D'aussi loin qu'elle puisse se souvenir, Ha'djiira a toujours vécu en captivité. Enlevée par un groupe de Trinitaires alors qu'elle n'était qu'un bébé, aucun vestige de son héritage ne lui fut laissé. La vie d'Ha'djiira fut à l'image de la vie de tous les esclaves Mo'at: sans espoir. Ayant grandi sans parents ni famille et entourée d'autres esclaves, Ha'djiira récurrait les planchers à cinq ans, travaillait en cuisine à neuf ans, reprisait les magnifiques robes de la maîtresse de maison à quatorze ans, et servait occasionnellement d'esclave sexuelle à dix-sept ans.  En règle générale, les esclaves Mo'at de la plantation avaient un clan, ou ceux qui étaient assez chanceux côtoyaient quotidiennement un membre de leur famille sur la plantation. Ha'djiira n'avait personne, mais elle ne pouvait pas se plaindre: depuis que le Maître avait jeté son dévolu sur elle, elle n'était plus battue. Ou du moins, pas de façon à garder des marques. Au fil des ans, la jeune femme s'était attachée à un naä'ngi qui avait élu domicile sous un taillis et dont elle s'occupait secrètement. Elle lui avait donné le nom de Nisoaia et vivait dans la peur constante qu'on lui enlève.

Jamais Ha'djiira n'avait quitté la plantation jusqu'au fatidique jour de Bercer où elle fût libérée par les pirates du Liberty et leur capitaine Conrad Stackborn. C'était en plein milieu de l'après-midi, et les esclaves travaillant sur la plantation étaient à leurs postes, sous l’œil sévère des gardes. La jeune femme quant à elle était occupée à étendre du linge dehors, profitant du peu de temps à l'extérieur dont elle disposait. Un premier cri brisa le silence, et le temps sembla s'arrêter pour un instant, jusqu'à ce que le vaisseau pirate se fasse entendre, accompagné des premiers coups de feu. Le sang d'Ha'djiira sembla se glacer dans ses veines, et pendant quelques secondes, elle était complètement tétanisée, les yeux rivés sur le vaisseau. Lorsque son regard se posa sur un pirate rougeaud qui courait dans sa direction, Ha'djiira fut terrifiée: c'était l'homme le plus effrayant qu'elle avait vu au cours de ses dix-neuf ans d'existence. Sans plus de cérémonies, la jeune femme se mit à courir comme si sa vie en dépendait dans la direction opposée: vers le buisson où se cachait habituellement Nisoaia. Ses longs cheveux noirs flottaient derrière elle, et à quelques mètre à peine du buisson, le pirate la plaqua au sol et les derniers souvenirs d'Ha'djiira furent de s'écraser sous le poids de l'homme et d'hurler comme une forcenée. Nisoaia était sorti de son buisson et rampait rapidement vers elle pour s'accrocher à son bras. L'esclave reçut un violent coup sur la tête et s'évanouit.  

C'était l'an 108 ADD, et lorsqu'Ha'djiira se réveilla, elle était à bord du vaisseau en compagnie d'autres esclaves. La jeune femme était famélique et ne pesait qu'un maigre quarante kilogrammes. Dès qu'elle comprit qu'elle avait été libérée, la Mo'at s'enferma dans un mutisme désolant duquel elle ne sortirait complètement que deux années plus tard grâce aux soins prodigués à bord du Liberty. Jamais elle n'avait mis pied à bord d'un vaisseau, et l'idée de perdre tout ce qu'elle connaissait la terrifiait. Nisoaia était à ses côtés et se tenait tranquillement autour de son bras gauche, la tête déposée sur l'épaule de la jeune femme. Au moins, elle n'était pas complètement seule.