Please, tell us a story [Billy, Dodu & Way'si]

Dodu et moi, on est vraiment très très heureux. On profite de quelques jours sur Renaissances, et puis ça nous fait sacrément du bien ! C'est que, même si on adore l'espace de tout notre petit coeur, eh bah y a rien qui peut remplacer ce soleil là, malgré quelques nuages, et puis l'air qu'on peut respirer, et puis les chants des oiseaux... On aime bien Velcer, et puis la renaissance de la nature et tout ! On se balade tranquillement dans les rues. Y a pas grand monde dehors, même s'il fait sacrément beau. Nous, on trouve ça étrange, mais c'est pas très très grave. On aime bien ça, aussi, le calme. Dodu, il marche à côté de moi en portant deux gros sacs, et puis moi j'en porte deux autres aussi, un sur mon dos et un avec ma main gauche. L'autre main, elle tient ma canne, parce que j'pourrais pas avancer sinon. Et puis, heureusement qu'on est pas pressés, parce qu'on pourrait pas dire qui de Dodu sur ses deux pieds ou moi avec une jambe trop courte va le plus lentement. C'pas grave, nous on aime bien ça, prendre notre temps, quand y a pas d'urgence.

D'ailleurs, on voit un banc là, dans un p'tit coin de verdure, et puis j'décide qu'on peut bien faire une petite pause bien méritée. J'pose mes gros sacs sacrément lourds par terre, et puis j'm'écroule sur le banc, et puis Dodu, il fait tout pareil, l'air encore plus épuisé qu'moi. Alors je sors notre stock de framboises, et puis d'un seul coup, il a l'air beaucoup moins épuisé Dodu, ça oui. Moi je souris et puis j'ouvre le paquet.

- Une framboise, Dodu ? J'crois qu'on a bien mérité ça, pas vrai ! Mais tu fais doucement, on en a que deux kilos, faut pas tout manger d'un coup !

On n'est pas encore partis et, pourtant, je regarde déjà ma planète avec les yeux d'une exilée. C'est idiot me dit l'observatrice toujours derrière mes émotions, puisque c'est mon choix de traverser les immensités du ciel et de parcourir les distances entre les étoiles. C'est humain lui-réponds-je en silence. Et humaine, je veux le rester. Je cherche la parfaite imperfection de l'âme, cet équilibre que l'on m'a enlevé. Je sais que je n'y arriverais pas en quelques mois, ou même en quelques années.

J'ai un sac de toile de taille moyenne sur les épaules, une ceinture avec une sacoche en cuir autour de ma jupe multicolore en patchwork qui serre à la taille un haut de toile blanche un peu ample. On me regarde, je laisse dire. Personne ne m'a agressée et je ne vivrais pas dans la peur.

Mes pieds me ramènent vers le parc où j'ai passé les dernières matinées à raconter mes histoires. Je m'assieds sous mon arbre, près d'un banc d'habitude libre mais occupés pour une fois par une soeur et un petit singe. Il n'a pas de laisse. Cela ne veut pas dire qu'il n'est pas prisonnier.

Seule, je commence à chanter dans ma langue une vieille comptine de mon enfance sur le renouveau du Monde.

Et alors que Dodu et moi on mange des framboises, y a une femme qui vient s'installer pas loin. Et même qu'elle est sacrément belle, et puis qu'elle me rappelle étrangement quelqu'un, comme si je la connaissais déjà, alors que j'sais bien que je la connais pas, ça non. Ma mémoire, elle ment pas. Et puis, là, elle commence à chanter, et puis Dodu et moi, on est comme hypnotisés. Surtout Dodu, parce que moi, j'l'entends pas vraiment très bien, mais ce qu'elle chante... Ce qu'elle chante, ça m'rappelle quelque chose, et puis j'sens aussi ma gorge se nouer, et puis l'envie d'm'approcher. Dodu, il m'a pas attendu, et il s'avance déjà vers elle. Alors j'ramasse ma canne et j'laisse les sacs parce que de toutes façons on va pas très loin, ça non.

J'boite jusqu'à elle avec ma canne, et Dodu, il est déjà assis vers la jeune femme, pas trop près non plus, parce qu'il veut pas la déranger. Il espère sans doute comme moi qu'elle s'arrêtera pas de chanter, et qu'on pourra l'écouter jusqu'au bout. Ca fait bien longtemps que j'ai pas parlé le mojat, mais j'me rends compte que je comprends encore ce que ça dit, et ça, ça me carafouetouille beaucoup. J'la regarde avec de grands yeux émerveillés, et puis Dodu il est tout calme et il dit rien et puis nous on est sacrément retournés, ça oui !

Le singe s'approche de moi. Il a la curiosité de son espèce. Il s'est assit non loin et je le regarde de temps en temps pendant mon chant. Je l'imagine se balancer de liane en liane, volant les villages, partageant les fruits murs en haut des arbres immenses de ma jungle natale. Mon chant se teinte de nostalgie. Je le laisse faire, évoquant des choses simples et neutres, la douceur de l'herbe au printemps, la caresse de la rosée les matins d'été avant que la canicule ne s'abatte sur les feuilles grasses. Notre soeur s'approche à son tour, boitant. Son visage est marqué par les rigueurs de ce monde. Elle a cette beauté qu'ont les êtres abîmés mais fiers. Je ne pense pas à ses souffrances. A la fin de mon chant, je tends mes deux mains vers elle, paumes vers le ciel selon la salutation habituelle de mon clan.

"La paix de Calypso soit sur toi ma soeur. Je m'appelle Way'si du clan Tompa. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour toi ?"

On l'écoute en silence, et puis ça me met des frissons partout partout. Et même Dodu, je l'ai rarement vu aussi calme et puis aussi silencieux, même pas un tout petit peu dissipé. Et sa chanson, elle me rappelle des souvenirs. De très très vieux souvenirs, presque oublié et puis très flous, mais ça me fait quelque chose, ça oui. Et puis même, quand elle s'arrête, je suis un peu triste, parce que j'aurais voulu qu'elle continue encore.

- C'est un très très grand plais...

Et je suis tellement perturbée que je remarque que maintenant que je crois bien qu'elle m'a parlé en mojat, et puis que moi, j'lui ai répondu dans la langue commune. Alors aussitôt, et puis sans même lui laisser le temps d'en placer une, et ben j'ajoute en bredouillant un peu, et puis en mojat un peu brinqueboulant :

- Je suis ravie de... Faire ta connaissance, Way'si du clan Tompa.

Ca fait tellement longtemps que j'ai pas parlé mojat que je suis même pas sûre que ce soit vraiment correct ma phrase, mais pourtant, les mots ils me viennent un peu comme un grand torrent dans l'esprit, comme si j'avais vraiment jamais oublié. Et puis je sais même pas pourquoi je réutilise cette langue alors que je voulais plus, mais ça vient comme ça vient.

- Nous sommes Dodu et Billy Jenkins.

J'accompagne mes mots par des grands gestes.

- Tu as une voix... Merveilleuse. Nous voulons t'entendre encore.

Sa voix a l'accent dur des mots qui forcent des barrages. Elle semble lutter contre quelque chose, c'est intermittant, peut-être douloureux mais je ne veux pas lui parler la langue de l'envahisseur même si je sens bien qu'elle lui est plus familière. Ce ne serait pas l'aider. Il est souvent nécessaire de rouvrir des blessures pour que le pus s'en échappe et que le sang clair lave la plaie de toute impureté. Il arrive que la même chose se passe pour les mots. Ils s'ankylosent. Ils pourrissent. Ils doivent être guidés pour couler à nouveau.

"Mon prix est d'une chanson contre une histoire. Acceptes-tu d'échanger avec moi, soeur Billy ?"

Je réfléchis à la proposition de la jolie madame en posant une main sur mon menton, et puis Dodu il fait pareil que moi. Une histoire ? Moi j'aime bien ça, raconter des histoires. Ca dépend quoi comme histoire, mais j'en connais pas mal, parce que j'en ai entendu beaucoup quand j'étais petite et puis mes parents, ils m'en ont dit plein aussi, et surtout sur les plantes, parce qu'ils travaillent à la terraformation.

- Je connais plusieurs histoires. Alors j'accepte avec beaucoup de plaisir.

Je ferme les yeux. J'essaie de sentir la nature modifiée autour de moi comme si j'étais revenue dans ma jungle, cette jungle qui me manque tant et que, pourtant, j'ai décidé de ne pas revoir. Certains départs sont des adieux. Revenir ferait trop de mal. A mes souvenirs d'enfance, à mon clan, à mon coeur. Je préfère préserver intact la vision d'avant, celle qui n'était pas encore déformée par le contact avec les esclavagistes. Je ne pense pas que je suis impure mais... c'est un chemin que je ne veux pas prendre. Censurant mes pensées, je me rappelle une chanson légère, racontant la vie d'un oiseau sur son arbre. Ma voix prend rapidement le relais de mon souvenir et je chante à nouveau, les paupières toujours blessées, cette comptine sur la liberté, le quotidien, les fondamentaux parlant aux coeurs de tous les êtres. Le bonheur d'avoir un foyer, à manger, et d'être en sécurité contre les ombres de la nuit. Les pires étant celles que nous portons en nous même.

Moi, je dis pas de mots du tout, et Dodu il se tait aussi. Madame Way'si, elle ferme ses yeux, et je fais que la regarder. La musique et puis les paroles, ça me laisse toute bizarouille. Le mojat, il fait écho parmi le coeur et l'âme. Dodu aussi il est touché, ça se voit, ça oui. Elle parle de liberté et puis petit à petit, je ferme aussi mes paupières. Je vois les forêts et puis le chez-moi que j'ai là-bas. Je vois aussi le passé et puis ce que moi j'ai oublié parce que je devais oublier ça. Ca me fait bizarre, comme de la joie et de la tristesse tout à la fois. Je me laisse bercer de droite à gauche, et puis, y a des larmes sur mes joues. Sapristouille, comme c'est beau ! Comme le rêve le plus beau et le plus pur de tout les temps, comme le cadeau le plus merveilleux que j'ai jamais eu, aussi.

Lorsque je rouvre les yeux et que les dernières notes meurent autour de nous, le singe est immobile et la jeune femme pleure. Je n'ai pas de mouchoirs à portée et puis la brûlure des larmes est parfois nécessaire pour extirper la peine au fond des coeurs. Je décide de saisir l'émotion au bond, de ne pas laisser s'envoler les souvenirs.

"Parle moi de ces larmes." Ma voix est douce, contrôlée pour s'envoler avec la brise, pour effleurer la jeune femme de mes mots sans la brusquer. Si j'ai bien dosé les sentiments dedans, elle devrait s'ouvrir sans difficulté, sans même y penser, sans me parler à moi vraiment. Les récits que l'on offre sans y penser sont toujours les meilleurs. Et puis, je suis médecin. Je ne la laisserait pas enfermer à nouveau cette peine.

Je renifle bien un p'tit coup, parce que sa chanson, elle m'a touchée vraiment beaucoup, ça oui. Et puis Dodu, il se lève et il vient poser sa tête contre mon épaule, et puis il me prend le bras dans ses mains, parce que lui, il aime pas trop me voir tristouillette, ça non, et puis ça, ça m'a rendue un peu tristouillette et puis nostalgique aussi.

- Ce sont des larmes qui parlent de ce que ta voix et tes mots font naître en moi. De la tristesse et de la joie, qui se mêlent aux souvenirs des forêts de mon enfance dont tu parles si bien.

J'ai pas de mal à parler mojat, et puis en plus, j'sais pas trop pourquoi, mais j'ai pas de mal à en parler, ça non. Alors que pourtant, j'veux un peu oublier ça et puis plus y penser, mais ça me fait sacrément du bien d'y repenser pour de vrai. Et puis, c'est qu'on peut pas vraiment oublier ça, je crois bien.

"Alors, raconte moi une histoire des forêts de ton enfance. Ce qui te vient." Je ne m'attache pas à la véracité des récits que l'on me donne tant qu'ils sont donnés avec bon coeur. Derrière les mots les plus menteurs se cache toujours quelque chose, un dessin, une émotion, une voix, et c'est ce que je cherche. Pour soigner cette soeur qui a retrouvé son mojat et pleure de joie et de tristesse mêlées lorsqu'on lui chante des souvenirs d'oiseau.

Je reste un peu silencieuse, parce qu'il faut dire que je me souviens pas de grand chose de tout ça. C'est des souvenirs bien bien vieux, et puis moi j'ai grandi et puis je suis passée un peu à autre chose et du coup, je sais plus trop si c'est la vraie vérité ou bien des rêves que j'ai fait après.

- Je ne me souviens pas...

Pourtant, je laisse ma phrase en suspend, et puis je réfléchis quand même, ça oui. Y a les images que je vois quand même et puis qui veulent pas partir, et puis cette femme-là qui me donne sacrément confiance et puis aussi envie d'en parler, parce que j'en ai jamais parlé à personne de chez personne avant, ça non. Alors je prends une grande inspiration.

- Je n'étais qu'une enfant. Je crois que j'étais déjà heureuse. Nos maisons étaient faites de bois, et nous vivions en harmonie avec la forêt. Nous n'avions peur de rien ; ni des tempêtes, ni des toor'kraan. Il y avait bien des rires et des histoires, des chants et des silences.

Je dis plus rien, mais je ferme mes yeux. Dodu, il me regarde tout bizarrement, et puis moi, je sais pas quoi dire de plus, là. C'est que ça fait sacrément mal, et puis je renifle bruyamment.

"C'est une belle histoire" Il n'y a que douceurs dans mon ton et je vois bien qu'elle ne peut pas m'en dire plus. Les émotions remontent et s'épanchent. C'est bien. Les émotions doivent sortir des corps humains pour ne pas les pourrir en dedans. Je la trouve belle en cet instant, dans les larmes de ses souvenirs. Ses traits ne changent pas et pourtant, il y a quelque chose en elle. Ma chanson suivante est toujours douce mais elle parle de la mer, des voyages et des découvertes, de l'avenir. C'est une chanson sur les expériences qui font grandir et la richesse de ceux qui osent un jour quitter leurs rivages vers l'inconnu. Mon clan n'était pas marin, je ne connaissais que la jungle avant ma capture mais les chansons ont cette capacité de voyager loin, très loin, et j'en ai appris beaucoup. J'espère que cela apaisera un peu sa peine.

Je la laisse bien bien volontiers nous raconter une autre histoire à elle en chantant, et puis cette fois, son chant, il me rappelle tout autre chose et puis ça me fait du bien. Je ne lui ai pas dit grand chose, mais ce que j'ai dit, et bah ça a bien suffi à ramener toutes les images, et puis les sensations aussi, ça oui. Moi, je sens le vent sur mon visage, et puis aussi, comme si y avait les odeurs encore, ça c'est bien bizarre. Sa voix à elle, elle me transporte dans un univers très très loin de tout, et puis je renifle tout doucement parce que j'ose à peine faire un tout petit bruit, parce que j'veux pas interrompre le chant de la madame, ça non. Je me demande bien où est-ce qu'elle a appris tout ça. Et puis quand elle termine, et bah je me sens moins triste, mais les souvenirs, ils sont toujours là.

"Raconte-moi après. Raconte-moi un jour de joie, peu importe lequel, peu importe ton âge mais pas aujourd'hui." Ma voix est toujours douce après avoir chanté. Je vois bien qu'elle ne pleure plus mais je sais que j'ai ouvert une porte qu'elle aura du mal à refermer. Je la plains presque. La guérison, parfois, fait plus mal et dure plus longtemps que la maladie. Billy Jenkins est malade. Ce ne sont pas ses cicatrices et ses blessures, non, c'est une autre sorte de mal plus pernicieux.

Je réfléchis même plus à ce que je lui raconte. Peut-être que c'est parce que je parle pas ma langue à moi, et puis que sa voix à elle, elle m'emporte ailleurs, là où j'ai bien quelques peines mais aussi quelques joies. Et puis, elle a son truc à elle, son truc qui fait que c'est pas si difficile de lui parler à elle, que j'ai bien envie de lui faire confiance aussi, ça oui.

- J'avais huit ans, quand je suis devenue Billy Jenkins. J'étais aveugle et seule. Et j'ai retrouvé un papa, une maman, et la vue. Le jour où j'ai recommencé à voir, a été un des plus beaux de ma vie. J'ai compris que l'amour est plus fort que la haine. J'ai compris que je deviendrai médecin ou rien. Je suis tombée amoureuse de la beauté des couleurs, de l'intensité du ciel, des merveilles de la nature.

"Quelle est la première chose que tu as vu avec tes nouveaux yeux ?" Je sais qu'il y a une histoire derrière cette cécité. Ceux qui perdent la vue sont bien moins nombreux que ceux qui naissent aveugle. A-t-elle gardé une meilleure ouïe ? Au clan, les handicaps étaient rares, éleveurs, nous nous mélangions avec les autres tribus. Seulement j'imagine de la souffrance dans l'histoire. Elle n'est pas prête pour cette blessure là. Je remarque aussi que son vocabulaire change depuis qu'elle me parle. Il est plus posé, moins enfantin. Presque adulte.

Repenser à ça, ça me fait avoir un p'tit sourire, parce que ça, c'est des bons souvenirs, ça oui. Toute ma vie, elle s'est bien construite sur ces moments-là, et puis si j'avais pas connu ça, et bah peut-être que j'aurais jamais été médecin comme j'le suis devenue comme ça.

- L'amour.

Oh et puis pas n'importe quel amour, ça non. C'était celui de mon papa et de ma maman.

- Mes parents étaient penchés sur moi, ils me regardaient. C'est eux que j'ai vu en premier.

"Alors, ma soeur, ce jour est celui où tu es née réellement par ton coeur. L'amour est la première chose que doivent voir des yeux qui s'ouvrent sur le monde. Tu es née deux fois."

L'amour des parents est la première certitude qui s'attache au coeur des enfants. La vie parfois peut leur donner tort, parait-il, mais ce ne sont que des exceptions venues souvent plus tard. Il est très rare de détester un nourrisson. Notre instinct nous pousse à les protéger et à les entourer de sentiments positifs. En ouvrant les yeux deux fois sur deux paires de parents aimants, Billy a vécu deux vies. Une qui a sombré dans l'obscurité et une faite de lumière.

"Ces deux vies font partie de toi, il te faut apprendre à reconnaître les deux. Si tu en repousse une, alors elle va pourrir dans ton esprit et gangrener ton âme. Tu dois comprendre et accepter la période sombre d'avant ta seconde naissance, elle t'a vue grandir dans les ténèbres. Il y a des moyens pour t'aider, si tu le souhaites et que tu as peur de faire le voyage seul. Ne crois pas que l'on va te juger sur ces moments. Tu étais aussi innocente qu'un nourrisson."

Moi, je l'écoute me parler, et puis ses paroles, elles me touchent beaucoup beaucoup, ça oui. Dodu il comprend pas grand chose je crois, mais c'est pas très très grave. Moi je sais bien de quoi elle me parle. Et puis même que je baisse un peu la tête.

- Je sais que je suis née deux fois. Mais mon identité première ne m'a apporté que souffrances et peines. J'avais six ans, quand j'ai cessé d'être cette personne.

Je sais vraiment pas pourquoi, mais c'est bien facile de s'ouvrir à elle, ça oui. Et puis, c'est bien la première fois que je verbalise comme ça que j'étais quelqu'un d'autre avant. Même mes parents, et bah ils savent que j'étais pas Billy Jenkins avant, mais ils savaient rien d'autre, ça non.

- Aujourd'hui, j'ai oublié qui j'étais. Je n'y avais pas pensé depuis des années. Je n'en avais jamais parlé. Mais je ne veux pas que cela pourrisse en moi. Dis moi ce que je dois faire.

Le mojat me revient sapristouillement bien, et puis j'ai de moins en moins d'hésitation et puis c'est superbouillement fluidinou.

Moi, je ferme un peu les yeux, parce que comme elle le dit, et bah je sens mon enfant intérieure à moi qui hurle de tout son petit coeur. Parce que moi, j'en avais jamais parlé, et j'y pensais plus non plus. Et puis Way'si, elle a ouvert la porte avec beaucoup de facilité. Si je dois bien parler, bah c'est à elle qu'il faut que je raconte ça, parce qu'elle écoutera et puis elle jugera pas, et je sais bien que je risque vraiment rien. Alors je prends une grande inspiration, bien profondouillette.

- Je ne pourrais pas redevenir celle que j'étais.

Je suis Billy Jenkins, et puis personne d'autre, ça non. Moi, je suis bien très heureuse comme ça, ça oui. Et puis je crois bien que je pourrais pas être plus heureuse si j'étais quelqu'un d'autre, même si j'étais très heureuse quand j'étais toute toute petite, ça oui.

- Mais peut-être que je pourrais la laisser entrer.

Parce que Madame Way'si elle est vraiment très douée et puis elle a tout vu et je lui ai montrés déjà plus qu'à tout le monde, ça oui. Sauf Dodu, mais c'est Dodu.

- Est-ce que je peux te raconter, ma soeur ?

J'veux bien m'assurer que ça va vraiment pas la déranger du tout et puis pas l'ennuyer, et puis je sais bien qu'elle a l'air vachement à l'écoute, ça oui, mais j'espère bien qu'elle voudra entendre ça aussi, parce que c'est pas joyeux joyeux, ça non.

Elle a fermé les yeux et je crois qu'elle comprend ce que je dis, cette soeur qui est née deux fois. Je la laisse faire. Nous avons le temps, elle comme moi. Doucement, je hoche la tête. Elle a raison, il ne faut pas qu'elle redevienne celle qu'elle était, il faut qu'elle devienne celle qu'elle sera, un mélange des deux vies pour une plus grande force. La laisser rentrer est un premier pas. Je hoche la tête.

"J'en serais honorée, Billy."

Elle me donne l'autorisation, alors moi, ben j'attends plus, ça non. Je m'attendais vraiment pas du tout du tout à ça, et puis ça me prends sapristouillement par surprise, mais moi, il faut que je parle, je le sais bien. Alors avec toujours mes faux yeux fermés, et bah je me rappelle et puis je revois tout.

- Je m'appelle Hay'na, du clan Jre'kan. Nous vivions au coeur de la jungle, au bord d'une petite rivière. On ne chassait pas très bien, mais on avait toujours de quoi se nourrir. Nous n'étions pas non plus jolis physiquement, mais à l'intérieur de nous, il y avait beaucoup. Ma mère s'appelait Naä'ya. Elle était herboriste. Mon père Ja'yan. Il était conteur, fils de l'ancien. C'est lui qui était gardien des secrets de notre clan, et qui se devait de les perpétuer de générations en générations. J'étais une enfant pleine de vie. A six ans, je me suis faite attaquer par un toor'kraan. J'ai perdu la vue, une oreille, et mon visage a été abîmé. Quelques mois après... Ils sont arrivés. Je n'ai qu'entendu et senti, les cris, les bruits, la mort.

Moi, j'arrête de parler là, parce que je sens des larmes qui coulent sur mes joues et puis je renifle bien fort. J'ai rien vu, mais j'oublierai jamais ça, ça non.