Mosh pit [Rae]

J'dis rien et j'fais rien quand il me dit qu'il finit toujours ses chansons. Je suis personne pour faire une remarque à ce sujet, même si je serai curieuse de voir et d'entendre ce dont il est capable avec le début qu'il nous a pondu - et que l'idée d'avoir une genre d'Ode à Waal' me plaît vraiment beaucoup. D'ailleurs, elle a toute mon attention jusqu'à ce que le blond pointe ses crétins d'amis. J'hausse les épaules en prenant le temps de savourer ma clope. J'lui réponds d'ailleurs sans l'avoir r'tirer de mes lèvres.

- Vingt minutes ? Ca se tente.

J'lui tourne les talons et je me dirige vers crétin numéro 1. Sans avertissement, je lui colle la baffe de sa vie - sans lui détruire la mâchoire hein, il va avoir du mal à jouer ou à chanter sinon. Il décroche de son plafond avec un air surpris et se frotte la joue. Mais je m'attarde pas et j'offre le même traitement à ses copains. J'perds ma clope en route, et comme j'ai la flemme de me baisser, je sors juste de quoi m'en rouler une autre pendant que je vais vers le blond à nouveau.

- Et voilà, ça devrait le faire heu... C'est quoi ton nom déjà ?

Tu sursautes comme un animal effarouché à la première claque tant elle est imprévue. Tu pensais qu’elle allait les secouer un peu, leur parler peut-être… A aucun moment tu ne t’es attendu à un coup. Ou à plusieurs.
A chaque claquement, tu fais un petit saut sur toi-même, ta respiration se coupe. N’importe quel observateur te comparerait à une biche prise par surprise en te voyant là avec tes grands yeux étonnés.
Tu tends tout de même la main à la dealeuse lorsqu’elle te demande ton nom.
Pour saluer correctement.

- Keli Lennox. Et tu es… ? Je n’ai pas entendu ton nom dans la salle. Trop de bruit. Désolé.

J'finis de rouler ma clope, je la fous dans ma bouche, je l'allume, et je lui serre la main. On est pro ou on l'est pas, eh.

- Rae. Salut Keli. Et t'inquiètes, entre toi et moi, j'suis pas mécontente quand mon anonymat peut être à peu près préservé. J'dis à peu près parce qu'bon, j'me trimballe quand même avec un putain d'naän'gi sur les épaules alors niveau discrétion, on a déjà fait mieux. J'ai encore jamais eu aucun crétin qui m'a reconnu à l'extérieur de ce genre de soirées et qui a hurlé "EH J'TE R'CONNAIS, T'ES LA VENDEUSE LA". Mais bon, je pense que ça relève du miracle plus que d'autre chose. Les drogués sont pas tous hyper formés là-haut, j'tapote mon crâne, même quand ils sont riches.

Un regard sur les membres du groupe. Un autre sur Rae, donc. Un sourire entendu, celui juste en coin de lèvres qui te creuse des fossettes.

- Je te crois.

Retour sur Ollie, qui secoue sa tête. Tu l’observes faire comme on regarde un drôle de petit animal faire sa vie.

- Surtout lorsqu’ils sont riches, non ? Ils… On peut payer des amendes en cas de besoin sans avoir besoin de ne manger que du nutrisoja toute l’année pour survivre ensuite. Ca doit ronger des bouts de bon sens.

Tu en es désolé. L’inflexion de ta voix exprime ce regret, cet ennui de faire partie de la même catégorie d’imbéciles aux poches pleines que les autres types dans la pièce. Même si tu es à priori plus intelligent qu’eux, tu ne peux pas t’empêcher de t’excuser de faire partie de leur monde parfois.

- Plus que la drogue en tout cas...

J'hausse les épaules. J'ai des tas de trucs à dire sur les riches, mais comme j'oublie pas que je suis née avec une petite cuillère en argent dans la bouche, c'est franchement hypocrite. Même si, soyons honnête, j'suis pas vraiment comme la plupart de ces gens-là.

- Bah. L'problème avec les gens qui ont de l'argent, c'est qu'ils ont tendance à être déconnectés de la réalité. Et c'est pas vraiment un reproche, parce qu'au fond, c'est difficile de se rendre compte d'une réalité quand on baigne pas dedans. Je veux dire, le gars qui vit dans son palais de cristal et qui nage dans les billets peut décemment pas savoir qu'en dehors d'ses murs, y a des mioches qui crèvent la gueule ouverte sur le trottoir. Mais au final, ils ont pas forcément moins de bon sens que les camés de la rue. D'ailleurs, c't'un choix perso, mais j'préfère éviter de vendre à ces gens-là.

Nouveau haussement d'épaules.

- Pas qu'j'veux pas leur vendre en fait. Mes produits sont d'meilleure qualité qu'la merde qu'ils peuvent s'payer en temps normal, et ça bousille moins la santé. Mais y a une différence profonde entre le drogué des soirées d'riches et l'drogué d'la rue. Et j'veux pas franchement participer à ça.

C’est amusant, tu as l’impression de revenir… Vers toi ? C’est difficile à exprimer. C’est comme si toutes les petites vibrations qui s’étaient échappées en feux d’artifices après l’injection commençaient à revenir, comme si quelqu’un resserrait les lacets de ta peau pour la refermer sur toutes les couleurs, tous les sons à l’intérieur. Tu peux presque sentir les liens se refaire.
Tu tires juste tes épaules en arrière pour espérer ralentir le retour.

- Du deal éthique. C’est ça ?

D’un souffle, tu chasses tes cheveux de devant tes yeux. Ca fait comme des étincelles là où les mèches blondes se terminent, alors tu es soulagé de constater que tu es encore un peu sous l’effet du venin.

- C’est fascinant que tu y penses plus que mes professeurs de pratiques commerciales de l’école… Ils disaient simplement de vendre à tout le monde. Mais ils parlaient de chocolat et pas vraiment de substances illicites ou de la différence entre ceux qui consomment pour faire la fête et ceux qui le font pour arrêter de penser…

Tu ricanes en pointant les autres garçons.

- Parce qu’ils pensent jamais, eux.

J'fais un vague mouvement de la main.

- J'sais pas vraiment si c'est plus ou moins éthique d'faire c'que j'fais. J'sais juste que je veux pas prendre le fric de ceux qui en ont pas. Quand j'ai commencé à prendre d'ces trucs, j'le f'sais pas pour faire la fête, alors... Et puis, y parait qu'le chocolat aussi, c'est une forme de drogue douce. Du coup on pourrait transposer en se disant que c'est pas la même chose de vendre du chocolat à ceux qui en consomment juste pour le plaisir, et vendre du chocolat pour créer une dépendance chez des gens à qui tu donnes l'illusion que ça les fait se sentir mieux.

Mes joints me montent à la tête, je crois. Je sais pas, j'm'en fous. Je regarde les potes de Keli.

- Peut-être que si. On pense tous plus ou moins, après tout. Ils réfléchissent juste pas au-delà de ce qu'ils voient. Ce serait différent.

C’est fou. Tu n’as jamais eu de discussion sur l’éthique d’une vente aussi intéressante même avec tes professeurs, avec ta mère, avec ses associés. Certainement parce que tes professeurs faisaient des cours magistraux, parce que tu n’as presque jamais vu ta mère et que ses associés t’évitaient soigneusement.
Voilà qui est un peu triste, comme illumination. Tu la chasses de tes pensées.

- Oh, non, ils ne réfléchissent juste pas. J’ai croisé des robots-balayeurs avec plus de réflexions qu’eux. Leur bassiste est absent parce qu’il est tombé d’un arbre, ils ne sont pas beaucoup mieux que lui.

Tu désignes les deux batteurs en train d’essayer de reprendre leurs esprits d’un mouvement de menton.

- Eux ça va. Les batteurs sont toujours des gens agréables. Mais Ollie est une amibe qui chante. La queue de Waalan est plus intelligente que lui.

Tu n’as pas vraiment l’impression d’être cruel et ta voix ne décolle pas de sa neutralité presque tiède. Ce ne sont que des observations très objectives, n’est-ce pas ?

- Je te crois sur paroles pour tes amis. Enfin, est-ce que je peux vraiment dire que ce sont tes amis ? T'as pas l'air de beaucoup les aimer ces gars, surtout Ollie.

Simple observation, pas très difficile à faire.

- Mais je passe mes journées entourées de riches, de nobles, de fils de, de femme de, blablabla. Et étonnamment, quand t'arrives à te mettre à leur niveau et à capter un peu leur attention, t'arrives à avoir des conversations franchement intéressantes. Pas toujours, j'te l'accorde. Mais c'est trop fréquent pour que je crois que j'ai juste eu la chance de tomber sur les deux trois types qui arrivent à connecter leurs neurones. Ben tiens, la preuve avec toi aussi. J'ai l'impression d'avoir une conversation intéressante là. Nan ?

- Ce sont des amis de connaissances.

Et ils t’ont appelé toi simplement parce que leurs amis n’ont pas trouvé plus proche, plus capable, et plus équipé de son propre matériel que toi. Tu est un alignement planétaire de sauvetage. Ca ne les rend pas plus aimables envers toi.
Quand même une dealeuse rencontrée une petite heure plus tôt est plus agréable avec toi que ceux avec qui tu es supposé monter sur scène, il y a un petit soucis.

- Si, la conversation est très intéressante.

Ca tu ne peux le nier. Ca semble même t’étonner. Puis autre chose attrape ta curiosité.

- Est-ce que tu es aussi une “de quelque chose” ou “de quelqu’un”... ?

Non, vraiment, cette formulation est horrible. Tu supportes d’être le fils de Samantha parce que tu n’as pas le choix mais tu n’as pas à infliger ça à quelqu’un d’autre. Tu reprends donc.

- Pardon. Est-ce que tu as toi aussi un pédigrée prédisposant à avoir du tapioca à la place du cerveau ?

Mieux. Enfin, tu crois.

- Ah ouais. Ca a plus de sens, là.

Des amis de connaissances. Ca résume assez bien la situation, finalement. Mais j'm'attarde moins sur ça que sur ce qui suit, à propos d'être une "de quelque chose" ou "de quelqu'un". Sa formulation m'amuse. J'me contente de le regarder en portant ma clope à mes lèvres, alors qu'il se reprend pour nous comparer à des animaux d'élevage avec de la bouffe même pas exceptionnellement bonne à la place du cerveau.

- Pas mal tiens, j'avais jamais entendu quelqu'un formuler ça comme ça. Surtout pas un concerné.

Ouais, je fais partie de ceux-là. Une des plus grandes fortunes de l'Impérium, une des familles les plus influentes. En dehors de Dorado, tout le monde connait les Nuñez Vargas. Dans le coin le plus éloigné de la galaxie, personne ou presque ne les connait. 'fin, y a bien eu ma sœur à un moment, et les hauts placés du systèmes connaissent ce nom, mais bon. Le fait est que ma famille fait partie de la pire catégorie des riches au pédigrée prédisposant à avoir du tapioca à la place du cerveau.

- Nan, c'est pas mon cas.

C'est pas vraiment un mensonge, au fond.

- J'suis juste une orpheline qu'y a eu de la chance.

Ca non plus c'est pas vraiment un mensonge. C'est la vérité qu'on a décidé avec Rob' quand j'suis arrivée ici.

- Mais ce serait mal venu de ma part d'juger de ce qui se trouve entre mes propres oreilles.

- J’ai du tapioca très, très cher dans le crâne. Je l’assume.

Tu souris à tous crocs en disant ça. Il est certainement plaqué or, ce bol de boue vaguement comestible entre tes oreilles, et il t’amuse immensément. Tu n’es pas vraiment ce ceux qui se cachent ou qui ferment les yeux sur leurs avantages, tu préfères juste être acide et drôle lorsque tu en parles. C’est ta manière de gérer.
Tu es heureux de voir que Rae a l’air d’apprécier ta formulation.

- Je pense que ce n’est pas ton cas.

Tu hausses les épaules. Puis tu la laisse pour retourner chercher ton instrument et l’accorder tout en continuant de parler. En te voyant faire, le guitariste se met mollement à bouger lui aussi.

- C’est peut-être pour ça que la conversation est intéressante. Qui sait. Ton esprit compense le mien qui a déjà été détruit par l’indécente fortune de ma mère, l’absence d’un père, l’école et la musique trop forte.

- C'est bien. Assumer ce qu'on est, c'est le plus important.

Dixit celle qui assume pas d'être née dans l'une des familles les plus riches de l'Impérium. Hypocrisie quand tu nous tiens. Mais en même temps, est-ce que c'est pas ce que j'ai fait, assumer qui j'étais, en plaquant tout pour vivre comme je vis aujourd'hui ? Peut-être que si, et comme j'ai pas envie de croire que je suis qu'une connasse, je vais suivre mon hypothèse. Faudrait peut-être que je ralentisse sur la came. Je le suis des yeux quand il va chercher son instru, et sa remarque me tire un rire sec et ironique. Bon, c'est un rire quand même.

- Ou alors, mon esprit qui a certainement été détruit par l'indécente quantité de drogues que j'ai pu ingérer depuis mes douze ans est simplement compatible avec le tien, et à nous deux, on arrive à créer un cerveau suffisamment fonctionnel pour pouvoir tenir une conversation décente.

Y a au moins une info là-dedans que je voulais pas spécialement donner, mais tant pis. Je lui ai dit que je prenais de la drogue depuis des années déjà. Je crois, je sais plus. Et ça a pas franchement d'importance. Cette fois, je me roule une clope sans drogue dedans.

Aurais-tu dû être perturbé par son aveu ? Douze ans c’est certainement tôt pour commencer à utiliser des drogues mais tu n’arrives pas à trouver de quoi être outré en toi. Ou triste. Ou choqué. Tu n’as qu’à accepter les faits, c’est bien moins fatigant.

- Nos deux neurones seraient à ce point compatibles ? C’est un miracle de t’avoir rencontrée alors.

Voilà que tu ris presque affectueusement à cette idée.

- Si c’est toi le point commun entre tous tes clients aux conversations intéressantes, ton cerveau doit être très fonctionnel seul. Les nôtres se reposent juste dessus pour se remettre en marche dix secondes le temps de dire des mots intelligents. Tu as un don, Rae.

- C'est marrant, "miracle", c'est souvent ce que les gens crient quand ils me voient arriver avec leur came. Mais j'ai tendance à croire que c'est plus pour la came que pour moi. Par contre, faudra penser à arrêter de me faire ce genre de compliments, je vais finir par vraiment me croire importante, et mes chevilles pourraient ne plus passer les portes des entrées un peu glauques de certaines soirées souterraines. Ca me ferait perdre des clients, en plus.

Je souffle ma fumée de clope avec le nez.

- Le seul don que j'ai peut-être, c'est que j'arrive à faire croire à peu près à tout le monde qu'il a une forme d'importance et qu'il est unique à sa manière - même quand il a pas grand intérêt et que son quotient intellectuel avoisine celui d'un flan. Te sens pas visé. Je suis bien défoncée mais pas au point de dire ce genre de trucs devant les types que je vise.

- Je ne me sens pas visé.

Mais tu t’amuses, beaucoup. Tu n’es pas vraiment du genre à rire à gorge déployée alors il faudra se contenter d’indices plus discrets comme les lumières dans tes yeux ou la manière que tu as de mieux dégager les cheveux de ton visage lorsque tu discutes avec Rae.

- J’ai le QI d’un bol de tapioca après tout, pas d’un flan. Et on m’a suffisamment dit que je n’étais pas très intéressant pour ne plus trouver ça insultant.

Non, maintenant c’est une de tes caractéristiques. Machin a les cheveux noirs, Bidule sait imiter les canards, toi tu es mémorable comme le serait une brin d’herbe au milieu d’une pelouse. C’est comme ça. Quelque part, ça t’arrange.

- C’est un don intéressant, quand même… Est-ce qu’un rôle de porte-parole pour apprenti patron te tenterait ?

Tu plaisantes, c’est pour ça que tu demandes avec autant de légèreté. De toute façon, la dealeuse ne dira jamais oui, et tu n’es même pas dans le bon système pour l’embaucher officiellement.

J'le regarde sans trop savoir quoi dire, dans un premier temps. Je sais qu'on vit pas dans un monde facile, mais ça me troue toujours le cul d'entendre les gens parler des violences physiques ou morales qu'ils ont pu subir, surtout quand ils trouvent ça absolument normal ou qu'ils s'y sont faits. Ca a pas mal l'air d'être le cas de Keli, et ça me fait très légèrement froncer les sourcils. Je tire trois lattes de ma clope avant de reprendre la parole, alors que la fumée sort par mon nez.

- Je trouve pas ça très sympa de dire ce genre de choses à quelqu'un. Même si c'est vrai, d'ailleurs. C'est pas le genre de trucs qui apportent quoi que ce soit à une conversation, alors je comprends pas trop l'intérêt de le dire.

Et il me coupe encore le sifflet quand il me propose un poste. Je lève un sourcil mi-interrogatif, mi-amusé, sans trop savoir vers quelle émotion je penche le plus.

- Ça dépend ce que t'as à me proposer. Je suis jamais contre discuter de nouvelles collaborations. J'vais un peu causer comme une vieille conne, mais : crois en mon expérience, c'est comme ça que les affaires fonctionnent le mieux. En plus, j'suis le genre de nana qui a du mal à tenir en place. Je m'emmerde facilement si y a pas de nouveautés dans ma vie. Alors j't'écoute.

J'écrase ma clope dans un cendrier, j'en roule une autre tout de suite, emportée par le moment.

Tu hausses juste une épaule, celle sur laquelle ne repose pas la sangle de ta basse. Oui, ça ne sert à rien, enfoncer des personnes. Tu es parfaitement d’accord. C’est bien pour ça que tu ne diras jamais à Ollie qu’il est inutilement pédant par exemple. Tu as juste l’habitude que ça t’arrive régulièrement et pas de réponses quand au pourquoi.
C’est comme ça.
Ce n’est pas grave.

- Je suis en lice pour succéder à ma mère, expliques-tu calmement, à la tête d’une entreprise de production de prothèses cyber.

Peut-être que tu n’en as pas envie. Mais ça aussi, c’est comme ça, ce n’est pas grave.

- Mais je suis… Qui je suis. Samantha est le charisme faite femme. Ses employés l’aiment parce qu’elle a quelque chose, une espèce d’aura. Ce n’est manifestement pas génétique.

Dommage. Ca t’amuse quand même, que ta mère si incroyable n’aie pas eu d’enfant comme elle. Tu voudrais bien savoir qui est ton père juste pour déterminer si c’est de sa faute, ta capacité à être oublié en dix secondes montre en main.

- Je pense qu’une associée aussi capable que toi serait tout à fait parfaite pour les réunions de comité de direction, les dîners mondains et les discours devant les actionnaires. Les gens seraient moins embarrassés d’avoir oublié mon nom s’ils pouvaient se souvenir de celui de quelqu’un d’autre et ne pas passer une minute à essayer de se souvenir de qui je suis quand j’entre dans une pièce, non ?

- Pas facile d'être dans l'ombre de quelqu'un.

C'est vrai, mais ça a pas l'air de le déranger tant que ça. J'ai jamais connu ça. Moi, j'ai toujours été dans la lumière. Toujours. Un peu contre mon grès, souvent. J'en voulais pas de tout ça, quand j'étais gosse. Et aujourd'hui, j'ai appris à me servir de ça correctement. Comme je suppose qu'on peut apprendre à se servir de son invisibilité.

- Mais c'est pas facile non plus d'être toujours sous le feu des projos.

Je vais pas non plus essayer de lui dire qu'il a tort. C'est pas vrai. Il a pas grand chose de marquant, et faut déjà que je fasse un effort pour me souvenir de son prénom. Comment c'est déjà ? Ah oui, Keli. Pourtant, c'est intéressant de causer avec lui, et je passe un bon moment. J'hausse les épaules.

- C'est vrai que les gens suivent plus facilement quelqu'un qui les marquent un minimum. Y a qu'à voir les capitaines des vaisseaux. Un capitaine sans charisme, c'est un capitaine foutu. Dans une entreprise, c'est encore différent. Mais je suis sûre qu'on pourrait discuter d'un début de partenariat intéressant. J'aime bien avoir des adresses ou des marques à indiquer à mes clients.

- Je ne sais pas.

Est-ce vraiment difficile d’être loin de la lumière ? Tu n’as jamais connu autre chose. C’est aussi naturel que ta respiration, l’ombre de ta mère sur toi. Tu ne peux même pas dire si être en vue est plus compliqué, tu peux juste trouver que ça semble plus fatigant : tu n’as après tout rien à faire pour qu’on te laisse tranquille. Tu peux même te permettre quelques libertés salvatrices -comme ta musique.

- Je dois avoir… Est-ce que tu peux la tenir ?

Tu détaches ton instrument pour la confier à Rae sans la moindre hésitation. Elle est précieuse, presque plus que tout le reste de tes possession, mais tu fais confiance à la dealeuse pour en prendre soin.

- J’ai une carte quelque part dans mon manteau.

Ce sera la justification à ton geste. Et tu pars fouiller ledit manteau, ta silhouette fine penchée dessus, tes doigts explorant chaque poche jusqu’à trouver la carte que tu cherchais. C’est une feuille de carbone gravée, parce que le papier est… Quelque chose, sans doute. Tu ne sais pas. Ca ne t'empêche pas de la ramener à la femme pour qu’elle puisse lire dessus que tu es Keli Lennox de Lime et qu’elle peut te contacter de toutes ces manières merveilleusement inintéressantes.

J'insiste pas quand il dit qu'il sait pas. J'me contente de le croire, c'est déjà franchement suffisant. Quelque part, j'ai jamais connu l'ombre, alors je sais pas non plus ce que ça fait, en fait. A part qu'y a quelques moments où j'aurais adoré y être, terrée dans mon coin, pour qu'on me foute juste la paix. Mais apparemment, je suis pas faite pour ça - et aujourd'hui ça me convient comme ça.

Quand il me tend sa basse, je suis un peu surprise, mais je la choppe délicatement en faisant gaffe de surtout pas la lâcher. J'suis pas hyper inquiète et lui non plus. J'ai l'habitude de porter des trucs lourds et fragiles, de toutes façons. Il fouille dans son manteau, et il finit par me tendre une petite carte. Je l'échange contre sa basse, et je la fais tourner entre mes doigts en lisant rapidement les inscriptions, avant de la ranger dans ma poche.

- Je manquerais pas de te contacter à l'occasion, pour qu'on discute plus longuement d'un possible partenariat ou... J'en sais rien. Qu'on fasse un truc, quand j'aurais les idées un peu plus claires. Ouais, j'suis sûre qu'y a des trucs à faire.

J'réfléchis avec ma clope au bec. J'essaie d'réfléchir, en fait. C'est pas hyper brillant pour le moment, franchement.

La carte part, la basse revient. Tu remets la lanière sur tes épaules avec un soupir soulagé et tu regardes autour pour voir où sont les imbéciles du groupe. Ils s’échauffent tous mollement. C’est bien.
Vous pourrez peut-être n’être en retard que d’un quart d’heure.

- Il y a forcément quelque chose à faire…

Mais quoi ? Ah, ça tu ne sais pas. Tu es bien meilleur en gestion qu’en marketing, il ne faut pas trop t’en demander. Pourtant, tu fais un effort pour chercher quelque chose, trouver une idée, proposer...

- De l’entretien pour tes clients maladroits, proposes-tu à bout de lèvres. Ceux qui se cognent aux portes après les soirées… Ou de quoi faire tenir debout les comités de direction pendant des réunions de douze heures. L’un, ou l’autre.

Je suis un peu perplexe, faut l'avouer. Certainement parce que j'ai pas les idées claires et lui non plus. Ou peut-être parce qu'il y a un manque de compréhension, un truc qui passe pas, une connexion qui foire. J'en sais rien. Mais je vois pas trop où il veut en venir. Et je sais pas si je veux voir où il veut en venir. Tu captes ? J'enfume toute la salle avec mes clopes, j'm'en rends brusquement compte. Alors j'secoue la main dans l'espoir de dégager le nuage de fumée.

- Développe ? J'vois pas où tu veux en venir, mais c'est sûrement parce que j'suis défoncée.

J'pourrais faire semblant, mais j'ai pas envie. Ca servirait à rien, et puis franchement, j'ai la flemme. Ca arrive nan ?

Elle ne sait pas trop où tu veux aller. Toi non plus, en fait, alors tu fronces tes sourcils sous ta frange bien trop longue. Tu as l’impression que les mots te fuient. Désagréable. Surtout pour toi.

- Je ne sais pas trop non plus…

Tu finis par l’avouer sans vraiment t’en excuser, sans y trouver une fierté non plus. Tu ne sait pas. Ce n’est pas la fin du monde mais c’est agaçant comme le serait une piqûre de moustique

- Mais il y a sans doute quelque chose. Il y a toujours quelque chose.

C’était cryptique. Ca n’avait pas de sens. Tu fronces encore plus les sourcils. Le bourdonnement des instruments en cours d’accordage semble capturer l’attention de ton cerveau plus que les partenariats possibles entre une dealeuse et…
Et…
Et tu as une idée…

- Les voyages d’affaire...

Si aucun de nous ne sait où on va, on va certainement tout droit dans un mur. Et c'est pas le genre de trucs super agréable. D'habitude, la drogue booste ma créativité, mais faut croire que ce sera pas le cas ce soir. Le cerveau et ses mystères... Faut pas trop chercher à comprendre. Surtout pas quand on a l'impression d'avoir un étrange brouillard dans la tête. Merde, j'ai vraiment dû forcer sur les doses ce soir.

Keli parvient à récupérer mon attention quand il cause voyage d'affaire. Ca, c'est un truc que je maîtrise super bien, et que j'ai l'habitude de faire ou d'encadrer. Je suis une femme d'affaire, et ça fait partie intégrante de mes pratiques, que ce soit en tant que gérante d'un établissement de restauration et d'hôtellerie, ou en tant que responsable d'un réseau de drogues.

- Ah, ça c'est carrément ma came, les voyages d'affaires. Tu penses à quoi ?

Tu ne sais pas pas. Tu penses à des choses mais tu ne sais pas, si c’est pertinent, si c’est utile, si ça a du sens. Tu n’as pas le moindre idée de ce que fait une dealeuse pour occuper ses journées quand elle ne vend pas. Ou de comment on gère un réseau.
Et surtout, tu ne sais pas qui elle est à côté de ça. Dommage, ce serait utile.

- Aux fêtes, aux buffets, aux discussions tout le temps. Si tu veux m’aider aux relations publiques et vendre aux associés ridiculement riches de Lime, c’est les meilleurs moments.