici, pour se comprendre. On étouffe à l'intérieur, merde. Bref, qu'est-ce que j'peux faire pour toi ?

Les doigts sur le mur, tu sens la musique au lieu de l’entendre. La batterie accélère sur deux mesures, s’arrête. C’est la pause entre deux chansons. Le chanteur va parler le temps de laisser le reste du groupe boire. Dix ou vingt mesures.
Retour sur la femme blonde.

- Il est un peu trop froid pour moi.

Tu souris mollement, conscient qu’elle n’a presque rien sur elle et que toi tu as un pull.
Tu ne sait pas ce qu’elle peut pour toi. Tu n’as pas une consommation très élevée de ses produits, quels qu’ils soient. Tu ne peux bien sûr rien rapporter sur le Flare. Et tu ne veux pas lui avoir fait perdre de temps.

- J’ai besoin…

… De rien. Chut.

- … D’être inspiré, sans budget maximum, pour faire de la musique plus violente que celle à l’intérieur.

Ce devrait être suffisant pour elle, non ?

- Mais il faut que ce soit discret. Est-ce que c’est possible ?

Oui. Ca s’appelle de la caféine. Chut, chut. Tu te mords le pouce en attendant le verdict.

J'hausse les épaules quand il dit qu'il fait froid. Il a certainement pas tort. J'suis certainement trop défoncée pour le remarquer. J'm'en balance. La suite devient un peu plus intéressante. Il commence à baragouiner un peu, pour essayer de me dire ce dont il a besoin. J'tends l'oreille, il parle pas super fort, et il a pas l'air hyper sûr de lui. D'être inspiré pour de la musique plus violente ? Ok, on peut faire ça.

- J'pense que j'ai ce qu'il te faut. Tu t'es déjà piqué ? Sinon, j'peux te montrer.

Le venin de naän'gi est cool pour l'inspi. Il augmente le fonctionnement du système nerveux, les idées fusent, on a l'impression de réfléchir à cent à l'heure. Ca devrait le faire. Même si j'l'ai jamais testé dans le cadre de la musique. Enfin, d'une production artisitique tout court. C'est pas le domaine dans lequel je brille le plus, faut l'avouer. Non pas que je sois terriblement mauvaise, hein.

- Ce sera discret, et t'auras encore le contrôle sur tes facultés. Ca te booste juste. T'es musicos ? Tu vas jouer ce soir ?

C’est non pour la piqûre, alors tu agites doucement la tête pour répondre. Tu as vu des gens le faire. Tu comprends le principe. Mais non, pas pour toi, sur toi.

- Est-ce que c’est détectable avec les contrôles sanguins ?

Parce qu’il y a ça aussi : les examens médicaux ne doivent rien renvoyer de positif. Il ne faudrait pas que tu sois renvoyé de l’armée pour une faute aussi idiote après tant de temps sans faire de vagues, surtout si ce n’est que pour arranger la dealeuse d’un homme que tu connais à peine de vue.

- Le bassiste du prochain groupe s’est cassé le poignet en tombant d’un arbre.

Ombre d’intonation moqueuse au fond de la gorge, un mouvement de tête en arrière pour chasser les cheveux blonds de ton front. Cet accident est ridicule même s’il t’arrange.

- Ils ont eu besoin d’un remplaçant. C’est moi. Alors… Oui, je suis musicien et oui, je joue ce soir.

Un sourire qui découvre un peu les dents.

- Quelque chose de plus bruyant que le groupe là.

Désolé pas désolé pour elle.

- Oui et non. Ça dépend. Ça reste généralement dans le sang pendant une douzaine d'heures, mais on peut avoir des traces jusqu'à 48h après. Mais le truc bien, c'est que le venin de naän'gi est aussi connu pour rentrer dans la composition de plusieurs médicaments, et comme j'possède un naän'gi, j'suis certifiée pour ce genre de conneries. Donc si ça te branche, tu risques pas grand chose, à part de t'éclater et de vivre ta musique comme tu l'as jamais vécue. Et j'peux te piquer si tu sais pas faire.

Et j'ai même pas menti. Juste embelli un tout petit peu la réalité. Mais ça craint rien. Aucun de mes clients s'est jamais plaint, hein. Donc ça devrait aller, pas vrai ? Et j'lève un sourcil quand il me décrit les circonstances qui l'ont amené à jouer sur scène.

- C'est totalement con, comme accident. Y en a vraiment qui ont pas la lumière à tous les étages, hein... Mais tant mieux pour toi.

Et j'hausse les épaules.

- Ca peut être sympa. J'ai rien contre la musique bruyante, quand j'suis pas en train de discuter avec un client. Tu joues que de la basse ?

Problème : elle parle de choses inconnues. Il n’y a rien à quoi se raccrocher, pas de connaissances, de terre ferme au milieu du mystérieux.
Alors tu lui fais confiance. Sans hésiter, tu prends ce qu'elle te donne. Le prochain examen ne devrait pas être dans la semaine, tu es tranquille… Et elle n'aura pas été dérangée pour rien. C'est un bon compromis. Cette fois tu fais oui de la tête, puis une seconde fois pour approuver du jugement sur l'accident arboricole de celui que tu remplaces.

- Il est idiot.

Et il joue mal. Tu as le charisme d'une cuillère mais toi, tu sais tenir un rythme plus de trois secondes sans te perdre. Le joli visage ne devrait pas être le seul critère de recrutement d'un musicien.

- De la guitare aussi, mal. Je chante un peu. Et je joue de l’accordéon. Mal.

C'est le retour des dents découvertes. Tu n'as pas une tête à faire les bals musette, non ? Tu en serais incapable, c'est certain, mais tu es capable de tirer quelques notes d'un accordéon. Un ami n'avait pas trouvé plus rebelle comme instrument et tu avais appris rapidement avec lui.
Mais la dame ne doit pas en avoir grand-chose à faire.

Tu fixes son immense serpent, d'un coup, habité d'un doute.

- Ce n'est pas une piqûre de l'animal directement au moins ?

Parce que tu es certain que ton bras y passerait, vu son gabarit, et tu en as un peu besoin. Un peu.

- J'peux pas encore juger, ni savoir si t'es réaliste ou si tu aimes juste te dévaloriser. Mais j'crois que j'apprécierai bien t'entendre jouer de l'accordéon. C'est un instrument plutôt cool et pas banal.

Et il demande si c'est Waal' qui va le piquer directement. J'hausse un sourcil, amusée.

- Si elle fait ça, tu vas plus pouvoir te servir de ton bras, tu vas te rouler parterre comme un gamin en hurlant de douleur, et sûrement perdre connaissance. Ce serait cons qu'ils doivent trouver un second bassiste pour remplacer un autre idiot.

J'dis ça sur le ton de la raillerie pas méchante. Il a pas l'air méchant, ce gars-là. Un peu insignifiant mais... Pas méchant.

- Viens, on va se mettre par là-bas, on sera plus tranquilles et tu pourras t'asseoir.

J'fais un coup de tête pour indiquer une place libre et propre au pied d'un arbre.

- Le venin de naän'gi est appelé comme ça, mais c'est un raccourci à la con. En fait, on prélève le venin dans des tubes, et après on en extrait directement certains composants qu'on mélange à d'autres trucs. Et c'est ça qui fait la drogue. Le venin pur, j'le réserve pour mes ennemis. Mais t'en fais pas partie, a priori.

J'lui fais un clin d'oeil.

Bon. Si tu y gardes ton bras, alors, tu es rassuré. Tu lâches l’immense serpent du regard, te concentre très vaguement ailleurs. Il y a un rideau pâle qui bloque de toute façon la vue et tu ne veux pas le chasser de là en te coiffant mieux.

- A priori, non.

Un ennemi ? Toi ? De qui ? Tu réponds à son clin d’oeil en riant légèrement. Puis il faut se résoudre à la piqûre.
Tu avances donc vers l’arbre. Fesses sur le sol, manche relevée, comme pour une visite médicale. Aucune angoisse. Ce serait malvenu.

- Et aucun adepte de ce genre de piqûres n’en vient au venin pur ?

Le sujet ne t’intéresse pas tellement dans le fond mais tu penses que la femme ne voit pas beaucoup de mal à répondre à tes questions. Tu as au moins le mérite de ne pas être un client libidineux ou malpoli. Deux ou trois questions ne doivent pas être un fardeau.

- Pas que je veuille en prendre ou que je tienne à être ton ennemi pour essayer... Je laisse ça à mes amis riches et sans travail. Mais le secteur d’où je viens n’a pas de naän'gi.

Donc ça t’intrigue. Vaguement. Poliment.

J'hausse les épaules, encore une fois.

-Bah, y a des abrutis partout, hein. C'comme de sauter sans respirateur dans l'espace. Y a forcément des connards qui ont essayé, et qui l'ont payé cher. Alors ouais, ça doit exister, les imbéciles qui sont trop déchirés pour voir le bon sens, et qui se foutent du venin pur dans les veines. Mais c'est un poison, hein. A trop forte dose, ça peut même les faire crever. Enfin, j'suis pas là pour juger. J'espère juste pour toi que tu te souviendras de ça si un jour un connard te propose du venin pur. Et tu peux me croire, ça fait vingt-cinq piges que je me trimballe Waal', j'ai déjà été mordue, alors je te parle d'expérience, ça fait pas du bien par là où ça passe, si tu vois ce que je veux dire.

Il me tend son bras, j'm'accroupis à côté de lui pour lui faire un garrot bien serré juste au-dessus du coude. J'ai la seringue stérile encore dans son emballage entre les dents. En deux temps trois mouvements, j'trouve sa veine. On dirait que j'ai fait ça toute ma vie, et c'est vrai, en fait. Même si piquer les autres reste assez rare.

-Le venin de naän'gi est aussi la base pour soigner ou stabiliser certaines maladies. Alors tu vois, faut juste bien connaître son sujet et pas faire n'importe quoi avec. Ca peut sauver des vies et te buter selon son usage. Mais avec moi, t'as rien à craindre.

Non, tu ne vois pas.
“Oui”, fait ta tête. Ca ne fait absolument pas de bien où ça passe, tout à fait, et tu ne veux pas essayer par toi-même pour le savoir.
Tu n’as pas de prothèse cyber.
Tu ne veux pas de venin pur dans tes veines.
L’idée reste la même.

- Ce n’est qu’une molécule comme les autres.

Oui, tu as eu des cours simples de chimie à l’école. Entendu les associés de ta mère discuter d’anti-douleurs propriétaires pour leurs prothèses. Connu des gamins rebelles surdosant les psychotropes prescrits pour les aider en cours.
Ce qui soigne peut tuer. Tu en as conscience.
Mais si tu pouvais éviter d’y penser alors qu’une aiguille est dans ta peau…

- Je ne crains rien.

Les dents découvertes : tu t’amuses.

- Je n’ai pas encore payé. Tu n’as aucune raison de me tuer. Et je n’ai pas encore joué d’accordéon non plus.

Mais il n’y en a pas dans la salle, de l’autre côté des portes. Pas même dans les loges.
Oh.
Les loges.

- Est-ce que tu dois retourner dans la foule après ça ?

J'hausse les épaules.

- C'est vrai. Qu'une molécule comme les autres. Mais toutes les molécules ont pas le pouvoir de vous faire passer d'un état de bien-être profond à une mort lente et douloureuse. J'imagine que tout est une question de point de vue, hein.

Une fois que la seringue est dans son bras, je sors ma dose de venin de naän'gi. Franchement, ça paie pas de mine comme ça, y en a vraiment pas beaucoup. Mais ça suffit amplement. Je secoue la dose, je l'accroche au cul de ma seringue et seulement alors je défais le garrot. J'lui injecte alors le produit, curieuse de voir comment il va réagir à sa première prise. J'me souviens pas de ça, moi. Ca fait trop longtemps, y en a trop eu... Ca c'est noyé quelque part, et le peu de souvenirs que je peux en avoir sont pas vraiment justes. Et j'hausse les épaules.

-Touché. Disons ça, alors. J'aurais aucune raison de te buter avant de t'entendre jouer de l'accordéon.

Humour, humour. Et j'hausse un sourcil, cette fois, en faisant une moue.

-J'dois rien du tout. Je bosse ouais, mais je suis libre de mes mouvements et de ce que je fais. Pour l'instant j'suis avec toi. Après, j'sais pas ce que je fais. Pourquoi?

La dernière goutte file dans son sang, et j'la retire précautionneusement de son bras. Je la brise et la fous dans une poubelle spéciale dans ma sacoche avant de ranger le reste de mon matos.

-Voilà, m'sieur.

- L’adrénaline.

Une molécule qui peut faire passer de bien-être à mort. C’est la première qui te vient en tête mais tu doutes que ton murmure aie vraiment été entendu.
Et puis tu es trop occupé à essayer de ressentir les effets du liquide injecté dans tes veines. Tu rabats tes jambes contre ton torse dès que la femme te libère, tu poses le menton sur tes genoux et tu essaies de noter. Pour l’instant il n’y a rien.

- Merci.

Est-ce que ça se fait, remercier son dealer ?
Oh.
Tiens.
Tu as l’impression de ressentir quelque chose. Tu tapotes du pied au sol pour chasser un peu d’énergie.

- Je n’ai pas d’accordéon dans les loges, mais elles sont moins bruyantes que la salle et je peux y entrer comme je veux. Je peux t’y faire entrer aussi. Pour ça. Il y a des mini-muffins sur le buffet.

L’énergie ne part pas. Tu finis par te relever pour retourner poser les doigts sur le mur de la salle, sentir les vibrations de la musique dans le béton. C’est plus précis que d’habitude, l’espèce de confusion entre les sens, le bruit qui devient tactile ou visuel. Comme c’est étrange.

J'hausse les épaules. Ouais, l'adrénaline.

- J'ai pas dit qu'il en existait aucune autre. Juste que c'est pas une vérité universelle et applicable à tout. Et quoi que l'adrénaline, c'est encore différent. C'est le dosage qui importe plus que la molécule.

Mais bref, il se relève et j'attends de voir comment il gère sa première prise. C'est vraiment de la qualité que j'lui ai filé, alors ça devrait pas tarder. Ah voilà, déjà il semble... Energique. J'me tiens un peu à l'écart, les bras à moitié croisés sur Waal - putain ce qu'elle est encombrante - et je le laisse profiter de ce qu'il ressent. Quand il m'invite dans les loges, j'suis en train de me sortir de quoi rouler un pét, et j'hausse un sourcil.

- Va pour la loge alors. J'peux fumer aussi, là-bas ?

C'est que, la drogue ça creuse, mine de rien. J'me rends compte que j'ai la dalle quand il me parle de mini-muffins, et aussi que j'suis pas mécontente de pouvoir aller dans un endroit un peu plus tranquille que là.

L’énergie monte, monte, monte comme de l’électricité sur ta peau, sous ta peau. Elle fait des bzzt et des zap un peu partout et c’est inhabituel. Un peu désagréable, un peu appréciable. Tu tapotes encore un peu du pied avant de juste te mettre à battre le rythme de la main sur la cuisse.
Tu as de la musique dans la tête. Des ondes abstraites, des couleurs, des sensations qui défilent et forment une partition que tu voudrais mettre sur le papier.

- Tu peux fumer. La moitié du groupe prend des cachets pour tenir le concert.

Mais pas toi.
Pas habituellement.
Il te faut vraiment un papier pour noter ce qui t’emplit la tête.
Tu pousses de l’épaule la porte de la salle, laissant sortir la musique et entrer l’air froid. La femme dont tu ne connais toujours pas le nom a le droit à un signe de la tête très formel pour l’inviter à te suivre.

- C’est à gauche de la scène. Il va falloir traverser.

Mais ça, c’est facile, non ?

J'attends sa réponse, mais j'crois que j'm'en fous, en fait. Je roule mon joint tranquillement, et on est pas encore rentrer que je marque deux secondes de pause pour l'allumer. Et puis je suis le bassiste de remplacement, mon joint entre les lèvres, Waal' sur mes épaules comme l'écharpe d'une diva. C'est pas difficile de traverser quand on a un naän'gi sur les épaules. Généralement, les gens respectent votre intimité, quand vous vous balader avec ce genre de trucs.

- Ouais, allons-y. Surtout si c'est bientôt à toi.

Et on attend plus, on entre à l'intérieur. Il fait chaud, ça pue, la musique résonne dans mes oreilles. Y a des gamins qui baisent dans les coins, d'autres qui dégueulent dans les coins libres, et tous les trucs qui font que c'est une bonne soirée. Au passage, on m'arrête une fois. Il veut de la poudre, ça circule vite, sans pression. C'est sécurisé par ici, on n'a rien à craindre. Il me paye et j'cherche le blondinet dans la foule. J'le repère et j'le rejoins rapidement.

Si c’est bientôt à toi ? L’idée te fait pouffer de rire.

- Ce serait un retard d’artiste.

Ce sera la seule remarque avant de replonger dans la musique.
Elle est plus brillante. Plus précise. Certainement grâce à l’injection, elle te donne une impression de clarté qui n’existait pas avant. La foule t’ennuie plus, par contre. La masse grouillante d’humains vautrés dans beaucoup trop de vices différents te dérange, te démange, même en faisant de ton mieux pour ignorer ce qui se passe dans les recoins les plus glauques.

Tu ne perds donc pas une seconde pour entrer dans les loges une fois rejoint par la dealeuse. L’armoire à glace à l’entrée ne semble même pas vous voir.

- Les mini-muffins.

Elle a dû les voir, mais tu prends quand même le temps de montrer le buffet à la femme avec toi avant d’attraper une basse blanche et de t’asseoir sur la première surface verticale à portée pour commencer à passer les doigts sur les cordes.
Tu as donc les fesses entre un plat plein de cookies et une bouteille d’alcool fort. Ce n’est pas un problème.

- Ceux tout à gauche sont à l’herbe, précises-tu en t’en souvenant, et ceux du milieu aux raisins. Pas au chocolat.

Un retard d'artiste. J'lève un sourcil.

- Ouais, ça se tient. C'vrai que les stars et les femmes doivent savoir se faire attendre.

Il va vite. Il a l'air absorbé par l'ailleurs. Le venin fait effet, et c'pas de la merde, ouais, c'pas de la merde. J'me ferais bien une petite dose moi aussi, tiens... Mais d'abord... J'fronce les sourcils en regardant les muffins.

- Des muffins aux raisins... Qui a eu cette idée à la con, bordel.

J'finis par en prendre un à l'herbe. C'pas très bon. C'est même plutôt dégueu. Mais bon, j'ai la dalle, alors on fait avec ce qu'on a. J'crois que j'vais me rabattre sur les cookies, tout compte fait. J'en choppe un que je coince entre mes dents, mon joint entre les doigts, et j'm'installe sur le sol pour me faire une injection. Des gestes précis, rapides, j'ai dû l'faire des milliers de fois, et plus que ça encore. J'découvre ma cuisse déjà pas hyper habillée, et j'me pique là. Pas de mal à trouver la veine. J'ai fait ça toute ma vie, ouais. La drogue se répand dans mes veines, je lâche un soupire d'extase avant de regarder le blond dont j'ai totalement oublié le nom.

- Alors, t'en dis quoi ?

Es-tu une femme, ou es-tu une star ? Aucun des deux. Ou les deux. Peu t’importe.
Il y a une partition à écrire, tu n’as pas le temps d’y réfléchir. Pas vraiment celui d’observer la dealeuse se piquer non plus, bien que tu aies l’impression que ses gestes puissent être intéressants.

- J’en dis…

Tu penches la tête. Tu écoutes les harmoniques qui se promènent dans ta tête, observe les ondes abstraites qu’elles tracent juste pour toi.
C’est bleu. Tout est bleu pour toi.
Et c’est gris. Autour de la femme, c’est gris, la fumée et ses pensées et ce qu’elle dégage.
Tu sors trois notes.

- Que c’est coloré.

Difficile d’expliquer la confusion des sens, amplifiée par le venin, même lorsqu’on a la fibre artistique.

- C’est plus vibrant que d’habitude. Moins d’impressions, plus de concret. C’est comme mettre des lunettes et voir le monde comme il est vraiment.

Quatre autres notes. Une mélodie.

- Everything is grey, her hair, her smoke, her dreams ♫

Le monde, plus coloré. J'aime bien c'qu'il dit. Ouais, j'aime bien. En fait, j'aime toujours beaucoup pouvoir avoir les impressions des gens qui prennent de mon venin pour la première fois. Les autres fois, c'est cool aussi, hein. Toujours cette impression que le monde bouge plus vite, que tout est plus précis, que nos sens sont plus fins. La possibilité d'entendre le bruissement des feuilles au-dehors, rien qu'en les voyant à travers une fenêtre. Une goutte qui tombe dans un évier, un gamin qui tape du pied en rythme en écoutant sa chanson préférée. Et le bruit du sang qui bouillonne dans les veines, de la vie qui s'épanouit...

Et le gars-couleur crée une musique. Il est partie, et j'ferme ma gueule. Je l'écoute, j'respecte sa création, ses sensations. Parce que c'est ça, ouais, c'est ça que je ressens depuis la première prise. Cette effusion d'idées, d'envies, d'énergie. Cette impression que tout est plus net, que rien ne nous échappe. Et sa mélodie a un truc d'envoûtant. J'bouffe mon cookie, j'fume mon joint - ou peut-être que c'est l'inverse - et j'suis hypnotisée par ce qu'il fait. Par ses doigts qui bouge, par sa voix, par les mots. J'pourrais l'écouter pendant des heures, j'crois bien.

Tes doigts glissent sur le métal des cordes, chaque relief limpide contre ta peau, chaque vibration amplifiée. Tu regrettes soudain l’absence de frettes, persuadé que tu es qu’elles auraient été comme de petites montagnes dans ton esprit embrumé par le poison.

- And now I’m covered by the colors, pulled apart at the seams ♫

Tu chasses les cheveux de devant tes yeux pour mieux voir ce qui t’entoure. La lumière semble plus belle. La dealeuse plus intéressante.

- Qu’est-ce que ça fait pour toi ?

Parce que si tu as les couleurs, l’énergie comme de l’électricité sous la peau, ce doit être différent pour elle.
Et ça te frappe, soudain, la réalisation que chaque personne a sa propre vie. Que tout le monde est complexe et autonome. Que ta perception du monde est unique, autant que celle de la femme en face, que chaque personne dans la salle.

- Oh.

Fais-tu, très délicatement, à la découverte.

Je replis mes jambes contre moi, pensive et attentive à ce qu'il dit. Quand il s'arrête de chanter, j'ai l'impression de l'entendre encore. J'fronce légèrement les sourcils, pensive.

- Tout est plus clair, plus vif, plus précis. J'suis plus rapide, dans mes gestes et mes pensées, j'suis jamais fatiguée. Et j'entends. J'entends tout, j'veux dire. Même les couleurs, parfois.

Et il fait un "oh". Un de ces "oh" qui veulent dire qu'on a compris le sens de la vie, ou qu'on a eu une révélation qu'on peut jamais avoir dans un autre moment. J'le regarde cette fois.

- Quoi, oh ? Faut faire partager quand on a une révélation existentielle. C'est la règle de base.

Elle entend tout.
C’est fascinant. Ca mériterait plus ample investigation, si ce n’était pour la question que pose la dealeuse, à laquelle il faut répondre. Il te faut commencer par récupérer tes pensées, éclatées en l’air comme autant de petits bouts de ciel éparpillés en tous sens qui n’en ont plus vraiment, de sens. Puis il faut les recoller pour les faire tenir ensemble, les rendre compréhensibles.

- Tu es unique.

Voilà l’image générale, l’idée profonde. Il faut entrer dans les détails maintenant.

- Comme je le suis, comme chaque personne dans la salle, même le bassiste idiot tombé d’un arbre. Ton monde est différent de ceux de tout le monde, parce que tu as ta vie et qu’elle est différente de la mienne.

Tu te mords la lèvre, soudainement conscient de tes mots.

- C’est un effet du venin, ces… Délires ?

Parce qu’il n’y a pas vraiment de meilleur mot pour qualifier tes élucubrations, “délire” est le premier qui te vient.