Una mattina

Je ne m'étais jamais posé la question. Heureusement, il désamorce tout de suite sa question. Il ne me juge pas. C'est vrai que, tué pour tué. Il est de toute façon mort. Il faudra quand même que je me renseigne sur les coutumes de mon peuple. Enfin... juste pour savoir. Alors que je m'applique encore sur mes carottes, il m'annonce vouloir me faire manger le meilleur morceau du poulet... solilesse ? Quoi ? La curiosité m'emporte et je cherche à tâtons la fourchette. Je la porte à mon visage tout d'abord pour sentir le morceau. Ça sent bon. Je l'enfourne dans ma bouche. Je mâche. Plaisir gustatif. C'est terriblement bon. Mes papilles apprécient sérieusement ce moment. Je mâche avec précaution et j'avale. J'ai jamais mangé quelque chose d'aussi exotique.

« _ Waouh... c'est très très bon ! Je... merci. »

Je termine ma carotte alors qu'il s'active avec le poulet.

« _ Qu'est-ce que je fais, maintenant ? »

Le bruit bizarre qui sort de la gorge de Suu, c’est un mélange subtil entre un “de rien”, un grognement de vieux cabot embarrassé, et un “pas de quoi”. Au final ça fait embouteillage dans le système et il n’en sort qu’un bruit inarticulé accompagné d’un haussement d’épaules. Heureusement qu’il a une question à laquelle répondre ensuite, sans ça il serait parti faire sa mauvaise tête un peu plus loin le temps de chasser le drôle de sentiment qui le mord à l’arrière du crâne.

- ‘kay, alors… Les petits pois. T’as déjà écossé ?

C’est drôle : la cuisine c’est pas du tout son truc mais là ça passe. Peut-être parce qu’il aime bien expliquer des choses.

- Je fais les patates pendant que tu fais ça et après on a qu’à boire une bière en attendant que ça cuise.

L’âge légal pour boire ? Il s’en fiche, tout à fait. Il fallait s’y attendre.

Il fait un bruit bizarre. J’interprète ça comme un signe positif. Des petits pois ? C'est possible, le terme écossé ne me rappelle rien mais lorsque je prends en mains les grandes poches remplie de jolies graines. Oui, ça je connais. Parfois, on en avait au camp. Je l'annonce assez fièrement.

« _ Oui, je sais. » Joignant le geste à la parole, j'attrape les gousses pour les vider devant moi. Euh. Je les mets où les petits poids ? Ils se sont peut-être déjà barrés sous la table. Oups, on va tâcher de faire un joli tas là, au milieu.

Je hoche la tête quand il me parle de bière. Une boisson locale ? Je connais pas trop.

« _ C'est bon, la bière ? »

Petit pois en liberté ! Il y avait pas pensé mais maintenant qu’il voit une boule verte se faire la malle, Suu tire un bol d’un placard et le colle sous les mains de son aide en cuisine du jour.

- C’est frais, la bière.

Ce qui ne répond absolument pas à la question, on est bien d’accord.

- Et c’est pas trop alcoolisé. Moi j’aime bien.

Ou alors il a juste l’habitude d’en boire, les papilles trop défoncées pour apprécier de meilleurs alcools, et quelques bouteilles dans son frigo.

- C’est un peu amer, si t’aimes pas ça je dois avoir… Huuuh, des jus de fruits ? Peut-être.

Intense réflexion le temps d’un battement de coeur.

- J’crois qu’on peut cuisiner à la bière aussi… On essaie d’en mettre dans le repas, t’en dis quoi ? Cottage pie à la bière ça te dit gamin ?

Sauvés ! Les légumes sont sauvés par l'arrivée impromptue d'un bol où je suis capable de tous les rassembler. Enfin, sauf peut-être ceux qui se sont carapatés sous les meubles. Il me décrit la bière. Ça a l'air sympa. Amer ? Je ne suis pas sûr de bien saisir la subtilité.

« _ Ça a l'air bon. »

Il propose de l'ajouter au plat qu'on est en train de cuisiner.

« _ D'accord. T'as déjà fait ? »

Qu'importe, au fond. Je me demande juste combien de temps ça va prendre. Et je m'en veux, un peu, quand même. Toute ma famille crève la dalle ... et je suis là. La culpabilité me rattrape.

« _ Tu vis seul ? »

- Nope, jamais fait.

Ca n’a pas l’air de le déranger. Suu a déjà le nez dans son frigo pour en sortir trois bouteilles de bière qu’il décapsule ensuite au couteau comme un expert. La première boisson est posée près du gosse, la seconde sur le comptoir de cuisine, et la dernière devant lui-même.

- Et oui, je vis seul.

Sans animal, sans compagnon ni compagne, sans souffrir vraiment de la solitude.
Il ferait un mauvais colocataire, qu’il se dit, avec toutes les contraintes qu’il représente. Il n’y a pas que le fauteuil, il y a les crises nocturnes, les périodes d’apathie, tout plein de choses sympathiques.

- Ca me dérange pas. On s’entend penser quand on vit seul, j’ai été en groupe assez longtemps quand j’étais jeune.

Tranquille, il commence à éplucher ses pommes de terre.

- Toi aussi, tu vis seul ? Tu disais que t’avais personne à prévenir.

Plop. Un léger bruit de gaz puis un bruit métallique qui tombe au sol. Une nouvelle odeur douceâtre emplit la pièce. Je me demande comment il fait. Être seul et en fauteuil. Est-ce plus difficile que seul et aveugle ? Je souris pour moi-même. Pas un pour rattraper l'autre.

« _ Ah oui ? Tu as fais quoi ? »

Je tend une main quand je l'entends se mettre à éplucher. Ça aussi je sais faire. Surtout les pommes de terre, c'est arrondis et facile.

« _ Ma famille est là. On est beaucoup. On vient de loin. »

Je sais pas trop si j'ai envie d'en parler. Je me sens en sécurité. Mais c'est encore bizarre, tout ça.

- Armée. Assez longtemps pour aimer être tout seul chez moi.

Pas envie d’en parler beaucoup. Le môme doit pas non plus avoir envie de parler de la partie “venir de loin”, s’il fait la manche pour avoir à manger ça doit pas être une histoire joyeuse.
Alors Suu laisse couler. Ne va pas chercher. Il boit une gorgée de bière, repose la bouteille.

- Ils veulent pas venir manger, ta famille ? Y’aura de quoi faire avec une cottage pie entière, j’ai pas besoin d’autant de restes dans le frigo.

Et peut-être, juste peut-être, qu’il se dit qu’une famille nombreuse affamée en aura plus besoin que lui.

J'ai donc devant moi un militaire. Il a perdu ses jambes à la guerre ? Il fait quoi, aujourd'hui ? Je décide de ne pas être plus indiscret... Ça ne doit déjà pas être facile pour lui. Et puis, mon côté égoïste me pousse à rester poli pour manger son repas. Un silence s'installe alors jusqu'à énième proposition bien trop gentille pour un seul homme. Je sens la chaleur me monter aux oreilles. C'est compliqué, la famille, en ce moment. C'est aussi difficile de savoir qui a arrêté d'en faire parti et qui souhaite aider le reste. Mes sentiments s'entrechoquent les uns aux autres. On est trop nombreux pour tous venir là. Et puis, j'ai déjà assez embêté Suu.

« _ C'est... très, très, très... gentil. Suu. J'essaye d'insister sur les "très". Une idée me traverse l'esprit. Comme un compromis. Je... je peux emporter la fin ? J'affiche un léger sourire gêné... Je ne sais pas où est passée ma timidité, ma gêne et comment j'accepte de m'abaisser ça cela, allant à l'encontre de toutes les règles de politesse et de bienséance. »

Mais non mais c’est pas gentil mais… En bon ronchon, le pilote grogne des choses incompréhensibles dans les trois poils et demi qui lui servent de barbe, expliquant sans doute que ce n’est pas gentil et qu’il n’est pas du tout gentil tout court.
Mais vu que c’est totalement impossible à décoder, c’est un peu inutile.

- Oui, sûr tu peux, fait-il vaguement plus intelligiblement. Je te dis, j’ai pas besoin de tout ça moi. Autant que ça serve.

Idiot de Galwaïn, avec un grand coeur bien planqué tout au fond.

- ‘kay, fini de parler de trucs tristes.

Il lance la pomme de terre enfin épluchée dans un bol, en prend une autre.

- C’est quoi l’instrument que tu jouais ?

Il dit des trucs. Mais je comprends pas ses trucs. Je me demande si j'ai fait une erreur. Si je suis allé trop loin dans sa bonté. Si... j'ai exagéré. Je serre mes mains l'une contre l'autre. Surtout que j'ai plus rien pour les occuper... Je sent mes yeux rouler dans leur orbite. Ça me m'est d'autant plus mal à l'aise. Je passe une main sur mon visage, espérant voiler cette tard. Suu a l'air douer pour changer de sujet. Il accepte et me renvoie à notre rencontre. Quand tout vibrait.

« _ Du Hang. Je le cherche machinalement dans mon dos mais je m'en suis délesté en entrant dans l'appartement. C'est rare, ici. Pas chez nous. C'est la première fois que tu l'entends ? J'hésite un instant. Tu veux l'écouter ? »

- Je veux bien, si tu veux en jouer. T’es pas obligé.

Ca fera de quoi meubler l’épluchage de pommes de terre sans risquer d’avoir à parler de sujets aussi réjouissants que les familles nombreuses et la Légion. Et puis de mémoire de Suu, la vibration sonore n’était pas désagréable.

- J’ai plutôt l’habitude de pas d’instruments du tout. Tu veux que j’aille te chercher ton Hang ?

Histoire qu’il n’aie pas à traverser l’intégralité de l’appartement pour le récupérer. D’habitude c’est plutôt à lui qu’on propose ce genre d’aides, ce qui fait se marrer tout seul le pilote.

- Je sonne comme un type valide qui veut absolument aider, hein ?

J'acquiesce avec un sourire. Je suis toujours content de jouer du Hang. Il me propose d'aller le chercher de se met à se marrer. Je ne saisi pas trop la blague qu'il a voulu faire. Mais son intonation résonne comme une question. Technique utile quand tu ne parle pas trop la langue : répondre par oui ou non. Environ une chance sur trois pour que ça passe.

« _ Oui. Sur un ton rieur, pour l'imiter, et un petit sourire. Puis je lui fais un signe de la main pour lui faire comprendre que je vais aller le récupérer moi-même. »

C'est pas très compliqué. L'appartement n'est pas immense et ma position par rapport à la table m'indique parfaitement où se situe l'entrée et mon instrument. J'ai juste à pivoter, marcher droit sur trois mètres et demi et je pourrais me pencher pour l'attraper. Facile !

Bon. Je n'avais peut-être pas prévu cet objet non identifié sur ma route. Mes pieds se prennent dedans et j'ai beau gesticuler des bras et tenter de retrouver mon équilibre je ne sais plus bien où est le bas du haut. C'est trop tard, je vais me ramasser en bas, où qu'il soit.

Il voit le moment exact où tout se barre en steak : le pied de Käh’ila tape dans la panière à linge qui est manifestement devenue aussi inamovible qu’une montagne, et… Patatras.

- PUTERIE.

Avec en bonus donc un pilote de speeder bruyant et vulgaire, une pomme de terre qui fuit sur le sol de la cuisine, une bière qui manque de se renverser d’un coup de coude bien placé. Tout ce qui pouvait se passer se passe en un seul instant, forçant Suu à improviser.
La bière et la patate sont ignorées, l'éplucheur balancé dans l’évier… Et il reste le môme. Il roule aussi vite que possible vers lui pour le dégager du piège mortel rempli de t-shirts propres.

- Désolé, garçon, désolé… J’ai pas l’habitude de… Tu t’es fait mal ? T’as besoin de soins ?

Voilà que la boisson se casse la figure maintenant, repeignant toute la cuisine au passage.

- Mais naaaan !

Le rire qui lui sort de la gorge est totalement incontrôlable, nerveux, et hystérique en plus. C’est beaucoup trop n’importe quoi pour qu’il ne craque pas un peu.

Ah. Le sol était vraisemblablement là. J'aurais pas dit. Du coup je me ramasse vraiment lamentablement sans même être capable de me rattraper avec mes bras. Une brique qui choie par terre, en somme. Enfin, comme la brique est vivante et qu'elle n'est pas idiote non plus, elle tend les bras dans le sens de la chute. Mais, quand on est aveugle, c'est rarement une excellente idée. Un léger bruit bizarre retentit. En plus des exclamations vulgaires de Suu.

Je roule sur le côté alors qu'il roule vers moi. Le sol sous mes fesses j'essaye de faire le point. J'ai l'impression d'avoir mal partout et en plus j'arrive pas à récupérer mon souffle. Je suis tout hébété. Je crois j'ai mal là, là et là. Je passe mes mains sur ton mon corps en me faisant la même réflexion. Ça pique, ça tire, ça fait mal. Je sens la panique me gagner.

Tout débarque. Les larmes avec.
Alors que Suu se marre.

Un voyant aurait remarqué deux doigts de ma main droite dans une position pas très naturelle.

C’est la débandade. Absolument plus rien ne va, le môme pleure, Suu continue d’être une hyène hors de contrôle, la bière se répand lentement sur le sol, et il y a les deux doigts bizarrement tordus que le pilote voit, qu’il ne percute qu’à moitié.
Tout, tout part en vrille et il n’arrive pas vraiment à arrêter sa réaction nerveuse. Le quotidien, la routine, les répétitions, voilà ce qui le rassure, encadre sa vie. Et là il n’y a plus rien d’habituel.
Mais il va falloir agir. Agir on a dit, Galwaïn. Ca veut dire arrêter de rire et faire des choses intelligentes comme se mettre au plus près du garçon, lui prendre gentiment le visage et le forcer à le regarder.

- Käh’ila. Yeux sur moi. Ca va aller, tu as mal mais ça va aller. On respire, allez.

Au rythme qu’il exagère pour le montrer, être suivi.

- Inspire, expire. Du calme. Continue de me regarder. Concentre-toi sur ma voix. Ca va aller, compris ?

Sa voix. Sa voix. Je me raccroche à sa voix. Je tourne la tête vers lui et entre deux hoquets j'ai l'impression d'entendre une manifestation divine.

« _ Ca...Calypso... c'e-c'est to...vous ? »

La déesse parle. Comme si elle était dans ma tête. Elle est toute proche. J'en oubli presque la douleur. J'ai envie de tendre mes bras. Alors je tends mes bras. Je tombe sur deux genoux et ma main droite me rappelle une souffrance pourtant déjà passée. J'ai Calypso devant moi. La déesse. C'est certain. Elle est là pour me soutenir. Peut-être monter au ciel avec elle. Mes yeux continuent de couler, tous seuls, mais qu'importe, c'est presque de la joie à ce niveau. Je continue à tâter les jambes sous mes mains. Une apparition divine... je n'en reviens pas !

Ha oui. Tiens. Regarder c’est pas possible. Oups.

- Je comprends rien du tout à ce que tu dis, petit.

Et puis y’a ça aussi. Il comprend vaguement que ça doit être la langue Mo’at, cette histoire, mais alors ce que ça veut dire… Il pourrait se faire traiter de cornichon idiot il en saurait rien.

- T’es encore avec moi au moins… ?

Ca serait pas mal de le savoir, oui.

- Petit. Ton nom et ton clan, et ta couleur préférée ?

Est-ce vraiment la Déesse ? J'ai l'impression de flotter au dessus de mon corps. Pourtant, une voix me gène. En plus, elle est insistante. On dirait même qu'elle veut se faire plus pressante que celle de Calypso. Mais moi je m'accroche à cette impression, j'ai vraiment senti la Déesse. J'en suis certain. Mais elle est trop loin à présent, sa prestation fugace est partie aussi rapidement qu'elle est arrivée.

C'est la voix de Suu qui me détache totalement de ma connexion divine. Si j'avais pu le voir, je lui aurait mis une baffe pour avoir mis fin à mon pseudo rituel. Il me pose des questions, mais je ne suis même plus bien sûr des réponses. Et puis, ça me fait mal, là. Ici et ici aussi.

« _ Kä... Käh'ila. Je me cramponne soudainement à lui. Suu... Suu... y se passe quoi ? J'ai vu la Déesse ! »

- Clan, couleur. Allez.

On a des priorités, quand on est monsieur Galwaïn et qu’on a des procédures bien définies gravées dans le cervelet. “Pour les blessures au crâne : le nom, prénom, l’année, le lieu”, disaient les instructeurs.

- J’ai pas vu de déesse, petit. Tu es tombé sur la panière à linge et tu dois avoir deux doigts cassés. Et si tu réponds pas à mes questions je te traîne à l’hôpital pour qu’ils vérifient ton crâne. Allez…

Maladroitement mais avec une tentative de bienveillance, il tapote l’épaule du gamin paniqué, essayant sans doute vainement de le rassurer.

Le fait d'avoir ma main sur lui me force à reprendre pied. Presque totalement. La déesse n'était pas là, il en est bien sûr ? Je veux le questionner à nouveau à ce sujet mais il continue avec ses questions bizarres.

« _ Wah'xi... euh... je réfléchis. Je sais pas le dire en langue commune. Turquoise. »

La panière à linge ? Je me remémorise soudainement l'action. J'ai voulu me rattraper... Je ressens ma main aller de l'avant à nouveau. Et je comprends la douleur qui irradie désormais toute ma main, jusqu'au coude. J'essaye de bouger mes doigts mais je laisse échapper un gémissement de douleur. La panique m’envahit. Comment je vais jouer du hang ? Comment je vais faire chez les Compagnons ?! Il faut soigner ça, tout de suite ! Je me sens plus anéanti que véritablement près à l'action. Je remonte mes genoux sous mon menton et mes bras autour de mes jambes. C'est fini... tout est fini... c'est fichu... pi ça fait mal...

Suu a beau tenté de me réconforter comme il peut... y'a plus rien à faire. Deux doigts en moins, c'est la fin.

Bon. Un mot sur deux qu’il a déjà entendu, l’autre qui doit être… Quelque chose dans la langue du môme. Ca fera l’affaire. Il a l’air à peu près conscient, même si complètement dans le mal et gémissant. La première urgence est passée, il y en a une autre.
“Pour les déboitements : remettre en place, bloquer, bander.”
Les instructions se déroulent naturellement dans sa tête et en bon soldat, il fait en sorte de les exécuter.

- Je peux te remettre les doigts en place mais il faut que tu t’assoies quelque part. Et ça va faire mal, mais ça…

Suu se penche un peu en avant pour continuer de tapoter maladroitement l’épaule du blessé. Il n’est pas doué à ce jeu.

- Ca se soigne bien. Allez. Mh… Pense à la douleur comme une vague, ça va t’aider ? Elle monte, elle redescend, faut que tu respires en rythme.

Naviguer la douleur il sait le faire lui, c’est une vieille amie qui le visite souvent devenue presque facile à supporter avec le temps. Mais le petit gars n’a pas l’air aussi habitué, alors autant lui partager sa propre méthode de gestion même s’il a du mal à l’expliquer.

J'essuie mes larmes d'un coup d'épaule. Il est prêt à réparer mes doigts. J'ai déjà assisté à ce genre de scène sur le camp. Des membres déboîtés à cause de chutes bêtes, ça arrive régulièrement.
Alors je force à calmer ma respiration... Je me relève en m'aidant de l'autre main, portant avec précaution ma main blessée. Je sers mes paupières, comme si ça pouvait m'aider à oublier la douleur. J'essaye d'appliquer la technique de la vague. Ça marche, plus ou moins. J'ai le son en tête et je tente de caler ma respiration dessus. J'arrive pas à me rendre compte si ça fonctionne... Peut-être un peu. J'ai en tout cas les idées au moins plus claires.

Je cherche un endroit où m’asseoir. Je tombe sur son lit. J'imagine que ça peut faire l'affaire. Je pose mes fesses. Je tends mon bras. Je souffle un coup, rassemblant tout mon pauvre courage.

« _ ... je suis prêt... »

Ouais, ouais, c’est ça. Il est pas du tout prêt. Suu hausse un sourcil mais ne vocalise pas ses réserves : il récupère juste des bandages dans la salle de bain, une éclisse dans un tiroir sous le lit, et il revient prendre le bras tendu.

- Prêt petit ?

La main est fermement saisie entre les siennes, ses gestes s’amorcent presque mécaniquement alors qu’il tâche de voir comment remettre les doigts en place. L’un après l’autre. Ca le fera bien.

- T’as le droit de crier. A trois. Un, deux !

Pas de trois, le premier doigt de travers est replacé sans la moindre once de pitié ou de délicatesse. Et sans attendre une seconde de plus, il fait pareil avec le second, complètement hermétique aux réactions du môme en face. Il pourrait lui mettre un coup parce qu’il est emporté par la douleur que le pilote s’en ficherait encore.

Un éclair de douleur s'imprègne sur ma rétine. Je lâche un hurlement entre les larmes qui se sont mises à couler toutes seules. Pendant plusieurs fractions de secondes, j'ai l'impression de voir. Comme si l'écran noir s'était transformé en un voile blanc. Un nouveau tour de Calypso ? Le second éclair parvient et brise mes pauvres défenses. Je cris de plus belle et fait valser mes pieds en avant.

J'ai envie de dégager ma main pour la protéger contre mon torse. Mais Suu me tient fermement. Je serre les dents et baisse la tête. La douleur va bien finir par s'estomper, hein ?

De l’avantage de ne plus avoir quoi que ce soit d’utile sous sa vertèbre sacrifiée pour l’Union : le coup de pied ne lui fait rien. Il ne sourcille même pas. Tout est fermé, tout n’est plus que réflexes utilitaires à la limite du mécanique, ses yeux bouffés par la glace ne voyant même pas la détresse du gamin.
Attelle, bandage, serrer, immobiliser, vérifier que c’est bon en forçant la main à rester près de lui.
Et lorsque c’est bon, que tout est en place, il daigne réouvrir les murs placés autour de son empathie pour se protéger. Il rend sa main à Käh’ila mais l’attire jusqu’à lui pour l’entourer dans ses bras, le bercer tout doucement.

- Allez, ça va mon grand. C’est fini. T’as le droit de pleurer, je te laisse tranquille maintenant. Ca va.