Born this way [Jean]

Que disait le sermon ? Il ne sait plus. Il se souvient surtout de cette partie parce qu’il s’y accroche avec sa haine, avec sa peur, et qu’elle refuse de partir. Les mots qui sortaient de la bouche de son père lorsqu’il lui parlait de la religion se sont presque effacés.
Sauf le noeud du problème.


S’il veille c’est qu’il doit le voir. S’il veille c’est qu’il doit savoir, s’il existe, que la punition finira par retomber.
Ce n’est pas souvent que Vako a ces pensées, ces derniers temps. Il est parvenu à presque toutes les chasser, à les enfermer de force dans une boîte mentale très loin sous le reste. Sous la fierté d’être lui-même, la confiance, et -il n’en est pas fier- la rage.
Mais là elles ressortent. Là devant l’église d’Espoir, tout remonte comme pour le noyer.

Il entre.
Et c’est idiot et il le sait mais il entre en fermant les yeux. Mais rien ne le foudroie sur place. Rien ne hurle ou ne sonne pour annoncer son arrivée, alors qu’il est une abomination, un monstre devant le regard de l’Unique, une chose tout juste bonne à être abattue.
Et rien.
Vraiment rien.
Alors il s’avance encore plus, rabattant sa capuche sur sa tête, enroulant ses bras autour de son torse pour se cacher des yeux qui veillent sur les enfants.

Il finit par se poser debout devant une statue. Une au hasard, celle qui le regarde avec ses yeux de pierre qu’il imagine larmoyants, celle qui lui donne envie de tout détruire à coups de masse en hurlant.


- Tu mens.

Elle siffle, sa voix, et pourtant elle est encore plus basse qu’il ne la place habituellement. Elle vient d’entre ses côtes, de tout au fond, là où rien ne va.

- Tu ne veilles sur personne.

Et surtout pas sur lui. Il l’espère.

L'église d'Espoir. Où les dorures se reflètent dans le marbre blanc, rose et vert, ses motifs floraux rappelant les Abebas de Saint Obat, stylisés. Tout, dans cet édifice n'est que beauté, luxe et art. Statues, vitraux, lumières, tableaux. Et dans cette profusion d'oeuvre pieuse, le père Artaban prie, seul, pour le rétablissement de sa femme, pour le salut de son aînée, pour les âmes de ses trois chéries parties trop tôt. Et pour Bonne, aussi, en se réprimendant de ne pas assez penser à elle. De lui en préférer d'autres. Mais sa seconde fille est difficile et il ne la comprend pas. Il soupire. Autour, quelques personnes vont et viennent. Il ne voit jamais le temps passer dans la Maison de l'Unique. Et Monseigneur Aubanel en a pour un bout de temps.

C'est un sifflement qui l'interrompt dans sa méditation. Il se lève, doucement. La poussière des pas marque ses genoux sur sa vieille robe délavée de prêtre, une robe qui en a vu d'autres et n'a clairement pas été faite pour frôler du marbre. L'homme qui a prononcé ces mots est devant une statut de Saint Obat. Le Père Artaban la regarde, comme pour se donner du courage, et puis, il pose ses yeux tristes et fatigués sur l'inconnu.

"L'Unique veille sur nous comme un père sur ses enfants. Parfois, il tend le bras pour nous empêcher de tomber mais parce qu'il nous aime il nous permet de trébucher."

- Il nous permet ?

Ce n’est pas qu’ils souhaite sauter à la gorge de celui qui lui parle, mais il ne sait pas comment faire pour calmer les sifflements. Alors Vako se tourne, recule de deux pas, enfonce ses doigts entres ses côtes et il crache presque au visage du prêtre.

- Généreux de sa part. Et on doit lui faire confiance, il ne nous laissera jamais nous faire mal sur les graviers de la route ?

Il est trop tard pour ça. Pour lui.
Il a fini par fuir le chemin de cailloux après y avoir rampé longtemps, et l’herbe au bord de cette voie lui semble beaucoup plus agréable. Il peut y tomber autant qu’il le veut sans risquer de s’y faire mal. Il n’a pas besoin d’être surveillé.
Peut-être que l’autre homme aurait besoin de plus de surveillance s’il la veut autant, par contre.

- Ca a l’air de vous réussir.

C’est bas. Il le sait. Il est juste beaucoup trop en colère pour se soucier d’être aimable.

"Bien sûr qu'il nous laissera nous faire mal. Nous ne pourrons jamais avancer et apprendre si rien ne vient nous faire obstacle, c'est évident."

L'homme ne doit pas avoir d'enfants. Il ne sait pas ce que c'est que de voir un être aimé aller dans le mur avec l'aveuglement de la jeunesse et de devoir se retenir d'intervenir. Parce qu'il est vrai que l'on apprend pas sans souffrir. Parce que sans douleur, nous restons dans notre zone de confort, immobile et protégés, comme l'enfant qui n'est pas né encore. Vivre, c'est souffrir. Il baisse les yeux sous l'attaque. La colère. Ils sont nombreux à venir crier à l'Unique la haine et l'incompréhension. Ils doivent les accueillir comme les louanges car tant qu'ils crient, ils croient.

"Peut-être puis-je vous aider à trouver du sens à ces graviers qui vous font souffrir ?"

- Je les ai retirés de mes genoux.

C’est faux. Ils sont toujours là sinon il ne se tiendrait pas dans une église à défier l’Unique d’exister, de le réduire à néant pour oser exister en ses propres termes. Sinon il ne serait pas autant enragé de croire -de ne pas croire- en ce qui n’est qu’un poids autour de son cou.

- Tout seul, sans aide d’un père qui laisse souffrir ses enfants. Merci.

Tu vaux mieux que ça, gros. Non. Il ne vaut pas mieux que le sale gosse qui passe son mal-être sur un prêtre qui n’a rien demandé, c’est manifeste.

- Parfois, les enfants qui ont mal se détournent de leur père et trouvent un autre chemin. Vous devriez essayer. Il y a peut-être autre chose que des cailloux pour vous aussi.

Et il retourne à tuer des yeux la statue, les ongles presque plantés dans les cicatrices au dessus de ses côtes et si ce n’était pour ses vêtements, il aurait marqué sa chair.

- Peut-être qu’il ne vous verra même pas vous détourner, parce qu’il ment.

Même retirés, les graviers laissent dans la chair l'image en négatif de leur présence. Sang ou pas sang, ils ne s'effacent pas d'un geste balayant le monde. Il n'insiste pas cependant, il n'est pas de ces prêtres qui arrachent les confidences et prennent au passage les mensonges avec les vérités profondes. L'union avec l'Unique est un acte d'amour et de sincérité. De compréhension, d'acceptation et d'oubli de soi. Il refuse d'imposer un masque de foi qui ne serait pas ressenti. Les crises font partie de la religion. Elles sont normales.

"Les adolescents souvent se détournent du père et cherchent un autre chemin. Parce qu'ils grandissent et questionnent et s'approprient leur propre route. Beaucoup cependant finissent par reconnaître sinon le bien fondé, au moins l'intention du père. Ils ne sont pas si nombreux ceux qui se coupent de leurs parents. Et moins encore ceux qui ne se perdent pas dans le processus. Un père accepte les critiques, il comprend les colères, il laisse son enfant se détourner en espérant qu'il lui reviendra."

Un vrai père. Pas le sien qui n'acceptait aucune critique sans des coups de bâtons ou de ceinture. Bien qu'il soit plus facile aux garçons Profitendieu d'avoir un esprit critique que les filles. Jean a trouvé son vrai père en l'Unique. C'est un père qui fait moins mal. En général. Il baisse les yeux. Mais plus maintenant. Il les relève, il doit chasser ses pensées hérétique. Lui aussi parfois se sent encore adolescent.

Non, ils ne sont pas si nombreux ceux qui abandonnent vraiment leurs parents. Il est si dommage pour le prêtre que le jeune homme face soit de cette rare espèce : ça lui laisse le droit de rire moqueusement, sans joie aucune. De faire une révérence parfaite devant lui.

- Enfant qui a rejeté sa famille. Enchanté.

Et alors quoi, tu vas faire quoi, a-t-il envie de hurler sans le faire. Il semble même s’adoucir lorsqu’il se relève, le Vako à fleur de peau. Ses barrière tombent, juste un peu.

- Parfois l’intention du père est mauvaise, vous voyez ? Parfois il veut juste contrôler. Soumettre. Ou empêcher de grandir. Même celui qui veille sur tous ses enfants peut ne pas être ce dont ils ont besoin. C’est inutile de lui revenir dans ce cas.

Puis les murs qu’il met autour de lui remontent. Les bords de son sourire se font de nouveau coupants, ses dents se dévoilent.

- Ca ne sert à rien d’appeler la Prévôté à mes trousses, au cas où ça vous viendrait.

"Parfois, en effet." Je le reconnais sans trop de difficultés, puisqu'il le dit et qu'il l'a vécu, alors c'est que c'est vrai, forcément. J'ai déjà vu des parents violents, des parents exigeants, des mots aussi durs que les coups que je prenais enfant. Mais un père qui n'aime pas son enfant, je n'en ai jamais vu. Qu'un enfant puisse le croire par contre...je repensais à Modestie, morte en voulant échapper à carcan qu'elle jugeait insupportable. Elle aurait été mariée mais en vie si elle avait suivi les recommandations du paternel. Pauvre Modestie. Trop brillante pour notre vie sombre. Je soupire.

"Je ne vais pas appeler la prévôté parce que nous ne sommes pas d'accord, a quoi nous servirait-il de pouvoir penser si ce n'était pour douter et revenir à la foi de notre propre gré ? Je vois bien que vous êtes en colère, que vous cherchez des réponses. Peut-être votre père était-il comme vous le décrivez. Sûrement, puisque vous l'avez vécu mais pourquoi partir du principe que l'Unique est comme ce père là au lieu d'être un père plus bienveillant ? Sûrement vous avez vu autour de vous d'autres pères traitant d'autres enfants avec bienveillance.

D’accord.
La rage de Vako tremblotte, la flamme soufflée par le calme du prêtre qui lui fait face, par ses mots. Elle s’étouffe un peu, assez pour le laisser respirer.
D’accord.
Il ne s’attendait pas à ça.

- Parce que l’Unique ne veut pas que j’existe.

Douce, sa voix. Triste, son regard. Il ne sait pas s’il doit en être désespéré ou juste triste ou enragé alors il flotte entre les trois sentiments comme une épave dans l’espace.

- Parce que revenir sur le chemin voudrait dire mourir. Parce que l’homme qui m’a traité comme son enfant m’en a éloigné et que maintenant, vos graviers sont pour moi des lames.

Infiniment, odieusement, atrocement gentil son sourire. Et sincère. C’est peut-être le pire.

- Est-ce que vous avez déjà essayé de vous mettre à la place de ceux qui n’arrivent pas à supporter son regard ?

L'Unique ne veut pas que j'existe. Ces mots sont comme un poignard dans sa conscience à vif. Il imagine très bien Croyance les prononcer. Modestie les penser. Est-ce qu'ils hantent Sage ? Vive l'a-t-elle douté au moment où la flamme trop frèle de sa jeune vie s'est éteinte ? Que dire qui ne soit pas une évidence ? Que si l'Unique ne voulait pas de lui, il n'existerait pas ? Il n'est pas prêt à l'entendre. Il doute trop encore. Il voit en l'Unique un père féroce et cruel alors que ce n'est pas le cas. Et il a peur. Il voit bien qu'il a peur. Il le laisse parler, sans l'interrompre, donner une voix à cette crainte qu'il cachait sous ses cris. Souvent, le Père Artaban est démuni face à la profonde mélancolie de ceux qui doutent. Ce n'est pas sa force mais c'est son épreuve. Il doit aider. La dernière question le rappelle encore à Modestie.

"Je crois que vous me surestimez si vous pensez que je me crois digne de Lui. J'ai moi aussi beaucoup de chemin à parcourir avant de trouver la sérénité. Tous, nous sommes imparfaits et maladroits. Nous faisons des erreurs. Ceux qui prétendent le contraire sont le plus souvent des menteurs. Les saints ne courent plus les rues. Pourquoi croyez-vous que les églises existent si ce n'est pas pour faire un retour sur nous même et tenter de devenir meilleurs ?"

- Pour empêcher les moutons de s’éloigner du troupeau.

Encore son affreux sourire. Ils sont chacun d’un côté d’un canyon et rien ne pourra les faire se rejoindre, mais ce n’est pas grave. Vako le voit bien maintenant, il essaie de faire attention à ne pas juste hurler sa frustration sur quelqu’un qui ne peut rien en faire.

- Peut-être qu’elles rendent meilleurs. Que la foule est réconfortante lorsqu’on peut en faire partie. Qu’une église peut être une maison. Mais ce n’est pas une question d’être “digne de lui”.

Il a envie de lui montrer ses cicatrices. De lui dire tout, voir s’il garde son calme, son acceptation.
Il ne va pas le faire.

- C’est juste ne pas pouvoir exister sous son regard. Vraiment, rien de plus, Père. J’aurais pu faire un beau mariage, avoir des enfants et une belle maison, mais j’en serais mort juste pour lui plaire. Ce doit être dur à imaginer pour vous... Mais je ne suis pas un des moutons. J’y ressemble beaucoup, juste pas assez.

Une pause, puis un éclat de fragilité qu’il offre comme un martyr donnerait sa vie.

- Faire partie du troupeau aurait été beaucoup plus facile.

Vraiment ? Il n'est pas certain de le penser. Sûrement qu'il se trompe. La congrégation n'est pas une prison, c'est une sécurité où chacun se conforte de la présence de l'autre. L'inconnu le reconnaît et cela le soulage. Provisoirement. Car il ne comprend pas ce qu'essaie de lui expliquer le jeune homme. Il aimerait vraiment. Mais il ne comprend pas cette nuance entre le digne et le regard. Pourquoi mourir d'être marié, d'avoir des enfants et une belle maison ? Et puis, un éclat, une fissure qui rappelle tellement celles qu'il porte en lui que le chagrin remonte et lui met les larmes aux yeux. Mouton noir.

"..."

Ce serait tellement simple de dire des jolies phrases. Des mots plein de sagesse comme pouvaient en faire Monseigneur Aubanel qui savait toujours tout sur tout mais qui est-il lui ? Père Artaban dont la fierté avait coûté vie, santé et beauté à celles qu'il aimait ? Jean Profitendieu qui avait fait fuir sa soeur préférée. Laissé mourir l'autre. Il n'a rien à dire. Il a toujours été dans le groupe, la foule. Il n'a pu que voir la colère de ceux qui n'étaient pas dedans. Et il ne comprend pas. Pourquoi est-ce mourir que de rejoindre le troupeau ?

Il l’a rendu silencieux ?
Il l’a rendu triste. Une part de Vako chante bien fait, bien fait, bien fait et l’autre continue juste de sourire. C’est comme ça, oui, fait-elle avec une tendresse cruelle.

- Ce n’est pas de votre faute. Ne pleurez pas pour moi, il pourrait trouver ça déplacé.

Il c’est la statue avec ses yeux de veau triste, c’est l’Unique, c’est la société aussi.

- Et puis je suis bien maintenant là où je suis. Je n’ai plus envie de rejoindre le troupeau, je suis content de brouter mon coin d’herbe. La majorité du temps.

La prise sur ses côtes se relâche un peu, son corps s’étend légèrement vers le haut. Il prend plus de place, à peine, mais c’est important.

- Et je n’ennuie pas les moutons là où je suis, normalement. Je suis désolé que ça vous tombe dessus aujourd’hui.

Une telle colère. Jean sait que l'Unique ne lui fera pas grief de ses larmes. Parce qu'Il aime. C'est pour ça qu'il punit parfois, par amour, pour forcer l'autre à quitter sa peau de loup, à retrouver la sécurité du troupeau. Le jeune homme devant lui, le prêtre sait bien que ce n'est qu'une âme perdue. Seulement il lui rappelle trop Modestie. Il n'arrive pas à trouver les arguments. Il n'a jamais été très bon avec les colères des adultes, il préfère les questions plus simples, plus pures des jeunes enfants. Il a envie de dire qu'on ne l'ennuie pas. Il se tait. Il a toujours la tête baissée, comme une défaite. Toujours la peine qui lui assombrit le regard, teintant de violine ses habituels yeux gris.

"Si vous voulez nous revenir. Lui revenir. La porte est ouverte."

Voilà ce qu'il aurait aimé que sa soeur entende. Sache. Mais sa soeur est morte et ne reviendra jamais.

- Oh.

Lui n’aime pas l’entendre.
Il n’aime pas qu’un homme qui ne sait rien de sa personne pense sincèrement qu’il puisse revenir à ce qu’il y avait avant. Il ne veut pas défaire toutes ses avancées, détricoter Vako pour retrouver ce que d’autres voulaient voir exister, remettre des robes à rubans et de jolis chapeaux, baisser la tête et dire “oui” à tout. Ce n’est pas possible.

- Est-ce que c’est vraiment moi que vous voulez convaincre ?

La question est sincère. La démonstration de la porte qu’il s’est pris dans le visage est très simple à faire, alors il la fait : il pousse sa capuche du côté où son crâne est barré d’une grosse cicatrice.

- La porte est close. Vous ne voudriez pas que l’hérésie se répande parmi vos ouailles, Père.

Convaincre ? Il ne veut convaincre personne, il fait simplement état d'une vérité. Et même s'il ne veut pas, s'il refuse, s'il renvoie la balle, il a entendu. Il saura. Quand il sera prêt. Que l'église ne rejette pas ses ouailles, elles se rejettent toutes seules. Que se marier n'est pas la mort, que les années peuvent être douces à deux, puis trois, quatre et même cinq. Il soupire, triste, repensant à Mod. Est-ce que quelqu'un lui a dit ces mots ? Elle est morte avant, avant d'être assez grande pour comprendre qu'ils ne voulaient tous que son bien à elle. En plus du bien familial.

"Je vous laisse en paix, mon fils."

Il ne sert à rien d'argumenter si l'autre n'est pas encore prêt à faire le chemin.

- J’espère que vous la trouverez aussi.

Il replace sa capuche, puis ses bras autour de lui. Puis il ouvre encore la bouche, bouffé par sa propre curiosité, par le petit bout de lui qui refuse de partir, qui s’accroche à quelque chose qu’il n’a jamais eu. Qui s’accroche à l’illusion qu’il aurait pu être un mouton.
Mais ce n’est que ça, une illusion.

- Pourquoi vous voulez à ce point sauver tout ce monde ?

"Vous...moi ou vous, la religion ?" Est-ce que je veux sauver tout le monde ? Oui. Et non. C'est jamais aussi simple. J'aimerais surtout sauver ma femme, Blanche, affaiblie par la maladie. J'aurais voulu sauver Douce, Croyance et Modestie, que ma fierté avaient condamnées. Pour le reste, je faisais de mon mieux pour aider mon prochain, pour m'oublier dans autrui comme le disaient les textes. Je n'avais que trop conscience de mes limites et de mes défauts pour croire que j'y arrivais bien. Seul le chant pouvait me faire oublier mes errements.

- Vous vous. La religion est…

Il penche la tête sur le côté sans finir sa phrase, comme si l’idée au bout de sa langue était évidente. Pourtant le Père ne peut pas savoir ce qui lui passe par la tête, qu’il ne trouve pas le point de vue de l’Eglise intéressant, que Vako l’a assez vu pendant son enfance.
Mais l’humain ? L’humain le fascine, à l’en rendre malade.

- Pourquoi, alors ?

Il est doux. Il est tranquille. Il est presque, ô douce ironie, compatissant. Cet homme de foi pourrait presque le rendre triste, à être aussi parfaitement à l’aise dans son moule.

"Je...ne pense pas vouloir sauver tout le monde vraiment." Le monde est tellement grand. Et il est tellement seul; Il baisse la tête pour réfléchir un peu. Il a l'impression que ses mots sont primordiaux. Un coup de sa fierté, sans doute. "J'étais dans l'église pour prier pour mes proches quand je vous ai entendu. De passage. Et votre peine m'a touchée alors j'ai souhaité discuter avec vous, partager mon point de vue, vous rappeler les fondamentaux de notre religion que nous avons souvent tendance à oublier dans les ouragans du quotidiens. Je ne cherchais pas tant à vous sauver qu'à vous aider dans votre recherche de réponse."

- Oh.

Qu’il fait, tout doucement. Puis…

- Oh.

Plus affirmé, de la voix de celui qui comprend quelque chose. Ses yeux se ferment. Et sa voix reprend les tons exacts de celle de son père, à peine plus haute et plus râpeuse.

- L’Unique veille sur tous ses enfants.

Il ment il ment il MENT, hurle un bout de lui. Tu dois expier tes fautes, fait l’autre partie.

- Même ceux qui le rejettent. L’Unique aime tous ses enfants. Même ceux qui souffrent. Tout ce que tu as à faire c’est de croire en Son amour.

“Lenaigh”, rajoutait-il à la fin. Il s’en souvient.

- Cette vérité ? Est-ce que vous avez besoin de vous la rappeler parfois aussi ?

"Bien sûr, nous avons tous nos moments de doute et de découragement." Son père le premier malgré les coups de ceintures qu'il distribuait lorsqu'un de ses enfants admettait ne pas être certain. Mais l'e-cole lui avait apprit que douter n'est pas renier, elle lui avait enseigné l'importance d'élever sans contrainte. La futilité des coups. Le besoin parfois de faire son propre chemin en soi-même. "Si nous étions comme des kao, à suivre sans poser de question, à vivre sans douter, alors nous n'aurions pas besoin d'église ou de congrégation pour nous soutenir mutuellement. Notre foi serait simple, comme celle des tous jeunes enfants qui répètent sans savoir. C'est en surmontant les doutes et en avançant l'esprit ouvert que nous nous donnons mieux à l'Unique et son enseignement. Car lorsque nous sommes passés par dessus nos questions, alors notre foi se nourrit de nos épreuve."

Alors le Père a douté. Le Père a questionné. Et au bout de tout ça, il a continué de croire en l’Unique, en ses enseignements, et c’est ce que Vako ne comprend pas.
Il prend le temps de bien le regarder, d’essayer de lire sur son visage un indice expliquant son aveugle confiance. Il n’y a rien. Il est aussi beau et triste que cette stupide statue, les traces d’humanité en plus sur ses traits ne changeant rien à la comparaison.

- L’esprit ouvert.

Encore cette démangeaison, cette envie de tout lui dire, voir comment il réagirait.

- Je…

La pulsion est auto-destructrice, il le sait. Il lui faut pourtant toute sa force de volonté pour ne pas juste dire qu’il est né et ils pensaient que j’étais une fille, et j’ai changé tout ce qu’ils croyaient pour réussir à être moi.

- … Pense que c’est plus compliqué que ça. Le monde est plus compliqué que ça.

Il se tourne un peu, tend la main pour saluer très poliment. Il faut qu’il se sorte de là avant de faire un bêtise.

- Je dois rejoindre ma Capitaine. J’espère que vos épreuves ne vous abattront pas.

"Je prierais pour que vous trouviez la paix qui vous manque, si vous me permettez." C'est tout ce qu'il peut faire, pense-t-il. Il n'est pas certain que l'homme accepterait une bénédiction ni même un souhait pourtant tout à fait honnête et sincère pour qu'il revienne dans le giron rassurant de l'Unique. Mais trouver la paix, il se dit que ça passerait. Peut-être...

Et il le regarde partir, sans le retenir, pensif.