Una mattina

Le bruit des projectiles pirates me réveille encore souvent la nuit. Le souvenir du chaos, des pleurs, de la panique, de l'incertitude, m'empêche régulièrement de trouver le sommeil. C'est terrible à dire mais je ne suis pas à ma place dans cette ville étrangère. Elle sent mauvais même si, paradoxalement, elle est trop propre. L'irrégularité du sol du camp à laisser place à un sol froid qui m'empêche de déterminer les meilleures vibrations. Je ne suis pas confiant ici. J'erre parfois en espérant ne pas me faire repérer. On ne peut pas dire qu'on vit. Ma famille a trouvé un coin de rue où s'entasser. Mais qui veut vraiment d'anciens esclaves Mo'at pour travailler ? On ne sait rien faire à part excaver de la caillasse. C'est déprimant. Et ça se ressent dans toute la famille. Mes frères et sœurs les plus âgés et les plus habiles chapardes, certains se sont même déjà fait prendre et des amendes nous sont retombées dessus, nous, Mo'at arrachés à leur terre et n'ayant aucun moyen financier de quitter cette ville.

A chaque jour suffit sa peine et on ne parvient pas à planifier la moindre chose. Se nourrir, dormir, survivre. Ce sont les trois mots qui nous accablent le plus, chaque jour. Difficile pour des étrangers de se rapprocher de Corporatistes pour se faire aider. Seuls mes parents savent lire et écrire, mais ils ne décryptent pas la langue parlée ici. On la parle tous vaguement, peut-être moi un peu plus que les autres... grâce à Caspar, mais c'est tout. On sent bien que l'échec n'est pas loin. Mais ça fait trop peu de temps qu'on est arrivé pour accepter de baisser les bras tous de suite. Certains de mes frères et sœurs ont déjà mal tournés, se battent en pleine rue et fréquentes des gens pas très commodes. Ma cécité m'empêche d'accéder à ce monde. Je suis bien impuissant.

La seule chose que je fais, c'est jouer, chanter, ne pas perdre l'habitude de mon hang et espérer récolter quelques maigres pièces. On ne peut pas dire que ces étrangers aient vraiment le cœur sur la main. Au moins, je fais quelque chose d'honnête...

C'est une journée morne. L'atmosphère est lourde. Mais je sais bien que je dois aller un peu plus loin pour avoir mes chances. Aujourd'hui, ça sera le quartier commerçant. Je rase les murs, meilleur moyen pour me repérer de ne pas me manger les passants. Après quelques centaines de mètres, je dégaine mon instrument et commence ma longue journée. Je joue, je chante un peu, les gens filent, certaines jettent de petites pièces, d'autres n'hésitent pas un instant en me passant devant. C'est la loi de la jungle. Les plus forts survivront.

Vanguard, c’est facile. Vanguard, c’est un milieu connu, maîtrisé.
Vanguard ça lui plait et il déteste en même temps. La dichotomie l’agace mais qu’est-ce qu’il y peut, hein ? Rien. Donc c’est chaud-froid, c’est agréable-désagréable, et c’est Suu qui fait la tronche-qui apprécie l’endroit. Tout en même temps.
Pas étonnant qu’il soit nerveux, le pauvre pilote, s’il n’a pas son calme plat mental habituel.

Les vendeurs du marché en ont fait les frais. Il leur a à moitié aboyé sur le coin du visage pour avoir ce qu’il voulait et il n’a même pas hésité à mettre un grand coup du dos de la main dans la jambe d’une femme qui pensait pouvoir lui passer devant pour acheter des légumes.
Elle a eu l’air outrée par sa réaction. Il lui a montré les dents. Il a gagné.

Il a de quoi se faire à manger presque sainement en travers des jambes, un carotte crue entre les dents. Il roule tranquillement entre les passants jusqu’au moment où il ne le fait plus. Immobile, il observe le gamin jouer de son instrument dans l’indifférence générale.

- Hey. Petit.

C’est malpoli d’interrompre ? Il s’en fiche.

- Faim ?

Il se fiche aussi de faire des phrases complètes.

Au camp, on m'accordait peu d'attention mais on me respectait pour ce que je valais. On m'accordait parfois un instant, une seconde, on m'encourageait par les voix. Ici, c'est l’indifférence générale. On se fout du gamin que je suis, encore plus de mon instrument que je tente d'honorer au mieux. Mais on l'ignore, lui autant que moi. Je suis invisible, même en faisant vibrer leur cœur. Alors j'entonne des mélodies tristes, celle qui s'abattent sur les camps lors de famines ou bien celle des enterrements. De toute façon, qui parle Mo'at ici ?

Alors que je j'entame un nouveau couplet, un gars m'adresse la parole. D'abord, je ne m'arrête pas, je ne l'ai pas entendu arrivé et je ne suis même pas sûr qu'il me cause, à moi. Pourtant, il bouge pas, je sens son regard sur moi. Ça devient presque gênant alors je stoppe ma musique. Mes mains cessent de battre le rythme régulier et j'ai l'impression de perdre une partie de moi. J'aime pas ça. Mais je ne le montre pas. Il me demande si j'ai faim. J'hésite. J'ai la dalle. Je préfère ne pas trop me rappeler du dernier moment où j'ai mangé. Trop douloureux. Mes mains caresses mon instrument. J'acquiesce avant d'ajouter.

« _ J'ai pas d'argent... »

- C’était pas la question…

Distraitement, Suu fouille un de ses sacs jusqu’à y trouver une autre carotte que la sienne, qui ne soit pas trop moche ou trop terreuse. Il fait même l’effort de l’essuyer sur son pantalon.

- Je veux pas te vendre à manger. Je te demande si t’as faim pour te donner quelque chose, c’est tout.

Il y a quelqu'un chose de décalé dans ses mouvements. Il fouille, mais le sac n'est pas à terre. Il veut me donner quelque chose. Je me représente tout de suite un homme bon. La notion de don est très présente, chez nous. Nous partageons, échangeons, troquons. L'argent est souvent secondaire et était même inexistant sur le camps. Je me redresse, me lève timidement en abandonnant mon instrument. Je m'incline dans un signe de respect.

« _ Tu es un homme bon. »

Un vieux rire, du genre qui remonte dans le fond de la bouche avant de retomber dans la gorge, du genre pas gracieux. Parce qu’il ne l’est jamais vraiment et que c’est drôle, qu’on le pense être bon.

- Pas vraiment, nan. Tiens. Redresse-toi, t’as pas besoin de t’incliner, allez. Je suis pas un type important.

Juste un pilote de speeder de trois fois rien. Et l’homme qui tend une carotte d’une main, attendant qu’on la prenne, sans se douter que le gamin en face est aveugle.

Il se met à rigoler, ce qui me met d'autant plus mal à l'aise. Ce n'est pas facile de s'abaisser à tout ça... si en plus je ne parviens pas à saisir les subtilités de mes interlocuteurs. Surtout qu'en plus je suis certain qu'il me tend un truc à manger. Sur ses ordres, je me redresse. Je sais qu'il est dans cette direction, sur un coup de bluff, ça peut marcher.

Alors, je tends ma main en face de moi, sans me douter que je suis à la hauteur de son crâne...

Scène surréaliste pour un regard extérieur.

C’est tellement surréaliste, même vu du point de vue pilote, que Suu lâche encore son rire disgracieux du type amusé.

- Gamin, je suis plus bas. Attends.

Il attrape la main au dessus de lui et avec une surprenante gentillesse, la fait descendre jusqu’à son épaule pour donner une ordre d’idée de sa taille. Si c’est ce qu’il pense, le petit gars est aveugle et il en aura besoin pour mieux saisir ce qu’il se passe.

- Je suis à hauteur de fauteuil. Tiens.

La carotte est transmise elle aussi. Et le poignet du garçon lâché.

- C’est une carotte, elle est propre, juste pas épluchée. Garantie sans coup fourré.

Ah. Merde. Oups. La boulette. Toutes les pièces s'assemblent d'un coup. Cela expliquait pourquoi je ne l'avais pas entendu arrivé. Il prend ma main et me guide jusqu'au légume, une carotte. Je suis même pas sûr d'en avoir déjà mangé. Deux éclopés, alors... C'est presque risible.

J'empoigne la carotte. Qu'est-ce que je vais foutre avec ça, moi ? Quoi je dois l'éplucher ? Comment je la cuit ? Je souris quand même.

« _ Merci beaucoup, Monsieur. »

Je sais pas quoi ajouter, avec ma carotte en main...

- D’rien.

Non, vraiment, ce n’est rien. Sauf que le môme a l’air perdu avec son légume dans la main, comme s’il n’avait jamais croqué dans une carotte de sa vie. Peut-être que c’est le cas.

- Tu préfères la nourriture chaude ?

Il ne demande pas ça brusquement, ou en tout cas il essaie.

- Parce que j’allais me faire à manger. Si tu veux.

Et Suu de secouer les sacs de victuailles pour faire comprendre pour quelle raison il a bien pu sortir de chez lui aussi tôt dans la journée.

La situation est de plus en plus bizarre. Mais j'éprouve de la sympathie pour cet homme. On partage beaucoup sans se connaître, on est du côté des bizarres, des pas normaux. Puis, il m'a donné un légume. A manger. De quoi survivre aujourd'hui. Encore mieux que ça, il semble saisir mon hésitation en me proposant de l'accompagner se faire à manger. J'en ai les larmes aux yeux. Il y a vraiment des gens comme ça qui existent ? Des personnes capables de faire preuve d'autant de bienveillance ? Son attention me touche profondément.

« _ Je veux pas déranger... » Je fais pourtant un pas dans sa direction, accroché à l'espoir fou de trouver un endroit calme, de manger à ma faim, de rencontrer quelqu'un au grand cœur.

- Sérieusement ?

Invisible pour son vis-à-vis, le sourcil gauche de Suu se lève très haut pour exprimer un mélange subtil de surprise et d’incompréhension. Déranger, alors qu’il vient de proposer lui-même un repas ? Il est trop poli, le petit gars.

- Tu vas pas déranger. Et tu vas m’aider à faire à manger.

Excellente idée, un type en fauteuil et un aveugle dans une cuisine ! Pas du tout dangereux ! Et ça ne ressemble pas du tout à un début de mauvaise blague !

- J’habite pas loin. Tu as quelqu’un à prévenir d’où tu vas ?

Au cas où le pilote serait un affreux serial killer. Ou, plus exactement, pour bien montrer que ce n’est pas le cas vu qu’il laisse le gamin inconnu avoir un témoin. Au cas où il se fait trucider. Ce qui n’arrivera pas.

- Tu peux mettre la main sur le fauteuil pour que je te guide, si jamais.

Ça a l'air tellement naturel la façon dont il le propose. J'aimerais bien me sentir à l'aise mais le peu d'éducation que j'aie m'en empêche. Je réfléchi un instant, non, la famille sait que je suis parti pour la journée. Les prévenir engrangerait une débandade de mioches chez lui. D'autant plus embarrassant. Je lui fais donc signe que non et pose un main sur le fauteuil après ça. J'essaye de me détendre, toujours ma carotte à la main.

« _ Ta maison est loin ? »

Personne à prévenir alors. Vendu, c’est pas Suu qui va trouver quelque chose à y redire. Il attend donc juste que le gamin mette la main sur son fauteuil et roule Simone !

- Non. J’évite d’avoir trop à bouger à cause de mes jambes. J’imagine que tu comprends.

Ou pas. Il en sait fichtre rien en fait, et puis ce ne sont pas ses affaires comment les autres gèrent leurs handicaps.

- Je suis au rez-de chaussée aussi.

Dans une boite de conserves qu’il est soudainement heureux que son invité ne puisse pas voir. Il doit y avoir des vêtements dans des coins saugrenus… Combien de temps qu’il n’a pas rangé ?
On s’en fout.
Le repas futur est plus important.

- On va faire une cottage pie... Tu sais utiliser un couteau ?

Logique, c'est vrai que pousser sur ses mains plusieurs kilomètres durant, ça doit pas être facile. Ni les escaliers. Des détails auxquels on pense pas toujours. Je n'y réfléchi pas plus, j'ai pas envie de réfléchir. J'ai bien envie de manger avec ce gars. Jamais entendu parlé du... "cottage pie" jamais manié une lame non plus. On me laissait pas trop faire.

« _ Je connais pas, mais j'imagine que je suis capable... »

Faut bien que je sois capable de me débrouiller maintenant... Ça sera un bon challenge.

Et c’est donc le retour du froncement de sourcils de Suu.

- On tourne à droite.

Ce qu’il fait avec un bel arc lisible, histoire d’éviter de percuter le petit gars au passage. Ses sourcils ne se remettent pas à plat.

- Et je te fais essayer un couteau à bout rond avant de te donner quelque chose de plus dangereux. Je veux pas être responsable si tu perds un doigt, compris ? A droite encore.

Rebelote pour le bel arc pour tourner. Et les voilà devant une porte que le pilote ouvre, qui donne sur un appartement spartiate, pas merveilleusement rangé, dans lequel la seule décoration d’intérieur est un crâne d’Atikaya posé sur une table de chevet. A peine flippant.

- Bienv’nu au royaume souverain du Suu-istan. Population : moi, mon fauteuil, mon speeder. Mets-toi à l’aise. Tu peux toucher ce que tu veux si ça t’aide à te repérer. Ou c’est mieux que je décrive ?

Je sens qu'il fait des efforts pour me guider tout en maniant son fauteuil. Je suis vraiment tomber sur quelqu'un de sympa, c'est chelou. Il veut m'apprendre à manier un couteau, aussi et même en sécurité. Je me sens comme un gamin chétif. On entre chez lui. Ça sent un peu le renfermé, je dois l'avouer. Mais on laisse le brouhaha de la rue derrière nous. Il me souhaite la bienvenue, parle de trucs et d'autres, je comprends pas tout. Et me propose de toucher pour me repérer. Soit.

« _ Ça va aller, je me débrouille. »

Je fais quelques pas, gardant une main contre le mur et prenant soin de ne pas m'embourber les pieds. Plusieurs fois, je dois marcher sur des vêtements, des trucs mous qui traînent. L'appartement est assez petit pour que je m'y repère facilement. Il y a pas mal d'humidité mais le tout semble confortable.

« _ Tu me dis si tu veux de l'aide. »

- T’es aussi là pour ça.

Le regard de Suu ne quitte pas le môme, attentif à… Il dira à ce qu’il ne pique rien, au fond il pense à ce qu’il ne se vautre pas. Les non-dits sont très bien où ils sont.

- Allez, viens. T’as un couteau à bout rond à amadouer.

Et c’est donc parti pour la cuisine, ses plans de travail abaissés pour l’occupant des lieux et ses rangements pratiques à atteindre dans lesquels il pioche une lame aussi inoffensive que possible.

- Okay alors. Cottage pie. De la viande et des légumes avec de la purée par dessus, mis au four. C’est pour ça qu’il y a des carottes dans les sacs… Des petits pois et de la patate aussi. Et… Ca.

Un demi-poulet rôti donc, sorti comme un trophée de sa boite histoire qu’il embaume l’air.

- On va commencer par les carottes. Couteau.

Tendu, manche le premier.

- Pose-toi et je te guide, ga… Ton nom ? Je vais pas t'appeler “gamin” tout le temps.

Je manque de me péter la gueule au moment où il me propose de rejoindre la cuisine. Puuutaiinnnnnn. C'est bon. Je me suis rattraper. C'était quoi, au juste ? Une racine qui a poussé au milieu du salon ?! Ahem. L'important est de ne pas s'être étalé comme une bouse. Je m'avance, mains en avant, jusqu'à poser une main sur un bout de son fauteuil. Il m'explique la recette alors que je prends le manche du couteau rond. C'est froid. Je l'explore de l'autre main. Je sens des petites dents. Dans quel sens je dois le tenir ? J'imagine par le manche, comme les claves.

Une odeur alléchante se lève dans la pièce. Un poulet ?! Sérieusement ?! Il est assez riche pour cuisiner un poulet ? J'en ai les larmes aux yeux et l'estomac au bord des lèvres.

« _ Wow !»

Okay, les carottes, ça me va. J'ai le manche bien en main. Où sont les carottes ? Dans ces moments-là, je me sens vraiment handicapé. Mon odorat est bouché par la volaille. Je suis prêt, du mieux que je peux, quoi.

« _ Käh'ila. Accent Mo'at. Et toi ? »

Moi voilà plus crispé sur le couteau. Plus le temps passe, moins je le sens.

« _ Je fais quoi ?! beaucoup trop brusque, panique à bord. Je me sens dépassé par les évènements. »

- Suu.

Accent : bordélique. Concentration : absolument tout sauf bordélique, portée sur le gamin qui panique.
Il tend la main pour prendre la sienne, la bloquer, l'empêcher de se faire mal.

- Hey. Hey, gamin, calme. Tu m’écoutes.

S’il faut lui donner des instructions il peut le faire, aucun soucis avec ça, il a appris à le faire. Sa voix est ferme, ses mots précis.

- Je vais te donner une carotte et tu vas me laisser bouger ta main pour te montrer le geste. On part de près de ton torse.

Il pousse sur la main pour rapprocher celle de Käh’ila de son tronc, montrer l’idée.

- On va vers l’extérieur.

Maintenant il tire le membre vers lui.

- On tourne un peu la carotte et on recommence. Compris ? Si c’est non, tu me dis non, il n’y a pas de honte à avoir.

Toutes alarmes dehors : panique complète. Mes neurones ne se touchent plus, rien ne va plus ! Je crois que j'ai même manqué son prénom. Mais sa main ferme enferme la mienne pour et m'empêcher de trembler et m'aider à comprendre exactement ce que je fout avec un couteau dans la main. Okay, ça marche à peu près. Puis, il sait s'y prendre en explications précises mais faciles à comprendre. Ça semble simple. J'ai le couteau dans un main, l'autre main tient la carotte, les explications en tête, même si je vois rien, j'ai la situation en main. Enfin...

Je me mets à répéter le geste tout en avançant la carotte. Le légume est un peu dur, ou alors le couteau est mauvais mais c'est pas simple à couper. Je m'applique en silence. Je crois même que je sors la langue de ma bouche pour être encore plus concentré. Alors que j'avance dans mon labeur, je m'inquiète soudainement.

« _ C'est bien ? »

Peu confiant en la capacité du môme aveugle à s’en sortir avec son légume, Suu le surveille attentivement. Il suffirait de rien pour qu’il s’entaille le doigt et honnêtement, la médecine d’urgence a jamais été son délire.

- C’est bien. Pause trois secondes, je te montre un truc.

Il vient pour changer un peu la prise sur la carotte, l’incliner vers le plan de travail. Ca devrait être plus rapide. Peut-être risquer moins de doigts.

- C’est mieux comme ça. Je te met les carottes à droite, pose celles que tu fais à gauche, appelle si tu as besoin d’aide. Je suis à côté avec le poulet.

Qui demande autrement plus de dextérité pour être décarcassé, c’est bien pour ça qu’il s’y colle comme s’il savait ce qu’il faisait. Même si c’est pas du tout le cas et qu’intérieurement, il ronfle de frustration contre la viande brûlante et les os fragiles. Ce qui lui fait penser que...

- Les Mo’ats ne sont pas végétariens ?

Pertinente question. Avec le respect du vivant qu’il a retenu de sa rencontre avec la seule Mo’at qu’il a croisé, il aurait cru.

Il me montre comment tenir le légume pour être plus efficace. Et il faut avouer que la technique est plus rapide et, même avec un petit couteau comme ça, je suis capable d'enchaîner la découpe plus rapidement. Je suis un génie de la carotte ! Mouhahaha ! Je reste concentré sur ma tâche, sinon je serais bien capable de me blesser. Je dépose le légume haché à gauche, comme demandé, et je commence à prendre le pli. C'est pas si compliqué, de cuisiner !

Sa question me déroute. Ce terme ne m'est clairement pas familier mais il ressemble assez à celui de ma langue natale pour le comprendre.

« _ Je... je sais pas. Ce qui est vrai. On mangeait ce qu'on nous donnait. Sinon, on mourrait de faim. Et, avant ça ? J'en ai aucun souvenir. Peut-être que oui, peut-être que non. C'est mal de manger un poulet ? Il faudrait que je demande à Calypso. Serais-je punis pour toucher au vivant ? La question me troubla, mais l'odeur de la volaille était bien trop alléchante pour décliner l'offre. Quand on ne mange déjà pas à sa faim, doit-on en plus refuser les opportunités tout ça à cause d'une vision du monde précis ? J'ai la tête qui m'en tourne. Je sais pas si j'ai déjà mangé de la viande, j'avoue. »

- Non c'est pas mal. Pas que je sache.

Mais qu'est ce qu'il en sait de ce qui est mal pour les autres cultures ? Que dalle, voilà quoi. Il sait que Calypso est une guide qui laisse les gens se vautrer pour apprendre, qu'il trouve ça bien, et que ce qui est vivant doit être respecté. Et qu'il ne faut pas teindre de prédateur sauvage.
Il va pas aller loin.

- ‘fin de toute façon ce poulet il est mort. Foutu pour foutu autant qu'il serve.

Et autant qu'il le fasse de suite. Très appliqué, Suu s'en retourne à son désossage, allant chercher un bout précis de son volatile. Lorsqu’il le trouve il grogne de satisfaction puis tend le manche d'une fourchette au môme, avec le bout de poulet dessus.

- Tiens. Si t'as jamais de viande, commence par ça. Meilleur morceau, c'est le sot-l’y-laisse. Fourchette juste devant toi.

Le plan c'était de le garder pour lui mais franchement, le petit gars a l'air trop perdu pour le priver de cette délicieuse bouchée.

Je ne m'étais jamais posé la question. Heureusement, il désamorce tout de suite sa question. Il ne me juge pas. C'est vrai que, tué pour tué. Il est de toute façon mort. Il faudra quand même que je me renseigne sur les coutumes de mon peuple. Enfin... juste pour savoir. Alors que je m'applique encore sur mes carottes, il m'annonce vouloir me faire manger le meilleur morceau du poulet... solilesse ? Quoi ? La curiosité m'emporte et je cherche à tâtons la fourchette. Je la porte à mon visage tout d'abord pour sentir le morceau. Ça sent bon. Je l'enfourne dans ma bouche. Je mâche. Plaisir gustatif. C'est terriblement bon. Mes papilles apprécient sérieusement ce moment. Je mâche avec précaution et j'avale. J'ai jamais mangé quelque chose d'aussi exotique.

« _ Waouh... c'est très très bon ! Je... merci. »

Je termine ma carotte alors qu'il s'active avec le poulet.

« _ Qu'est-ce que je fais, maintenant ? »