Una mattina

Le fait qu'il me prenne un peu de haut, comme ça. Ben, ça me rappelle mon père. Lui qui me courbait l'échine pour me forcer à travailler au camp en me répétant qu'il était pas utile de broyer une vengeance perpétuelle envers nos esclavagiste. L'odeur de la sueur emplit mes narines. Elle est factice mais me donne tout de même les larmes aux yeux. Il a raison. Alors je mords plus gentiment dans la suite du repas.

Ça attendra.

Le moment venu, le moment opportun. Mais ça reste là. De toute façon, c'est ancré en moi. Depuis cette enfoirée de razzia. Ça sera là pour toujours. Jusqu'à ce que justice soit faite. Jusqu'à ce que tous ces Trinitaires soient morts. Pour l'instant, je fais que mâchonner. J'imagine que rencontrer des alliés non Mo'ats, ça réveille des trucs.

« _ Pourquoi tu étais en colère ? »

Je déglutis et m'arrête un instant de manger, fixant le trou noir sous mon regard, dans sa direction.

- Plein de raisons, gamin.

C’est une réponse qui n’en est pas une. Et c’est pas juste pour Käh’ila. C’est pour ça qu’après une bouchée supplémentaire de son repas, il fait l’effort de développer l’idée.

- La Légion où j’ai servi c’est… Dur. Etre en colère c’est être vivant et j’avais très envie d’être vivant. J’ai pas trouvé mieux comme carburant. Alors j’ai été en colère contre là d’où je venais, là où j’allais, l’ennemi du moment, plein de trucs. Et après je me suis rendu compte que j’allais nulle part avec la rage aux dents alors que j’en ai plus besoin pour survivre. Je suis plus en colère.

Suu hausse inutilement les épaules.

- Je sais ce que ça fait d’avoir que ça comme feu et de le perdre. Si tu prends soin de toi, il y aura toujours quelque chose de toi qui existera. Si tu te laisses manger et que tu t’oublie, tu te lève un matin et tu es un étranger pour toi-même. Il faut trouver un juste milieu.

J'écoute attentivement. Depuis le début, je le voyais plus jeune. Pour moi, quelqu'un qui me vient en aide était forcément quelqu'un qui se voyait un peu en moi donc je l'avais automatiquement rangé dans ma tranche d'âge. Mais ce gars a vécu un tas de trucs. Là où j'ai été enfermé toute ma vie. J'essaye bien de comprendre ce qu'il me raconte, mais les concepts, les mots et les idéaux sont floues, les barrières brouillées.

Un juste milieu ? Je remue la tête. Je ne peux pas trouver d'équilibre. Pas maintenant. Pas aujourd'hui. Un autre jour peut-être. Le fait est que je n'ai rien à lui répondre. Je me sens vidé.

Pas de juste milieu ? Pas de juste milieu alors. Il grimace un sourire qui ne veut rien dire de spécial.

- T’es grand, de toute façon. Tu fais ce que tu veux.

Ca l'empêche pas d'enchaîner sur la parfaite, et très légèrement paternelle, contradiction de cette phrase.

- Tu devrais finir de manger. Je te fais une boite avec la fin du plat à ramener après.

Je crois que j'ai besoin d'être seul. Même s'il continue à me tenir la jambe à propos de notre dernière conversation. J'ai pas envie de perdre la flamme, mais j'peux pas la faire exploser tout de suite. Il me faut un plan. Alors j'organise mon cerveau. Faudra y penser, à un moment. Ou y penser tout le temps. C'est le seul truc auquel je peux m'accrocher, pour l'instant.
Puis, je termine de manger. Bientôt, j'arrive au bout de l'assiette et je finis la bière.

« _ C'est bon. Je reprends ma respiration, tentant de mettre les mots dans le bon ordre. Ma famille est heureuse ce soir, merci. »

Après c’est donc maintenant. Suu récupère les assiettes pour les fiche dans son évier et commence à farfouiller dans les placards pour une boite convenable, solide, et qui ne lui manque pas.

- C‘normal.

Pour cette histoire de famille. Pas autre chose, même si ce n’est pas vraiment limpide.
Une boîte acceptable est enfin localisée, le transfert de nourriture effectué rapidement.

- Je t’ai dit, j’en aurais rien fait. T’en as plus besoin que moi. Tiens, je te pose les restes devant.

Ce qu’il fait, avant de rester là comme un plot qui ne sait plus trop quoi rajouter.