Sois un homme, mon frère

Laylia sourit doucement, rassurée, et ses joues rougissent légèrement, touchée par le compliment. Elle a l'habitude de se faire offrir flatteries et compliments, mais rares sont ceux qu'elle percoit comme réellement désintéressés, et donc particulièrement sincères.

"Merci... je suis touchée, vraiment."

Elle voit bien qu'il est mal à l'aise et se trouve maladroit, et Laylia aimerait trouver une manière pour lui dire à quel point elle n'en pense rien, ou du moins qu'elle l'apprécie vraiment et qu'il n'a pas à s'en faire. À court de stratégies, elle lui remet donc sa coupe de vin et prend la sienne.

"Je ne fais que de mon mieux pour rendre les gens en ma compagnie heureux. Je n'ai rien de particulièrement spéciale, ou digne de vos éloges. Contrairement è vous qui travaillez pour guérir les gens, sauver des vie... "

"Vous au moins vous y arrivez." j'marmonne en regardant mes pieds. "Pis rendre les gens heureux, c'est... quelque chose qu'on sait pas encore faire avec la science. J'veux dire regardez, on a conquis l'espace, des planètes entières, des systèmes complets et la galaxie est en bonne voie, on sait remplacer des membres perdus et même des organes, mais ça sert à quoi si les gens se contentent de traîner leur peau en attendant qu'elle les lâche ?"

J'pense pas à moi là. J'pense à maman. Et j'me demande si elle attend seulement que sa peau la lâche ou si même ça, elle a arrêté.

La brune fronce légèrement les sourcils d'inquiétude, touchée par les paroles du jeune homme. Elle sent depuis le début de leur rencontre que quelque chose de lourd pèse sur ses épaules, et elle l'a entrevu lorsqu'il lui a parlé de son père un peu plue tôt, dans le parc. Il lui semble apercevoir maintenant un deuxième morceau du puzzle qu'il représente, et Laylia est de plus en plus triste pour lui.

"Vous savez..."

Sa voix est douce, à peine plus haute que celle de Wynnstan, alors qu'elle dépose son verre de vin presque terminé sur la table. Elle se retient de poser la main sur la sienne, mais la dépose non loin tout de même, comme pour l'inviter à la prendre s'il en ressent le besoin.

"... je rend peut-être les gens heureux pour une soirée ou deux, mais je ne suis qu'une distraction passagère."

Sa voix à une teinte de tristesse, mais pas de remord. Elle a toujours su cela, et si normalement elle ne parle pas de l'illusion qu'offrent les Compagnons avec ses clients, pour des raisons évidentes, Wynnstan est différent.

"Vous changez des choses pour le mieux de manière permanante dans la vie des gens. Si certains n'en sont pas plus heureux, croyez moi, beaucoup d'autres le sont. Peu importe les efforts que nous faisons, si une personne choisis de ne pas être heureuse, il est impossible de l'y forcer."

Un moment de silence passe puis avec encore plus de douceur, la Compagnonne demande :

"Quelqu'un près de vous n'est pas heureux, quoi que vous tentez, n'est-ce pas?"

"..."

J'crois que je fais une grimace bizarre. Sûrement la faute au vin. J'en bois jamais. J'en bois jamais et là euh. Combien, un verre ? Même pas ? Je sais plus. J'ai jamais eu une soirée aussi bizarre et décousue avec autant de moments gênants, de vides et de blancs. Même quand Wulf était à l'hôpital, même quand j'ai appris pour papa, même... tout. Y avait toujours quelque chose à faire, quelque part à courir, quelqu'un à appeler.

Mais aussi quelle idée elle a d'être belle et gentille et bleue madame Laylia.

"...ma mère..."

Et ça y est les trémolos aigus et les larmes qui montent d'un coup et je lève d'un coup aussi pour me cacher, comme s'il y avait encore quelque chose à cacher, avec une envie de mourir dix fois. Ca tourne, j'me suis levé trop vite. Ca ira. J'ai vraiment besoin de voir un psy putain.

Le sujet est plus que visiblement sensible. Laylia croit même un instant avoir fait une erreur en s'aventurant sur cette pente, même avec toutes les précautions qu'elle a prises et le fait qu'il lui ait ouvert la porte en premier. Elle reste donc silencieuse, le regardant, mais sans insistance, pour lui laisser l'opportunité d'éviter la question s'il le souhaite. Elle ne veut pas lui mettre la pression, puisqu'il semble déjà s'en mettre énormément lui même sur les épaules, et naviguer dans ces circonstances est délicat et complexe.

Néanmoins, au bout d'un moment, Wynnstan finit par lui répondre. L'émotion dans sa voix vient serrer le coeur de la Compagnonne et elle lui offre un regard plein de compassion. Elle souhaitait rester silencieuse encore un moment, pour lui laisser le temps d'élaborer s'il en avait l'envie ou simplement vivre l'émotion du moment comme il le souhaite, mais le jeune homme se lève plutôt abruptement, les larmes aux yeux, puis tangue sur ses pieds. Laylia se lève également rapidement à sa suite, rompant malgré elle sa promesse de ne pas le toucher de nouveau sous le coup de l'inquiétude pour poser une main sur son bras et l'aider à se stabiliser.

"Je suis désolé, je n'aurais pas du demander."

Lorsqu'elle est certaine qu'il a son équilibre en main, la brune se détache de lui pour lui donner de l'espace et pointe vaguement la direction du lit, une barre soucieuse entre les sourcils.

"Voulez-vous vous étendre un peu?"

Je sais pas. Je sais plus rien. Je sais juste que quand les pirates ont pris le corps de papa ils ont pris l'âme de maman, que je suis orphelin depuis quinze ans à cause d'eux, et qu'après ça ils ont encore pris le coeur et le bras de mon frère. Et que face à tout ça, la belle dame bleue, elle fait quand même vachement moins peur. Dans l'absolu. Ca reste quand même la plus belle femme du monde gentille et bleue comme tout, et qui est dans la même pièce que moi et qui me parle et euh. Qui a mis sa main sur mon bras. Mais ça me fait pas tomber dans les pommes alors je suppose que ça va. Même si j'ai toujours envie de pleurer quand je pense à ces histoires. Je respire un bon coup.

"Je..." ...sais toujours pas. "Mais vous allez où vous alors ?" je demande bêtement. J'en oublie qu'elle fait peur et je la regarde, un peu inquiet.

Ben oui parce que si je m'allonge. Je vais dépasser de tous les côtés du canapé. Elle va pas rester debout ?

Laylia sourit doucement devant la réponse de Wynnstan. Elle se dit que son état de malaise ne doit pas l'aider, mais elle reconnait tout de même sa maladresse et sa gêne caractéristique dans sa question.

"Si vous prenez le lit, j'aurais amplement la place pour m’asseoir ici ou près de vous, ne vous en faites pas. Vous par contre, vous m’inquiétez. Est-ce que je peux faire quelque chose? Vous apporter un verre d'eau?"

Il est pâle, manque d'équilibre et peut-être légèrement confus, mais il ne semble pas mal au point d'appeler de l'aide. Elle ne souhaite pas non plus l'accabler davantage en le suggérant tout de suite, de toute façon. Puis, comme il est lui même médecin, il saura surement quoi lui demander si besoin. La compagnonne n'a aucune formation médicale, mais pour être mère et s'être occupée de plusieurs personnes dans sa vie, elle se doute qu'être un peu couché, se reposer et se réhydrater pourra venir à bout de son malaise, s'il n'est que passager.

Douche froide.

"...bah non je prends pas le lit."

Bah non. Parce que si je prends le lit, elle dit qu'elle va faire garde-malade ou prendre le canapé. Je sais pas ce qui est le pire, mais j'suis à peu près sûr que dans un monde normal c'est moi qui prends le canapé.

'fin dans un monde normal j'suppose qu'on attend autre chose mais euh... j'me sens pas encore assez amoureux là vraiment. J'me sens euh... je sais pas. Pas très bien. Pas mal non plus. Je sais pas. S'asseoir ça pourrait être une bonne idée ouais.

"Mais s'il y a une bouteille d'eau quelque part j'imagine que ça pourrait pas faire de mal de trinquer avec pour changer ? Enfin l'eau. Pas la bouteille."

Enfonce-toi encore un peu et tu t'étoufferas dans les poils du tapis, ça sera par-fait.

Rien, absolument rien dans sa formation ou de ce qu'elle a apprit sur le terrain en vingt ans de carrière ne lui donne apparemment les outils pour rassurer et mettre Wynnstan à l'aise. Elle aimerait vraiment, fait tout ce qu'elle peut et n'abandonnera pas encore, mais aussi doux et adorable soit-il, il semble étrangement au delà de ses compétences. Qu'elle le traite comme un client, un ami ou un patient, rien n'y fait, le malaise persiste et elle semble toujours mettre les pieds dans les plats. Une situation qui qui est, sommes toutes, particulièrement étrangère.

"Comme vous le préférez, vraiment. Et je reviens, je vais vous chercher cela."

La brune s'éloigne vers le petit bar de la chambre et y récupère une bouteille d'eau gazéifiée ainsi que deux nouveaux verres propres. Elle revient et sert d'abord le jeune homme, lui tendant son verre puis se sert elle-même. Pour une des rares fois dans sa carrière, Laylia reste ensuite hésitante, ne sachant plus quelle attitude adopter pour la suite de leur soirée, ou simplement pour la suite de ce moment précis. Tout ce qu'elle pourrait lui proposer semble soudainement problématique ou inapproprié. Sa nervosité commence lentement à grimper, mais elle finit par soupirer doucement avec un sourire et choisir la sincérité.

"Vous êtes quelqu'un de très particulier, Wynstann. Vous mettez mes compétences à l'épreuve, mais je vous arrête tout de suite, c'est une bonne chose."

"S'ilvousplaîtmercic'estgentil." j'articule (pas), et je me laisse tomber sur le canapé depuis, je sais pas, au moins trente centimètres au-dessus.

Et puis là ce qu'elle dit j'ai un peu l'impression que c'est un prof qui me traite de cas désespéré et...

"...désolé ?" j'essaie.

J'essaie vaguement de disparaître derrière mon verre mais ça va pas marcher je crois, et je suis bizarrement pas encore assez désespéré pour insister. C'est vraiment trop petit, ces verres de riches. Je le repose avec un gros soupir. Au moins l'eau à bulles aura fait un peu de bien.

"J'sais pas ce que mon frère a raconté quand il vous a appelée mais j'espère qu'au moins il vous a pas trompée sur la marchandise..."

Il s'excuse et la brune fronce légèrement les sourcils à l'envers avant de dire fermement, mais avec une calme douceur :

"Vous n'avez pas à être désolé. C'est une bonne chose, comme je vous dis."

Laylia soupire brièvement et se passe une main dans les cheveux, les rejetant à l'arrière, avant d'observer le jeune homme un instant. C'est plutôt elle qui se sent incompétente face à lui, si elle veut être honnête. Elle secoue néanmoins vivement la tête aux mots suivants de son client, pour l'arrêté.

"Vous n’êtes pas de la marchandise, Wynnstan. Si l'on souhaite être complètement franc, c'est plutôt moi qui le suis dans notre situation, en un sens. Et de toute évidence je ne fais pas un bon travail puisque je n'arrive ni à vous faire passer un bon moment, ni même à simplement vous détendre et être à l'aise avec moi."

Elle semble sincèrement désolée, mais sans s'apitoyée. Quelque part, la Compagnonne espère que cet élan de sincérité, ce bris de "l'illusion" qu'elle tente normalement toujours de préservé avec ses clients, pourra l'aider dans ce cas précis. Honnêtement, elle a abandonné toute idée de suivre les règles avec lui. Celle de tout envoyer balader et de finir le tout en soirée pyjama sur le lit à se faire une pédicure comme elle le fait avec sa fille par contre... peut-être sans le détail pédicure... commence sérieusement à lui faire de l'oeil.

Vous êtes pas de la marchandise. Jamais. Jamais-jamais. Et vous faites très bien votre travail, enfin j'imagine parce que j'y connais rien mais voilà, mais vous m'faites flipper madame c'est pas ma faute, enfin si mais c'est pas la vôtre quoi... Ca c'est ce que j'aurais aimé dire. Dans un monde parfait, j'aurais juste rien eu besoin de dire, j'aurais trouvé comment éviter d'en arriver euh... là. Mais comme on est dans la vraie vie, j'arrive juste à lui faire un regard de cocker désolé. Enfin encore plus désolé, quoi. Mais j'ai pas envie qu'elle se sente mal à l'aise à cause de moi. C'est moi le truc jamais à sa place normalement. Le seul truc que je trouve à dire pour accuser ni elle ni moi c'est de détourner la conversation vers la cause de tous les maux du monde, enfin de ceux qui sont pas causés par ces enfoirés de pirates quoi :

"J'vous ai déjà dit que mon frère avait des idées bizarres ?"

Il fait chier, oui...

Laylia fronce légèrement les sourcils en penchant la tête de coté. La relation entre Wynnstan et son frère semble des plus... complexes, et la Compagnonne ne souhaite ni envenimer la situation, ni présumer de rien, aussi elle penche comme souvent vers une franche honnêteté.

"J'ai cru le comprendre à vos paroles sur lui, oui. Mais je vous rassure, il ne m'avait rien dit de particulier sur vous, outre votre travail et votre age."

La brune hésite un instant, replaçant l'une de ses mèches derrière son oreille avant de demander :

"Lorsque vous dites qu'il a des idées bizarres, vous faites référence à cette soirée avec moi, non?"

Elle n'est pas insultée ni triste, simplement curieuse et prudente cette fois. Ils en ont un peu parlé plutôt, avant d'arrivé à l'auberge, mais peut-être qu'aborder de front ce sujet aidera à briser son malaise?

Ouais par exemple ouais. Et essayer de me pousser dans les pattes d'Audrey. Et de vouloir décider de ma vie à ma place. Et de toujours tout faire pour me mettre dans des situations de merde, en fait. Enfin encore heureux, soi-disant, il a rien dit sur moi.

Faute de mieux, j'hausse les épaules, toujours sans la regarder.

"On fonctionne pas du tout pareil lui et moi." On peut dire ça ouais, et encore c'est largement en-dessous de la réalité. "Il est..." Violent. Con. Con, mais d'une connerie, à s'demander comment il a fait pour pas bouffer son bras tout seul encore. Radin. Obnubilé par le fric, la rancune, la douleur sûrement. Très famille. Trop sûrement. "...il fait de son mieux j'imagine. Mais son mieux à lui. Pas le nôtre."

La brune fronce un peu les sourcils, inquiète, n'aimant pas ce qu'elle entend. Wynnstan souffre très clairement de sa situation familiale, même si elle décèle beaucoup d'affection pour ce frère aîné derrière ses paroles.

"Je suis désolé qu'il ne vous comprenne pas à ce point, vraiment."

Elle appuie son coude au dos du canapé puis sa tête dans sa main, plus décontractée que son professionnalisme habituel ne le lui autorise. Si elle a bien compris une chose avec Wynnstan, c'est qu'une approche plus "calme" et "près de la normale" qu'il aurait avec une vieille amie est le plus susceptible de porter fruit.

"Si vous pouviez lui faire comprendre qui vous êtes... à quoi cela ressemblerait?"

Elle souhaite essayer de lui faire peindre le portrait d'une situation dans laquelle il serait plus à l'aise, plus lui-même. Tout de lui lui semble tellement être basé sur ce que les autres attendent de lui que Laylia se demande s'il se connait vraiment lui-même, au fond. A-t-il déjà pris le temps de rêver à son monde idéal? Lui en a-t-on simplement donné la chance? Dans un cas comme dans l'autre, Laylia tente de lui donner l'opportunité d'en rêver un peu.

Y a pas qu'vous madame... Nope, y a pas qu'vous. On est au moins deux. Pas plus, j'crois, mais au moins je me sens moins tout seul et bizarrement ça fait un peu du bien. Et un gros soupir, un de plus. J'ose toujours pas la regarder vraiment. Le tapis il fait quand même moins peur.

Et puis elle me pose une question encore et moi j'oublie qu'elle fait peur et je la regarde encore. Elle est toujours belle et toujours bleue mais elle fait un peu moins peur quand même. Elle a l'air un peu plus euh... normale. Même si ça lui va vraiment pas comme mot.

Et puis surtout j'en ai foutrement aucune idée de ce que je pourrais lui répondre là. J'hausse vaguement les épaules sans rien dire, parce que ce que je suis, j'en sais rien, mais ce qui est sûr c'est que c'est pas ce qu'il voudrait que je sois. A part interne en neurologie et major de promo, ça bizarrement ça va.

"Quoi que ça puisse être, ça lui conviendra pas. On fonctionne pas pareil." je répète. "J'crois qu'il me verra jamais autrement que comme un awäk avec un bistouri."

...j'ai vraiment dit ça ? Oh misère.

Le coeur de Laylia se serre encore plus. Elle a... beaucoup de peine pour lui. Ce n'est pas de la pitié, pourtant. C'est plutôt une empathie débordante et une sensibilité particulière qui lui fait voir tout le drame qu'elle la vie et la personne de Wynnstan. Il est... malheureux. Ne peut pas être lui même. N'a aucune confiance en lui. Est incompris d'une famille qu'il semble pourtant tellement essayer de plaire. Elle aimerait tant l'aider, mais doute d'avoir ce pouvoir en une soirée et une nuit seulement avec lui. Surtout qu'il ne la laisse approcher et voir qui il est vraiment qu'au compte-gouttes. Ce dernier aveu néanmoins... c'est un énorme pas en avant.

La compagnonne laisse un instant de silence passer, loin d'être inconfortable, pour lui laisser l'espace de vivre ce qu'il a à ressentir et réaliser. Puis doucement, elle répond :

"Je suis désolé. J'aimerais qu'il puisse voir que vous êtes beaucoup plus que cela. Néanmoins... Wynnstan? Peu importe ce qu'il voit en vous, ou ne voit pas, vous pouvez tout de même être qui vous voulez. Vous n'êtes pas défini par son regard, ses ambitions et ses attentes. Alors vous, pour vous même... qui êtes-vous?"

Elle laisse une nouvelle fois quelques secondes passer, puis ajoute avant qu'il ait pu répondre :

"Vous n'avez pas à me répondre. Vous ne me devez pas plus cette réponse que vous la devez à votre frère ou qui que ce soit d'autre. Simplement, réfléchissez-y pour vous, d'accord?"