"Putain Wulf tu fais chier !" ça résume un peu toute ma vie. J’suis sûr qu’en naissant je braillais déjà ça. Hm ? Non, j’ai pas de problème particulier avec mon frère. Bon il est un peu dirigiste, très autoritaire, radin comme pas permis, et il sait pas parler trente secondes sans se mettre à gueuler… mais je peux pas lui enlever qu’il m’a payé mes études. En allant faire la pute chez ces enfoirés de pirates. Quand je dis qu’il est con. J’avais pas assez la pression comme ça faut croire.

Quoi ? Commencer par le début ? Pour quoi faire ? Y a pas grand-chose d’intéressant à dire… vraiment. On est quatre dans la troupe, mes deux frères aînés, ma petite sœur, et moi. Puis ma mère. Puis mon père. Quand je pense que j’ai fait ces études pour le sauver… ça aura servi à rien en fin de compte. Quoi ? Tu me laisses parler ou tu vas faire l’histoire toi-même ? Bon. On était une famille normale de Ganesh III, enfin je suppose. Ca se passait bien, on s’engueulait déjà mais ça c’est partout, je tirais les cheveux de ma sœur qui me piquait mes bouquins et Wulf faisait déjà ses gros sourcils d’aîné sérieux et responsable. On vivait plutôt bien je crois. Je me rappelle plus très bien. Quand j’avais sept ans y a eu une attaque de pirates sur l’astroport et mon père a été blessé. Locked-in syndrome. Syndrome d’enfermement. Complètement paralysé. Il pouvait encore bouger une paupière. La gauche. Les toubibs ont dit qu’on pouvait pas le guérir, que la Médecine savait pas réparer ce genre de dégâts et que la Cybernétique avait besoin d’un système nerveux en bon état pour réparer le corps, pas l’inverse. Et maintenant, la bonne blague. L’assurance a pas voulu prendre les soins en charge parce que l’attentat avait eu lieu sur son temps libre. La banque a pas voulu donner l’accès à son compte à ma mère parce qu’il était pas en état de donner son accord. L’assurance-vie s’est pas débloquée parce qu’il était encore vivant. Il a juste eu une petite pension d’invalidité mais pas de quoi faire vivre six personnes dessus. Résultat, non seulement le pilier de la famille est devenu un fardeau, et en plus on s’est retrouvés sans le rond. Tout ça à cause de ces enfoirés de pirates qui s’amusent à attaquer des civils désarmés. Voilà, content maintenant ?

Ca a été dur. Il a fallu déménager évidemment, on pouvait plus se permettre de payer l’appartement. On a tous trouvé une façon de s’échapper du salon. Moi c’était en bossant. J’ai toujours été bon élève, très bon, brillant d’après les profs, mais là je sortais de ma chambre que pour manger. Et encore. J’aurais sauté beaucoup de repas pour pas… mais Wulf est toujours venu me faire sortir à coups de tartes pour qu’on mange "en famille". Tu parles d’une famille… Le père nourri en intraveineuse, la mère qui ressemblait de plus en plus à un fantôme, le grand frère qui revenait régulièrement couvert de bleus qu’il avait attrapés "en réparant un speeder qui s’est cassé la gueule" (mon cul), le moyen frère qui essayait de mettre tout le monde d'accord, et la naine qui… ouais. Donc le temps que je passais pas à l’école, à bosser mes cours claquemuré dans ma chambre, ou à expédier les repas en cinq minutes chrono, je le passais avec un ancien collègue de mon père. Il était neurochirurgien. Je crois qu’il s’en voulait de pas pouvoir ramener mon père. Il m’a appris tout ce que je pouvais comprendre. Je comprenais vite. Et beaucoup.

Alors quand j’ai eu seize ans, j’ai passé des concours pour toutes les grandes écoles de médecine de la galaxie, et demandé des bourses. Plein. Partout. Bourse au mérite, bourse d’études pour la meilleure université de Valenos, bourse si je revenais sur Dorado après les études… j’ai tout tenté, tout demandé à tout le monde, même à la Trinité. J’ai tout eu. Entre mes résultats au concours, mon dossier, tout ce que le collègue de mon père m’avait appris, et les quelques messages qu’il a envoyés à ses contacts, Anthema m’a donné toutes les bourses que je pouvais cumuler. Bourse au mérite, bourse pour être formé dans leur université par leurs médecins, bourse si je m’engageais à revenir dans le système Dorado étudier la faune et la flore de Renaissance pour leur compte, et en tirer peut-être de nouveaux soins. J’crois que j’avais pas vu mon frère si content depuis l’attaque. Lui il pense qu’on est dans la merde à cause de l’Union, que le moindre crédit qu’on leur arrache est une vengeance, et que tous les crédits que j’avais ramenés d’un coup c’était la plus belle vengeance qu’on ait jamais eue. Moi je pense qu’on est dans la merde à cause des pirates, que le moindre coup de main qu’on leur file est une trahison, et que le jour où il est allé faire le mécano sur un de leurs vaisseaux c’est le pire coup bas qu’il ait pu nous faire.

Parce que ouais, le substitut autoproclamé d’autorité paternelle de la famille a rien trouvé de plus malin à faire, après la réparation de speeders réels et de gnons bien réels aussi, que d’aller travailler pour ces ordures. Parce que ça payait bien. Comme si j’avais pas envoyé à la maison tout l’argent que j’utilisais pas de toutes mes bourses. Je m’en servais juste pour payer mon lit, acheter des nouilles instantanées et les bouquins les plus indispensables, ceux que le collègue de mon père pouvait pas me prêter. Il en restait pas mal. Je dis pas que ça suffisait, mais y avait d’autres solutions que ça.

C’est pendant que j’étais à Valenos que cet imbécile de Cathwulf a perdu son bras quand son ramassis d’assassins s’est fait choper, bienheureux d’avoir gardé le reste, et mon père est mort dans la foulée. En pleine saison d’examens. J’ai même pas pu revenir pour l’enterrement. Je voulais pourtant, mais je me suis fait incendier, pourrir, jeter, traiter de tout, avec comme conclusion "Maman a pas besoin que tu rates ton année". Elle avait pas besoin que tu perdes ton bras, ducon ! Papa non plus il en avait pas besoin ! Mais qu’est-ce que je pouvais faire d’autre que finir major de promo avec des arguments pareils, hein ?

Finalement je suis revenu pour mes années d’internat, ça fait quelques mois maintenant. Je suis toujours pas allé sur la tombe. J’aurais dû être là. Il aurait dû m’attendre. J’aurais fini par trouver. Enfin… ça fait partie de l’apprentissage de la vie, j’imagine. Faut que j’arrive à digérer tout ça.