Des jouets par millier [Suu & Hush]

Aäsh'an hoche la tête et sourit. L'homme semble avoir compris rapidement ce qu'il voulait dire, ce qui lui fait penser qu'il est peut-être déjà familier avec l'univers des mo'ats. Lui-même a vécu plus de temps avec les envahisseurs qu'avec les mo'ats, dans sa forêt natale. Cela ne l'empêche pas d'avoir une certaine culture de son mode de vie ancestral, et il sait que ses parents portaient une importance particulière aux ressources qu'ils utilisaient. Il s'agissait de respecter la nature et ce qu'elle pouvait offrir ; ne jamais prendre plus que de besoin, et rendre en retour. Hush passait du temps à planter des arbres avec ses parents ; parfois, des hommes de la tribu soignait des animaux blessés - ceux qui pouvaient survivre encore et qui ne pouvaient pas être des ressources utiles pour les Hommes. C'était une harmonie particulière, que les envahisseurs avaient totalement perdu de vue, s'appropriant ce qui ne leur avait jamais appartenu. Perdu dans ses pensées, il n'eut pas même le temps de reprendre son ouvrage qu'il avait déjà, à nouveau, son carnet entre les mains.

"Non. Je fais des outils, des meubles, et parfois des sculptures ou des maquettes. Mais je fais beaucoup de jouets, depuis la naissance de Tobias.
Tu as des enfants ?"

Suu hoche la tête en lisant la réponse. Les meubles, les outils, oui, compris. Un enfant ? Ca par contre ça le fait rire sans joie. Des enfants, la bonne blague, alors qu’il est paumé comme une poule avec un cure-dents devant chaque mini-humain !

- Non pas d’enfants. Personne avec qui en faire, et puis pas avec ça.

Ca, c’est ses jambes qu’il tapote du plat de la lame. Mais intrigué, il ne reprend pas de suite sa gravure. Il préfère regarder Tobias. C’est aussi drôle que bizarre que… Flippant, dans un sens, ce petit bout d’humain.

- Il a quel âge ?

Hush ne sait pas. Il a beau avoir un fils, la fabrication d'enfants lui semble bien obscure. Il comprend à demi-mots que le handicap de Suu l'empêche de concevoir des enfants. Il croit comprendre, en tous les cas. Qu'il n'ait pas de compagne, ça, il peut comprendre. Lui non plus n'en a pas. Il ne sait pas s'il pourra en avoir une, un jour. Pas après ce qu'il a vécu avec Marjolaine. C'est encore trop frais.

"Tobias est dans sa troisième année. Il est né durant les mois froids.
Tu ne peux pas concevoir d'enfant à cause de tes jambes ?"

Donc trois ans c’est l’âge où ils essaient de manger des cailloux. Très bien. C’est définitivement un univers que Suu ne pourra pas comprendre.

- Non, je peux… Enfin. Techniquement je peux faire des enfants. C’est ce qu’ont dit les médecins, la paralysie joue pas forcément sur ça, j’ai toujours la mécanique qui fonctionne.

Par respect pour Tobias, il évite d’être vraiment bassement clinique et esquive soigneusement les histoires douteuses qu’il a en stock. Il ne sait pas trop ce qu’un humain en cours de pousse peut comprendre et ce serait navrant qu’il soit perturbé si jeune.

- Mais pour faire un enfant il faut déjà avoir envie de faire des galipettes avec quelqu’un qui peut en porter, et ça c’est plus du tout le cas à cause de mes jambes.

Les médecins avaient des mots pour ça. Il les a entendus puis il a fait l’effort de les oublier. Il n’en veut pas. Il s’en fout. Non, il ne se sent pas du tout dépossédé de son corps. Du. Tout.

- Donc pas d’enfants. Je saurais même pas comment m’en occuper. Ca serait pas cool pour eux. Ca mérite des parents qui en veulent vraiment et qui savent ce qu’ils font pour bien commencer dans la vie, les petits humains, sinon ça fait des adultes fracassés. C’est pas juste.

Mais la vie n’est pas juste, il le sait, c’est pour ça qu’il hausse les épaules avec fatalisme.

Hush écoute avec grande attention ce que lui révèle l'homme. Il comprend tout à fait ce qu'il veut dire, et une part de lui-même est reconnaissante à cet homme pour le raisonnement qu'il tient. Un raisonnement qui, aux yeux d'Hush, semble encore bien plus sage et avisé.

"J'aime la façon dont tu réfléchis.
La mère de Tobias voulait de lui. Elle était heureuse, lorsqu'il était dans son ventre. Après sa naissance elle ne lui a plus adressé un seul regard.
Tobias est un enfant merveilleux. Il mérite l'amour. Tous les enfants, méritent l'amour. Tous les Hommes, méritent l'amour.

Il hésite entre chacune de ses phrases, mettant un certain temps avant de rassembler ses idées sur le papier.

Il y a le temps. Pendant que le sculpteur écrit, Suu continue son travail sur le bois. Petit à petit, un coquillage se forme dans ses mains. Il n’est pas joli, pas régulier, mais il commence à exister.

- Je suis d’accord.

Qu’il fait après avoir lu les mots. Il a une pauvre ombre de sourire pleine du même fatalisme qu’il avait dans les épaules un peu plus tôt.

- Tout le monde mérite d’être aimé. Et d’aimer aussi. Personne devrait avoir à s’en prendre plein sur le coin du nez, toute sa vie. Mais bon…

Il écarte un peu le bras, englobe tout le monde autour. Il est moche, cet univers. Il ne laisse pas ceux qui y vivent être -juste être, sans lutter- et quelque part, au fond de lui, ça convient au pilote. Il souhaite la paix mais il a été taillé pour la guerre. Une existence tranquille le tuerait.

- Et les enfants méritent encore plus d’amour.

Mais Tobias n’a pas l’air d’en manquer. Même s’il n’y a pas sa mère -et non, il ne va pas poser de questions sur elle-, il y a son père qui n’a pas l’air d’être du genre à ignorer son fils.

- C’est à ça que servent les parents nan ? A aimer leurs petits inconditionnellement pour qu’ils aient moins peur du monde autour ?

Cette fois, Hush prend le temps de continuer sa sculpture. Il a délaissé son jouet en construction pour essayer de comprendre et de s'approprier la corne. Il croit savoir ce qu'il va en faire. Doucement, il a commencé à creuser l'intérieur, en de longs mouvements réguliers et précis. Il prend le temps d'écouter ce que l'homme lui dit. Il prend le temps de réfléchir à ses paroles, et peut-être de masquer la tristesse qu'il sent poindre. Il lâche un long soupire, qui attire l'attention de Tobias. Le petit garçon lance un cri interrogatif à son père. Hush sourit à l'enfant, se frotte les mains et se penche vers le petit, pour déposer un baiser sur le sommet de son crâne, là où se mêlent sa folle chevelure. Tobias rit et se reconcentre sur ses jeux. Hush, lui, va reprendre son carnet.

"Si tous pensait comme ça, les enfants ne seraient plus jamais malheureux, et les adultes aussi.
Il est facile de penser que les adultes sont parfois méchants. Mais je crois que tu as raison. Peut-être qu'ils ont simplement peur."

Il reposa son carnet et reprit la corne entre ses mains, continuant à creuser l'intérieur comme il pouvait.

Il est mignon, cet enfant. Objectivement. Ses interactions avec son père le sont aussi. C’est pour ça que Suu les regarde du coin des yeux, entre deux mouvements de lame : parce que ça fait du bien un peu de voir de la normalité tendre parfois.

- Quelqu’un… Une Mo’at en fait. M’a dit que c’était la colère et la frustration qui faisaient les monstres, je pense que la peur peut aller dans le lot de ce qui rend méchant.

Tiens, c’est drôle, ça remet des choses en perspectives de penser avec ça.

- Peur de pas assez avoir, des voisins, de la nuit… Les adultes sont cons.

Et toi tu es vulgaire, Suu. Désolé pas désolé manifestement, il continue son petit bonhomme de chemin mental.

- Mais même avec des parents qui aiment sans conditions, un adulte aura peur. Tu peux pas le protéger de tout avec une armure de sentiments. Un jour, Tobias sera malheureux. Et la fois d’après quand il sera heureux, ce sera encore mieux. ‘Fin je pense.

Son sourire est tordu, dirigé vers ses jambes.

- Philosophie de vieille carne.

Philosophie de survivant.

- Je préfère la tienne.

Hush sourit à Suu, avant de reprendre son carnet. Il prend réellement le temps de poser ses pensées sur le papier, comme si chaque mot avait une importance particulière, à ses yeux.

"Une sœur m'a dit la même chose. Colère, frustration et peur ne sont pas étrangères.
La peur n'est pourtant pas une ennemie. Le vrai rôle d'un parent, ce n'est pas d'empêcher la peur chez son enfant. C'est de lui apprendre à pouvoir faire face, toutes les fois où il aura peur. Parce que tout le monde a peur, un jour.
Mon fils connaîtra la peur, la joie, la tristesse, le désir. Parce que la vie est ainsi faite. Parce que la tristesse ou la peur ne sont pas de mauvaises émotions. Ce sont simplement des émotions.
Parce que quelqu'un qui n'est que bonheur et joie fini par ne plus l'être réellement. Alors j'espère que mon fils connaîtra toutes ces émotions, et qu'il ne craindra jamais d'y être confronté. Parce que pouvoir ressentir de la peur, de l'amour, de la joie, de la colère, c'est être en vie."

- Je l’espère aussi.

Cette fois il garde un peu le carnet, parcourt de nouveau les mots du regard. Il aime le raisonnement de l’homme muet, sa manière de voir les émotions en nuances de gris et pas en noir et blanc. La peur et la joie ne sont pas incompatibles ou opposées, il faut des deux.
Sinon…
Sinon on se retrouve comme Suu, dans un brouillard qu’il maintient aussi neutre que possible.

- Tant qu’il sait que quand il a vraiment trop peur quelqu’un peut le protéger, et qu’il a quelqu’un prêt à tenir ses poings quand il est en colère, qu’il en a besoin, il ne deviendra pas un monstre.

Il tend de nouveau le carnet. Les mots sont quelque part dans sa tête maintenant, en train de se faire une place au chaud.

- Ca vaut ce que ça vaut de ma part, mais je pense que tu dois être un bon parent. Tobias grandira à l’abri et s’il tombe un peu sur le chemin… Bah. Ca aide à grandir. Il fera pas un adulte tout cassé.

C’est pour Tobias les mots qui suivent, ça s’entend : ils sont délivrés plus doucement, un peu mieux articulés.

- Quand tu feras ta crise d’adolescence, petit, sois sympa avec ton père.

Encore une fois, Hush est touché par les paroles de l'homme. Il lui trouve une certaine profondeur, une certaine intelligence particulière, qu'il retrouve dans une conversation comme il n'en a que rarement eu avec d'autres personnes que Way'si. Hush hoche la tête doucement, et pose une main sur sa poitrine, reconnaissant pour les paroles offertes par l'homme.

Lorsqu'il s'adresse à Tobias, l'enfant relève son regard vers lui et lui offre un sourire radieux, accompagné d'un rire solaire. Il se lève ensuite, et fait quelques pas jusqu'à l'homme en fauteuil roulant, lui tendant le jouet en bois avec lequel il était occupé à s'amuser jusque là.

"Je crois que pour ne pas devenir un monstre, il faut simplement avoir appris à aimer plus qu'à haïr.
Je pense que tu ferais certainement un bon parent, toi aussi."

Il faut quelques secondes à Suu avant de prendre le jouet, tellement il est surpris par le geste. En échange il fouille ses poches tant qu’il le peut et finit par abandonner et se remettre sur son coquillage.

- Je te le donne quand il est fini, garçon. Ton jouet est très beau.

Et il le laisse sur ses genoux au cas où l’enfant voudrait le récupérer. On ne sait jamais, surtout pas quand on ne sait pas comment marchent les petits.

- C’est plus dur d’apprendre à aimer que d’apprendre à avoir peur. Pas de chance.

Le pilote a l’air un peu désolé par son affirmation. Elle est tellement négative… Mais vraie et il faut dire la vérité, pense-t-il.

- Et je pense que je ferais un horrible parent. Je suis un adulte tout pourri déjà, alors m’occuper de quelqu’un… Naaah. J’ai peur de trop de trucs. Très mauvais plan. Je laisse les humains en construction aux gens qui sont responsables et en veulent.

Ce qui ne l'empêche pas de faire un gentil sourire à Tobias ou de lui tendre une main.

Hush ne reprends pas son ouvrage, trop occupé à observer les interactions entre son fils et le sculpteur d'os. Tobias rigole, debout près du fauteuil de Suu, et il reste un moment à le regarder en souriant, subitement captivé par l'homme. Il secoue alors son bras, offrant plusieurs mots difficilement déchiffrables aux adultes. Il reprend alors son jouet le regarde, semble montrer quelque chose à Suu, avant de lui tendre à nouveau l'objet. Hush détache son regard de la scène afin de coucher ses pensées sur le papier.

"Tu t'en sors bien avec Tobias, pourtant.
J'ai vu des adultes rongés par bien de mauvais sentiments. Tu n'as rien de ceux que j'ai connu.
Il n'est jamais trop tard pour apprendre à aimer plus qu'à avoir peur."

En fait un enfant c’est comme un très petit humain ivre. Il l’observe très attentivement, essaye de déchiffrer les expressions qu’il a.

- Tu veux quelque chose ?

Il continue de partager son attention entre Tobias et son père sans trop s’y paumer, à offrir un sourire doux-amer à l’adulte et un air joyeux à l’enfant.

- Moi je pense que c’est un peu tard. Je pars de trop loin.

Très tranquille, il retire ses gants pour essayer d’interagir plus humainement avec le petit gars.

- Et puis… Aimer ça se fait pas à sens unique. Si tu commences à arrêter d’avoir peur, tu commences à t’attacher aux autres et ils font pareil. Et le jour où tu disparais… Mouais. Nan. Le jour où je meurs je ne veux personne qui devienne fou de douleur. Je veux qu’on se dise que c’est dommage un ou deux jours et puis qu’on continue de vivre. Ca me dérange pas d’être un nuage gris si on me regrette pas à la toute fin.

Ca ne le dérange plus en tout cas. Dans un autre monde, c’est toujours dans un autre monde pour lui les bonnes choses. Dans celui-ci il est ni bien ni mal et c’est déjà énorme.

- Je laisse le soleil aux autres. Aux gens bien comme toi.

Tobias continue à sourire, lâchant quelques - bruyantes - interjections joyeuses de temps à autre. Il tend les bras vers l'homme, réclamant visiblement d'être pris dans les bras. Hush sourit, attendri devant la scène. Il se laisse absorber quelques longues secondes par les interactions entre l'homme et l'enfant, avant de revenir à lui. Il se sent triste que Suu soit ainsi persuadé qu'il vaut mieux ne pas s'attacher, plutôt que de risquer de blesser quelqu'un.

"Tout le monde s'en va un jour. Mais la douleur que laisse celui qui s'en va n'est rien comparé au bonheur qu'offre celui qui aime. On apprend tous à vivre avec le départ de ceux que l'on aime. Se priver d'aimer n'empêche pas les autres d'être tristes un jour.
Le soleil est bien assez grand pour tout le monde. Je ne mérite pas plus que toi ou qu'un autre. Tout le monde a le droit à sa part de bonheur et d'amour."

En faisant très attention à ses gestes, Suu soulève l’enfant pour le poser sur ses genoux. Le couteau avec lequel il travaillait finit caché dans son dos et ses mains entourent le petit humain au cas où il décide de descendre en sautant.
Et sinon ? Il reste silencieux. Il réfléchit aux mots qu’il lit, avec beaucoup de soin. Il les met face à ce qu’il a vécu. Pèse les deux côtés. Trouve que l’homme dont il tient le fils est adorable mais que ses mots se posent un peu de travers, pas tout à fait sur la vie bien rangée du pilote, et ça le perturbe beaucoup.

- Je trouve…

Il fronce les sourcils. S’arrête. Reprend.

- Quand j’étais plus jeune, j’ai vu un type devenir totalement fou parce que la fille qu’il voulait épouser est morte. Fou à en ronger les pieds de table. Je pense pas que tout l’amour du monde valait ça. Je pense pas que la personne la personne qu’on aime mérite de connaître ça.

Son sourire est sincère et pas triste, cette fois.

- Ca sera dans un autre monde, le grand amour. Je suis content de voir d’autres gens partager les leurs.

En disant ça il fait une grimace marrante à Tobias, pour le faire rire. Il faut pas être triste pour lui. Vraiment pas.

Tobias s'amuse. Il s'amuse même beaucoup, avec cet humain étrange qui veut bien s'occuper de lui, et qui a une voix douce et apaisante. Tobias aime les sons autant qu'il aime le silence. Et si son papa fait beaucoup de silence, l'homme dans le fauteuil, lui, fait beaucoup de sons.

"On ne peut jamais tout maîtriser, ni tout prévoir. On ne peut pas combattre la mort, ni la vie. Mais on peut combattre la peur.
C'est toujours triste de perdre quelqu'un. Mais cette folie dont tu parles ne peut frapper que ceux qui s'attendent à toujours contrôler le monde qui les entoure. Si on accepte de ne pas avoir le contrôle, on accepte que notre volonté ne soit pas toujours faite.
Vivre dans la peur de perdre, ce n'est pas vivre. Il faut accepter de perdre et s'ouvrir pour recevoir.
Aujourd'hui, je te reçois dans ma vie. Toi, tu nous reçois, Tobias et moi. Plus tard, lorsqu'il sera l'heure pour nous de partir, ce sera comme une perte. Cela ne veut pas dire que c'est définitif, ni tragique."

- Mais je ne suis pas rentré très loin dans vos vies.

Agiter les doigts pour faire sourire un enfant, parler tranquillement avec un adulte, ce n’est pas difficile. Ce n’est pas s’attacher. Il a des amis aussi, il a des camarades sur le Némésis qu’il apprécie beaucoup, sauf que c’est très différent.
Et en même temps peut-être que ça ne l’est pas. Il n’en sait rien, puisqu’il n’a jamais fait assez de place au milieu des fortifications qu’il élève pour se protéger. Il imagine juste avec ce qu’on lui a dit, ce qu’il a vu, ce que c’est d’aimer profondément quelqu’un mais il ne l’a jamais ressenti.

- J’aimerais vivre comme tu as l’air de le faire. Peut-être ? J’en sais rien en fait, ça a l’air sympa. Mais…

Suu s’arrête. Il reste silencieux longtemps, perdu dans des pensées qu’il laisse faire leur chemin. Ce n’est que lorsqu’elles ont arrêté de filer tout autour de lui qu’il reprend.

- Je crois que je sais même pas comment faire. Pour aimer, je veux dire, vraiment et sans avoir peur.

Et ça ne le rend pas sombre, juste très étonné par la découverte.

- ‘doit y avoir un truc cassé. Marrant.

Non. Et si en même temps, ça le fait rigoler silencieusement, c’est mieux que d’en pleurer.

- C’est sympa de parler avec toi, tu sais ?

Heureusement qu'Hush écrit vite. Les mots glissent sur le papier avec facilité, dans sa jolie écriture incurvée qu'il a appris à tracer des heures et des heures durant, sans jamais cesser de progresser. Il faut dire que, pendant longtemps, il n'avait pas eu grand chose d'autre à faire, si ce n'est créer.

"Peut-être pas. Ou peut-être que si. C'est un premier pas vers le véritable attachement, vers l'Amour tel que tu sembles le fuir.
Il n'existe pas de bonne ou de mauvaise façon d'aimer. Aimer, je crois que c'est trop abstrait pour qu'on sache de quoi il s'agit vraiment. Certains aiment en se tuant pour l'autre. D'autres aiment en offrant des cadeaux. D'autres encore partagent simplement avec quelqu'un. Aimer, c'est faire une place dans son cœur. Après, tu en fais ce que tu veux. Alors personne ne sait vraiment comment faire, pour aimer."

Lorsqu'il tend à nouveau son carnet, Hush pose une main sur son propre coeur, abaissant un peu la tête, en guise de : "Merci, c'est sympa aussi de parler avec toi". Il est touché par les mots du jeune homme, et par la façon dont ce moment se goupille. Tobias est toujours absorbé par le jeu offert par l'adulte en fauteuil roulant. Le petit finit par attraper une des mains de l'homme et la serre contre lui.

Perdu dans les réflexions que créent les mots et les gestes de l’homme en face, il laisse sa main se faire serrer. Rajoute l’autre à côté pour essayer de faire ça, un peu de place dans ses protections, un peu d’ouverture aux autres. Commencer par un tout petit humain semble bien.

- Hey, petit. Hey.

Pertinent.
On va dire qu’il faut faire de petits pas et que c’en est un.

- Mourir pour ceux qu’on aime c’est un peu bête, quand même…

Enfin ça lui semble débile, c’est surtout ça. Le sacrifice par amour c’est idiot, décide l’homme qui était prêt à se faire tuer pour un drapeau et qui serait toujours fichu de le faire.

- Comment tu as su, pour ton fils… ? C’est évident que tu l’aimes. C’était… J’sais pas. Dès que tu l’as vu ? Clac d’un coup, comme ça ?

C’est certainement personnel, ce genre de question, c’est bien pour ça qu’il fait attention à le formuler aussi respectueusement qu’il le peut. Il veut vraiment juste comprendre.

"Ce n'est pas idiot de mourir pour que ceux que l'on aime puissent être heureux. Beaucoup des miens meurent pour que d'autres puissent être libres. Mourir par amour, c'est comme mourir de toutes les autres morts, sauf qu'on choisit de le faire. C'est comme mourir dans une guerre, dans une bataille dans l'espace. Dans mon équipage, on meurt pour sauver les nôtres de l'esclavage. C'est comme mourir par amour. Que ce soit pour une cause ou pour une ou des personnes, ça n'importe pas. Parce qu'être libre de choisir la façon dont on meurt, c'est un privilège."

C'est vrai. Quand on est esclave, on meurt d'épuisement, ou sous les coups d'un maître trop violent, trop mécontente, trop en colère. On meurt de maladie, de faim, de soif. On ne choisit pas sa mort. On ne choisit pas sa vie. Il marque une pause et regarde son fils, pensif pendant un long moment.

"Oui.
Je ne voulais pas de cet enfant. Il n'est pas né dans un contexte sain. Je croyais ne jamais pouvoir le considérer comme mon fils, et de toutes façons, ce n'était pas ce qu'on me demandait. Mais quand je l'ai vu, tout a changé. Je ne suis pas un père parfait mais j'essaie de le rendre heureux. Rien d'autre n'a d'importance."

Il n’a rien compris à l’amour. Ou alors il en a compris une facette et oublié les autres, ou celui de l’homme en face est très spécial, ou… Dans tous les cas c’est étrange. Les mots du muet perdent totalement Suu qui ne sait absolument plus à quoi se raccrocher.
Alors il se tait sur ce sujet. Il n’a rien à dire qui puisse être compréhensible s’il ne comprend rien lui-même.

- Faire de son mieux c’est la moitié du boulot.

Il a déjà dit ça à une Mo’at il n’y a pas si longtemps, ça le fait sourire juste au coin de ses lèvres. Le pilote se penche de nouveau vers le minuscule humain pour lui parler.

- T’as vraiment intérêt à être un bon garçon pour ton père, Tobias, il le mérite. Rends-le heureux lui aussi, d’accord ?

Parler “bébé” ? Non, c’est pas le genre de la maison. Il le considère comme aussi important que l’adulte vers lequel il redirige son attention.

- Quand j’ai appris à piloter on m’a dit qu’on allait toujours où on regardait. C’est pareil dans la vie. Tu veux le rendre heureux, tu vises cette direction, alors t’y arriveras. Le départ c’est pas important, contexte sain ou pas, c’est la destination qui compte. Il a déjà dépassé le lancement naze s’il a un père qui l’aime.

Il fronce les sourcils.

- Je crois en tout cas ?

Hush reste attendri devant l'image de l'homme et de son fils, et cette fois, il abandonne la corne pour attraper son carnet de dessin. C'est une belle image. Il ne veut pas la perdre. Ce sont ces moments qu'il souhaite rendre immortel. Ces moments que l'on ne doit pas oublier. Des moments simples, pourtant teintés d'un bonheur intense, souvent éphémère, mais qui marquent les esprits à jamais. Il sourit à Suu, et sur le papier, il trace les premiers traits, prémisse d'un portrait qu'il sait déjà profondément touchant.

Il prend quand même le temps de reprendre son carnet d'écriture, de noter quelques mots, avant de reprendre son dessin.

"Faire de son mieux ne suffit pas toujours, mais tu as raison. La volonté fait toujours beaucoup.
Je crois qu'il faut aussi accepter la part d'imprévu. Ce qu'on ne peut ni contrôler, ni planifier. Les rencontres qui nous font changer. Les surprises, bonnes ou mauvaises, qui changent notre trajectoire. Les virages qui masquent notre vision lorsqu'on pilote, ou les astéroïdes auxquels on coupe la trajectoire. Nos repères qui changent, nos convictions qui sont secouées. La destination aussi peut changer. L'important, c'est de toujours garder des repères pour ne pas se perdre."

Les mots de l’étrange homme en face trouvent un écho particulier dans le système de croyance particulier -et un peu idiot, de son propre avis- de Suu.

- Lâcher-prise, heh ? Pas trop le choix de l’apprendre quand on a la poisse. Y’a des gens qui ont même pas besoin d’y penser… Les pauvres. Ou les chanceux ?

Tiens, bonne question : ils sont tristes ou pas ceux qui ont toute leur vie déroulée devant eux ? Quelque chose lui dit que ce n’est pas l’artiste qui pourra lui répondre.

- Les pauvres, décide-t-il. Des fois il faut… Trébucher en chemin pour comprendre des leçons. Y’a une conteuse qui m’a dit ça, c’est joliment formulé.

Il a l’air doux, si doux, lorsqu’il parle de Way’si.

- Trébucher en chemin et accepter de pas pouvoir tout contrôler. Bonne morale de livre pour enfant.

Tiens il a l’air de comprendre que von vis-à-vis est en train de dessiner quelque chose. Il penche un peu la tête, essaie de comprendre. Il lui arrive de ne pas être très malin.

- Tu dessines Tobias ?

Hush continue à dessiner, pris par un des ces usuels élans contre lesquels il ne peut pas même espérer lutter - et qui lui a déjà fait du tort plus d'une fois. Il relève la tête, légèrement amusé, lorsque Suu évoque la conteuse. Des conteuses, il doit y en avoir beaucoup, il imagine. Mais cette phrase là sonne étrangement comme celles que Way'si a l'habitude d'énoncer. Il se demande alors si Suu connait Way'si. Il poursuit son dessin quelques instants avant de le poser.

"Je crois que tout est une question de point de vue. Un optimiste acharné réussira à tirer des avantages, des leçons, des bons côtés de toutes les pires situations. Ceux qui n'ont pas d'embûches sur leurs chemins ont moins de chance de tirer avantage de ces situations, et peut-être passent-ils à côté de la véritable beauté.
Je connais une conteuse avisée et très intelligente qui m'a dit la même chose qu'à toi, un jour."

Il ne répond rien pour le dessin, se contente de le reprendre et d'offrir à Suu un sourire - énigmatique ou amusé. Il verra bien assez tôt. Quand il ne colorise pas ses œuvres, Hush est capable de faire de très jolis portraits réalistes en relativement peu de temps, résultat d'années et d'années d'entraînement.

- Elle était beaucoup trop bien pour cet univers aussi, ta conteuse ? Si c’est le cas c’est peut-être la même.

Mais quelle sont les chances pour que Dorado soit si minuscule qu’ils parlent tous les deux de Way’si ? Pour le pilote elles sont quasi-nulles, sa remarque tient donc plus du trait d’humour que d’une véritable envie de déterminer s’ils discutent de la même personne.
Comme il n’a pas de réponse pour le dessin puisqu’un sourire ne compte pas, il décide d’occuper Tobias. Le couteau n’est pas une bonne idée, graver n’est pas non plus très sécuritaire, il reste… Il reste quoi oui, d’ailleurs ? Intense réflexion du côté Corporatiste des choses avant qu’il ne place ses deux mains devant l’enfant et qu’il ne se mette à bouger les doigts en rythme avec la chanson de marche qu’il marmonne.

- Un kilomètre à pieds, ça use, ça-

Arrêt, yeux plissés, sourcils froncés. Le dessin semble louche.

- C’est pas Tobias ça…

Incroyable déduction ! Effectivement, les traits sur le papier ont l’air de former un scalp sur un crâne et aux dernières nouvelles, il est le seul du coin à avoir cette coupe de cheveux.