A la belle étoile

Le mess est presque vide en cette fin de soirée. Impeccable dans mon uniforme quotidien, une simple chemise à galons et un pantalon cargo à la fois ample et confortable, j'entre dans la pièce et me commande un café noir à la machine, avec une compote de poire/banane et un morceau de pain aux noix et aux raisins. L'absence de fruits frais commence à se faire un peu sentir aussi j'ajoute un comprimé de vitamines à mon souper - le scorbut, très peu pour moi - et jette un coup d'oeil aux tables d'officiers. Je ne suis pas là par hasard. Si je prends des collations régulières pour soutenir un entrainement plus intensif que la plupart des cadres de mon âge, j'aime en varier les horaires en fonction du but recherché. Et, cette fois, c'est Iroguyen que je cherche. Un jeune officier senseurs que l'on dit peu sociable. Peu importe, je ne suis pas sur le Cerberus pour me faire des amis mais pour aider à tester une nouvelle organisation pour l'Empire. Sous les ordres de Mia et du Capitaine de Aragon. Je le trouve comme prévu à une table. Je m'assieds et diagonale et boit une gorgée du breuvage amer.

"Bonsoir."

Si en temps normal Joaquin n'aimait pas vraiment converser, il aimait encore moins le faire pendant ses repas. Devoir supporter les bruits de mastication, les reniflements et autres élégances qui leur étaient liés lui était tout bonnement insupportable. Aussi avait-il pris sur le Cerberus, comme depuis son plus jeune âge, l'habitude de manger seul, sauf, évidemment, lors des repas communs organisés par le Capitaine.

Il avait espéré secrètement que ses petites habitudes ne changeraient jamais. Seulement ce soir, le destin en avait décidé autrement. Lorsqu'il vit le maître artilleur approcher, Joaquin retint un soupir et le troqua contre un maigre sourire. Il se releva, tendit la main en s'essuyant le coin des lèvres.

"Je vous en prie, asseyez-vous", dit-il en se maudissant intérieurement. "Je ne vous apprendrai rien mais je suis l'adjudant Irigoyen, en charge des senseurs et des communications. Puis-je vous être d'une quelconque utilité ce soir ?"

Je serre la main tendue. Le sourire semble de façade mais cela m'importe peu, le mien est d'habitude aussi je nous considère comme quitte. Je m'assied donc, écoutant ses salutations dont j'accuse réception d'un simple hochement de tête. L'adjudant Irigoyen semble du genre à ne pas aimer que l'on passe par quatre chemins, je serais donc direct.

"Peut-être. J'aurais aimé discuter avec vous de la possibilité de mettre en place un exercice conjoint entre vous et mes artilleurs. Il est important que les communications internes se passent bien et qu'il y ait une certaine fluidité entre nos deux services. Difficile de tirer lorsqu'on ne sait pas quoi viser et je préfère que nous puissions avoir une bonne idée des procédures et des difficultés avant qu'une urgence ne nous tombe sur le coin de la figure."

Ce que je ne dis pas c'est que j'aimerais également le fréquenter assez pour pouvoir enseigner à mes hommes à se mettre à son diapason à lui. La rumeur voulait que l'adjudant Irigoyen ne soit pas des plus faciles à aborder (ou à vivre) mais, autant j'adore les ragots, autant je préfère me faire une idée par moi-même.

Lentement, Joaquin décala un peu son assiette sur sa droite. Il n'y toucherait plus, du moins pas avant d'être de nouveau seul. La requête du maître artilleur le surprend un peu mais il s'efforce de ne pas le montrer. Après le Second de Moya, voilà que c'était le Capitaine De Golazzo qui venait lui réclamer un exercice. Qui diable sur le Cerberus ne souhaitait pas mettre à l'épreuve le jeune adjudant ? Il passa une main dans ses cheveux et hocha lentement.

"Entendu", commença-t-il. "Je tiens mon équipe à votre disposition. Sachez qu'elle est, au moins pendant mes quarts, relativement réduite. Je ne travaille qu'avec deux senseurs. Ils sont toutefois plus fiables que n'importe quelle armée de faucons."

S'il ignorait le sentiment de loyauté quasi paternelle en embarquant à bord du Cerberus, Joaquin l'avait découvert rapidement. Il avait en ses hommes une confiance absolue. Était-ce dû à son jeune âge, et au leur, plus élevé, ou à son amour du commandement ? Il ne pouvait le dire. Toujours est-il qu'il appréciait leur travail et ne manquait jamais de leur faire savoir.

"Les hommes d'artillerie ont souvent pour réputation d'agir... À l'emporte-pièces. Je ne doute pas que ceux placés sous vos ordres ont appris à ne réagir qu'à votre seul commandement. Je n'ai pas la réputation d'être le plus conciliant des officiers du pont, Capitaine. J'espère que cela ne dérangera pas vos hommes", expliqua Joaquin avec un sourire naissant, repensant à ses multiples altercations à bord.

Personnellement je ne suis pas de ceux qui perdent du temps aussi je bois mon café et mange mes portions pendant que l'adjudant parle. Ce sera toujours ça de fait. Je remarque bien qu'il a mis son assiette de côté. Je pourrais m'en vouloir mais ce n'est pas vraiment mon genre. Après tout, c'est son choix s'il ne désire pas manger en parlant.

"Mes hommes devront s'y faire. Ils n'ont pas leur mot à dire. La hiérarchie est la hiérarchie et j'attends d'eux une obéissance immédiate, parfaite et raisonnée. Les amitiés et les inimités n'ont pas leur place sur un pont d'artillerie. Elles sont à réserver pour les temps personnels." Ma voix est sans colère mais sans réplique. Je me fiche pas mal que l'adjudant soit apprécié, pourvu qu'il soit obéi. Un vaisseau militaire, ce n'est pas un navire de croisière. "Je ne veux rien changer dans vos quarts ou dans la façon dont vous utilisez votre équipe. Si vous préférez un effectif réduit et bien c'est ainsi que nous allons nous exercer. C'est tout l'intérêt de ce genre de travaux groupés, oublier un peu la théorie pour s'adapter à la réalité du terrain. Quant aux habitudes de mes hommes me concernant, je ne suis pas arrivé depuis assez longtemps pour qu'ils en aient et c'est très bien. Je pourrais également adapter mon commandement aux spécificités de l'équipe du vasseau. Maintenant dites moi, quel est le protocole habituel que vous appliquez en cas d'alerte radar ?"

Joaquin prit une longue inspiration avant de réciter son charabia mécaniquement.

"En premier lieu, je demande un balayage des signatures thermiques plus poussé. Si le besoin s'en fait sentir - si l'objet détecté est, par exemple, un ennemi potentiel - nous pouvons envoyer une sonde caméra assez proche, voire même graviter autour. S'il s'agit d'un vaisseau et une fois l'objet identifié, par numéro de série ou autres, nous entrons en communication, déclinons notre identité avant de lui demander de faire de même. S'il s'agit d'un objet autre - météorite, par exemple - nous calculons sa trajectoire et adaptons la nôtre", expliqua l'adjudant le plus naturellement du monde. "Voilà pour la procédure standard. Celle qui m'a été enseignée, Capitaine. Cela étant dit, je la trouve pour le moins incomplète. C'est la raison pour laquelle je demande, en plus d'un balayage thermique, un balayage acoustique et un dernier, magnétique. Je me fiche de savoir si un vaisseau est seulement habité. J'ai besoin de connaître en détails l'état de sa coque et la disposition de ses générateurs d'énergie. Si je juge le risque comme acceptable, je demande également au navigateur de m'approcher du dit objet détecté. Car aucun balayage de quelque sorte que ce soit ne m'apportera plus de renseignements que le balayage de mes yeux."

Il n'a pas l'air d'y croire. Certes, le protocole est récité à la virgule près mais il me manque la passion. Curieux homme cet adjudant. D'ailleurs, je ne suis pas étonné lorsqu'il m'indique avoir fait des changements dans ledit protocole. Et pourtant j'ai du mal à y sentir plus de passion qu'à l'énoncé précédent. L'arrogance, par contre, est bien là. Elle ne me dérange pas, pour peu qu'elle soit soutenue par le talent. Et ça, je le verrais bien tôt ou tard. "Imaginons que l'objet détecté soit un vaisseau hostile ou un danger quelconque, que faites-vous par la suite ?"

Feignant l'hésitation comme pour essayer de paraître moins sûr de lui, Joaquin balança un peu la tête de droite à gauche en se recoiffant plus ou moins. Il sourit finalement et reprit, bougeant ses mains sur la table nue pour expliquer son raisonnement et le mimer.

"Évidemment, il nous faut en premier lieu donner l'alerte. Par la suite, si les deuxième et troisième tentative de communication échouent, ou si nous n'obtenons pas ce que nous souhaitons du vaisseau hostile, il nous faut déterminer en premier lieu tout ce qui pourrait nous être hostile. Je m'empresse donc de compter le nombre de canons et de comprendre leur disposition", expliqua-t-il sans marquer la moindre pause. Il savait qu'il y avait, comme d'habitude, peu de chances pour que le Capitaine ne croit en son talent mémoriel, aussi ne voulait-il pas lui laisser la moindre seconde pour émettre une remarque. "Une fois canons et tourelles repérés, il nous faut déterminer les points faibles de l'ennemi. Où se trouve son pont de commandement ? Où se trouve son générateur principal ? Quel mode de propulsion utilise-t-il ? Une fois toutes ces informations récoltées, que ce soit via écran ou de mes propres yeux, je les transmets à l'officier le plus haut gradé du pont. Évidemment, pendant ce temps là, les senseurs auront pris le soin, grâce au numéro de série, de compiler les archives concernant le dit vaisseau ennemi."

La question semble le déstabiliser. Pourquoi, je ne sais pas mais lorsqu'il reprend la parole, il n'y a plus de trace d'hésitation. Bien. Tout ceci est parfaitement maîtrisé cela ne fait aucun doute et pourtant...je trouve que cela manque encore de vie. Enfin, chacun son travail, je sais depuis longtemps à quel point il est casse-gueule de critiquer le boulot d'un collègue. A fortiori un collègue aussi jeune.

"Bien." Il réfléchit un peu. "Le problème principal que je vois dans ces protocoles - dont vous n'êtes pas responsable, je le sais bien - est le nombre d'intermédiaires et le temps écoulé jusqu'à ce que ces informations arrivent aux canons. En bataille, la rapidité est souvent la clef de la victoire. Il nous faudrait trouver un moyen d'instaurer une communication directe entre nos deux équipes, basée sur la confiance et le travail. C'est le but des exercices que je vous propose, finalement. Travailler tous les deux, ensemble, sur des ajustements des protocoles existants pour améliorer les communications entre le pont et les canons afin d'optimiser la réponse à tenir. Cela demandera évidemment beaucoup d'ajustements ainsi qu'une certaine souplesse de part et d'autre mais je pense qu'il y a beaucoup à gagner en terme d'efficacité et de vies sauvées. Qu'en pensez-vous ?"

Laisser à des têtes brûlées le soin de faire feu comme ils l'entendent si tôt qu'on leur annonce une présence ennemie ? Joaquin n'était pas franchement pour. Les artilleurs et canonniers n'étaient pas réputés pour être les plus protocolaires ni même les plus intelligents et il doutait fort que court-circuiter le schéma classique ne puisse améliorer quoi que ce soit. Il sourit tout de même, hochant lentement la tête.

"Qui ne tente rien n'a rien, n'est-ce pas ?", commença-t-il. "Il faudrait toutefois que nous gardions en mémoire que vaisseau ennemi ne veut pas forcément dire vaisseau hostile et qu'il ne sera pas nécessaire de faire feu dans tous les cas. Ceci étant dit, il me semble aisé, si nous disposons de l'accord du Capitaine, de faire parvenir les rapports des senseurs directement à vous et à vos troupes. Je pense que beaucoup grinceront des dents sur le pont, mais après tout, Capitaine, ce n'est pas mon problème. Si vous pouvez me garantir que vos hommes ne feront pas feu à la moindre alerte et qu'ils analyseront la totalité des rapports transmis avant d'agir, je pense qu'il est effectivement nécessaire de faire au moins un essai."

Je repose mon café, examinant mon interlocuteur pour tenter de voir s'il se rend compte de ce qu'il sous entend. Il n'a pas mis d'émotion particulière dans son discours, et je ne discerne pas spécialement de changement sur son visage. Impossible de savoir s'il se moque, s'il est délibérément insultant ou s'il ne se rend absolument pas compte de ce qu'il fait. Je sens mon visage se fermer et mon regard s'assombrir. Heureusement, je ne suis plus le jeune homme que j'étais sinon je lui aurais fait rentrer ses sous-entendu dans la gorge. J'inspire un peu pour me calmer, rationnalisant, me disant que ce sont des préjugés stupides et qu'il a du avoir de mauvaises expériences par le passé.

"J'ai passé l'âge de faire feu contre des ombres, Adjudant. Et mes hommes feront ce que je leur dit, conformément à leur entraînement." Voilà qui est sans réplique - en tout cas mon ton se veut tel - et qui sera la seule promesse que je lui ferais en l'état. Je n'ai pas de comptes à lui rendre, pas plus qu'il n'en a à mon égard. "Il n'est pas utile de transférer directement tous les rapports des senseurs. Mes hommes ne sauront pas les analyser directement, ils n'ont pas été formés pour cela et comme vous l'avez dit plus tôt, vous êtes du genre à vous fier à vos yeux. Une simple compilation des analyses sur un document que nous pourrions créer ensemble sera suffisante. Evidemment, avec l'accord du Capitaine."

Jamais Joaquin ne comprendrait le fonctionnement de la psyché humaine. Voilà qu'après sa réponse, son vis-à-vis, un de plus, s'était encore vexé. Il n'y avait pourtant vraiment pas de quoi. Les artilleurs ne sont pas réputés pour être les plus malins et leur chef se devait de le savoir. Leur fournir des informations venant directement du pont de commandement était dans le meilleur des cas un risque à prendre. Le jeune adjudant ne comprendrait définitivement jamais pourquoi de simples vérités pouvaient susciter des réactions si sombres chez ceux qui les recevaient. Mais à dire vrai, il n'en avait cure. Il se contenta de hocher de nouveau la tête.

"Dans ce cas, pourquoi ne pas détacher un senseur directement à vos côtés, près des artilleurs ? Comme je vous l'ai expliqué, je travaille avec un nombre réduit de senseurs, en laissant certains à leur ennui. Si l'un d'eux vous rejoint, il sera à même d'analyser les rapports complets que nous lui fournirons, renforçant ainsi la quantité de données entre vos mains", proposa le jeune officier. "C'est un maillon ajouté à la chaîne, je le conçois. Mais j'ai peur qu'en voulant rendre intelligible de tous les rapports, nous perdions de notre efficacité. Qu'en pensez-vous ?"

"Sous quelle autorité ?" Avoir à disposition un membre de l'équipe de senseurs et accès à toutes les informations est un compromis plus qu'intéressant, à condition que l'équipier "qui s'ennuie" soit bien formé et pas un procrastinateur professionnel, et qu'il ait pour ordre de vraiment coopérer car s'il répond "rien d'intéressant" à toutes les questions, il est évident que cela ne sera pas d'une grande aide. Toujours dans l'anticipation, je reprends. "Dans ce cas là, une équipe de trois hommes serait plus efficace pour prendre en compte les roulements de garde. En effet, si les informations importantes arrivent pendant que votre homme dort, je pense que vous serez d'accord que ce ne serait pas efficace."

Joaquin écouta son supérieur sans broncher. Sa remarque n'était pas bête, bien qu'elle impliquait qu'il fallait en permanence que les artilleurs soient au courant de tout, ce qui était bien évidemment faux. Il faudrait une sacrée coïncidence pour que l'homme détaché dorme au moment même où un vaisseau hostile soit décelé et que ce dernier refuse de coopérer. Sans compter que même si cet homme venait à dormir au mauvais moment, il pourrait être réveillé en un rien de temps.

La discussion était toutefois déjà bien trop tendue pour que Joaquin risque de l'envenimer. Il décida de laisser au Capitaine sa petite fierté et la pleine sensation d'avoir raison. Il se contenta d'hocher la tête.

"Sous votre autorité, bien évidemment. Et si ce sont trois senseurs qu'il vous faut, je ferrai en sorte de les laisser à votre disposition."

"Ce serait parfait." Et bien voilà, il n'était pas si désagréable l'adjudant. Juste...spécial. Je réfléchis un moment aux changements qu'il me faudrait faire pour intégrer ces techniciens dans mon équipe de têtes brûlées et hoche la tête, gravement. "Il nous faudra donc planifier des exercices pour coordonner tout ça entre nos deux équipes. Vous préférez prévenir celles-ci qu'elle seront testée ou les voir réagir sous le coup de la surprise ?"

Joaquin haussa une épaule pour tenter de masquer son exaspération. Était-ce une coutume propre au Cerberus de vouloir à tout prix tester les soldats sans jamais ne les avertir de rien ?! Après le Second de Moya et ses méthodes surprises ô combien agaçantes, voilà que De Golazzo s'y mettait à son tour. Et tout ça pour quoi ? Pour avoir le plaisir de rabrouer des troupes mal préparées sur un ton condescendant et fier. Non, définitivement, ces méthodes n'étaient pas celles de Joaquin.

"Je préfère prévenir mes équipes de leur affectation nouvelle. J'ai confiance en chacun de mes hommes. Je ne veux pas risquer de les brusquer sur une nouvelle tâche en leur jouant un tour. Si tout est entendu entre nous, je suppose qu'il ne nous manque que l'accord du Capitaine, n'est-ce pas ? J'imagine qu'entre vous et moi, c'est vous qui êtes le plus habilité à lui faire part de notre décision", estima Joaquin. "Si tôt qu'il aura accepté, contactez moi. Je détacherai mes hommes à votre service en leur demandant d'organiser un calendrier de roulement strict. Nous les testerons... D'ici 48 heures. Qu'en pensez-vous ?"

"Cela me parait convenir. J'en informerais donc le Capitaine de Aragon et le Capitaine de Moya moi-même dès demain et vous tiendrais au courant de l'avancement du projet. Je vous remercie pour votre temps et votre patience, Adjudant et vous laisse à votre dîner." J'ai terminé mon café, mes barres de céréales et attrape tranquillement mon plateau avec un simple salut de la tête. Il avait eu l'air agacé à ma dernière question...je crois. Curieux.

Curieux. Voilà le seul adjectif qui venait à Joaquin quand il pensait au comportement de la majeure partie des hommes du Cerberus. L'orgueil et le paternalisme les dirigeaient tous plus ou moins. Dans ce paysage, De Golazzo s'était un peu démarqué. C'était le seul à avoir vraiment considéré Joaquin comme un officier et pas comme un jeune officier. Le distinguo était de taille.

La nuit passa comme toutes les nuits : trop rapidement. L'agitation du petit matin sur le Cerberus n'était pas du goût de l'Adjudant qui, comme à son habitude, déjeuna seul dans ses quartiers. Quand il n'était pas sur le pont, c'était de toute manière là qu'il passait le plus clair de son temps. À potasser des rapports, souvent. À lire des grandes théories sur les stratégies militaires et le commandement, aussi. À attendre, la plupart du temps. Aujourd'hui il attendait des nouvelles du maître artilleur. La mise en place d'un nouveau système de communication entre le service des senseurs et celui des artilleurs aurait au moins l'avantage d'animer un peu la prochaine semaine à bord - sauf événement soudain.

Ce n'est qu'un peu plus tard qu'un rapport lui parvint, alors qu'il venait tout juste de prendre place sur le pont de commandement. Il ne patienta pas une seule seconde : il lui tardait de savoir ce que le Capitaine avait pensé de leur proposition.

Le Capitaine De Aragon m'avait écouté avec bienveillance alors que je lui expliquais l'accord auquel j'étais arrivé avec l'adjudant Irigoyen. Ce n'était pas parfait, j'en avais conscience mais c'était un compromis, la preuve qu'on pouvait travailler ensemble. Maintenant, il allait falloir parler des hommes en question - je me sais un supérieur exigeant. Je ne cherche pas les meilleurs mais qu'ils donnent le meilleur d'eux-même et surtout une obéissance aveugle. - et des exercices qu'on allait mettre en place. La nuit fut porteuses de conseil. Même en dormant, mon esprit fonctionne et je me réveillais en forme. Passage rapide à la salle de sport, douche, un petit déjeuner et me voilà en route vers le pont de commandement pour retrouver mon collègue. Etait-il plus aimable le matin que le soir ? Cela se tentait. J'entrais sur le pont, saluait mes subordonnés qui s'étaient poliment levés à mon entrée (sauf ceux qui avaient des tâches prioritaires) et le rejoignit.

"Bonjour Adjudant. Bien dormi ?"

Joaquin quitta son siège pour se tenir droit devant le Capitaine De Golazzo. Une fois les gesticulations imposées par l'étiquette faites, il se relâcha un peu et haussa les épaules.

"Pas assez à mon goût, mais j'ai appris à m'en contenter", expliqua-t-il avec l'un de ses rares sourires non feints. "Avez-vous pu évoquer avec le Capitaine notre solution d'amélioration des communications internes ?", s'enquit le jeune adjudant sans tarder.

"Oui. C'est accepté. Le Capitaine de Aragon approuve notre initiative et a donné son feu vert, nous pouvons nous organiser comme nous l'entendons a condition de lui faire un rapport dans deux mois sur les avantages et les inconvénients de notre organisation. Je pense important d'inciter nos hommes à se mélanger et se connaître. On communique mieux quand on sait à qui l'on parle, vous ne trouvez pas ?" Je me suis pour ma part habitué aux longues heures du travail d'officier, quitte à prendre sur le déjeuner pour me reposer les yeux une petite demi-heure. Levé tôt, couché tard. L'âge m'aide.

Joaquin écouta parler son supérieur sans se départir d'un fin sourire. Il était satisfait, pas seulement parce qu'il avait réussi à sortir trois de ses hommes de la torpeur dans laquelle il les avait lui même plongé, mais aussi et surtout parce que le Capitaine de Aragon avait jugé l'idée de De Golazzo et lui comme une idée viable. Se faire bien voir n'était pas un objectif. Se faire respecter, en revanche en était un. Un primordial, même.

"C'est une excellente nouvelle. J'approuve votre vision de la chose, Maître Artilleur. J'irai informer les hommes concernés de leur nouvelle affectation le plus tôt possible. Quant à les faire se mélanger...", commença le jeune adjudant avant de marquer une pause de réflexion. Les mélanger, c'était aussi accepter de se mélanger. L'idée ne lui plaisait guère mais il le faudrait quoiqu'il en soit. C'était l'occasion, non seulement d'améliorer un processus décisionnaire à bord, mais aussi d'étendre ses connaissances de tel ou tel service. Joaquin déglutit alors douloureusement avant de se lancer. "Nous devrions organiser un repas commun à nos deux services. C'est encore le meilleur moyen que nos hommes apprennent à se connaître avant de travailler les uns avec les autres. Du moins je crois."

"Je propose de le faire à terre" répliquai-je immédiatement, tant la nourriture faite par le cuistot de bord me laissais de marbre. Il faudrait que j'en touche un mot à mes supérieurs. A quel point peux-ton demander l'impossible à des hommes que l'on nourrit de nutrisoja ou de soupe à l'eau ?

"Peut-être avec des exercices de communication et de cohésion et une émulation par équipe, qu'en pensez-vous ? Sans jugement, note ou autre forme d'évaluation, le but étant de souder les deux services pour en faire un groupe cohérent et efficient." Les exercices de cohésion, à l'armée, il y en avait beaucoup et il en connaissait un certain nombre qui ne demandaient qu'un minimum de matériel. "Seulement pour ce faire, il nous faudra une nouvelle autorisation du Capitaine. Peut-être voudriez-vous la demander cette fois ?"

Là encore, aucun piège, je ne le proposais que pour qu'il sache que je ne cherchais pas spécialement à ME mettre en avant par rapport à lui.

Joaquin força un petit sourire de remerciement envers le Capitaine, autant pour sa première proposition que sa seconde. Enfin quelqu'un qui ne tenait pas absolument à piéger ses soldats dans des tests ou des simulations irréalisables.

"C'est évidemment ce que nous pourrions faire de mieux si nous souhaitons voir un jour nos deux équipes collaborer au mieux", acquiesça Joaquin. "J'ai déjà plusieurs idées concernant les exercices à réaliser. Leur but étant de focaliser vos troupes comme les miennes sur les informations à clef à retenir et à transmettre au milieu d'une myriade d'informations moins importantes. Esprit de synthèse, c'est ce que nous visons", expliqua le jeune adjudant. "Quant à la demande, je vous remercie de prendre mon rang en considération. Je pense toutefois que maintenant que le Capitaine a traité avec vous, il serait préférable que vous deveniez son interlocuteur principal. Si cela ne vous dérange pas, bien évidemment."

Et bien voilà. Un début de sourire. Ca s'arrangeait. Je lui répondit par un sourire à ma façon, content, honnête, sincère. "Parfait. Nous allons pouvoir organiser une bonne journée qui remontera le moral des troupes en plus de nous aider à une meilleure cohésion." Le projet me plait et je ne cherche pas à cacher mon enthousiasme. C'est une des raisons pour lesquelles je fais ce métier. L'humain. Aucun commandant n'est bon, d'ailleurs, s'il ne s'intéresse pas à l'humain. "Et de rien, vraiment. C'est normal. Vous ETES adjudant. J'en parlerais donc au Capitaine et vous tiendrais au courant des suites mais je pense sincèrement que nous pouvons commencer à planifier dès à présent. Le Capitaine de Aragon n'est pas difficile."