Histoire
Lors de ta venue au monde, Hay’na Jre’kan, tu possédais tout ce qu'il fallait pour mener une belle vie, emplie de rires et de grands espaces verdoyants. Le clan Jre’kan ne possédaient ni les plus grands chasseurs, ni les êtres les plus beaux ; cela ne les empêchait nullement de se considérer comme les plus heureux des Hommes. Rien n’avait su troubler l’équilibre tranquille dont ils faisaient preuve depuis toujours ; pas même l’arrivée des colons. Peut-être était-ce une preuve de l’immense bienveillance de Calypso, ou peut-être possédait-il une si bonne fortune que rien ne pouvait les atteindre. C'était en tout cas ce que les anciens te racontaient, Hay'na, lorsque tu levais tes bras déjà trop grand pour venir tirer leurs tuniques de tes mains difformes. Tu les suppliais de te raconter une autre de leurs formidables histoires, de t'apprendre encore davantage sur la forêt et sa flore, et eux, ils acceptaient toujours.
Hay'na, tu avais tout juste cinq ans, mais vive et curieuse, il semblait que rien au monde n'était en mesure de t'effrayer. Rêveuse, il suffisait d'un papillon pour que tu accours dans une direction, et échappe à la vigilance pourtant vive de tes parents. C'est ainsi qu'alors que la fraicheur d'une nuit et quelques rires chantants enveloppaient le clan Jre'kan, tu t'es enfoncée à travers les arbres touffus qui entouraient ton lieu de vie ; plus discrète qu'une ombre, plus frivole qu'un soupire lunaire. Pourtant, plus d'une fois ta maman t'as répété que là-bas, au-delà de la lisière de la forêt, des bêtes sauvages se tapissent dans l'ombre, toutes prêtes à te dévorer. Et tu ne l'as pas vue arriver, ô Hay'na. Non, tu ne l'as pas entendue s'approcher de toi, dissimulé dans les bosquets, prédateur chassant sa proie. As-tu seulement songé que tu pouvais être une proie ?
La douleur, tu t'en souviens. Figée à jamais sur ton visage qui n'aurait de toutes façons jamais été joli. Elle est là, vive, brûlante ; elle te hante comme le plus pur des souvenirs, et pourtant, il n'y a pas grand chose dont tu te rappelles vraiment. Tout est allé si vite. Oh, si vite. Le grondement, d'abord. Te souviens-tu du grondement ? Un sursaut de ta part, mais toujours masqué par cette témérité qui aurait pu te perdre. Et là, dans l'obscurité, tu as entendu ton papa crier ton nom. Hay'na ! Hay'na ! Je sais que tu as voulu lui répondre. Mais déjà, ce souffle... Ce souffle chaud, cette puanteur que tes cauchemars ne t'ont jamais laissé oublier. Le Toor'kran a bondi sur toi, et cette fois, tu as crié.
La chance était avec toi, Hay'na. Tu aurais pu mourir. Tu serais morte, si le Toor'kran avait balancé ses griffes contre visage quelques millièmes de secondes plus tard. Tu serais morte, si ton père, ton oncle, ton clan, n'avaient pas accouru pour te sauver, te découvrant défigurée ; ton oreille droite arrachée, ton tympan abîmé, tes yeux crevés, tes nerfs entamés, ton visage ensanglanté, marqué à tout jamais par ton imprudence. Aveuglée, Hay'na. Te voilà aveuglée. As-tu seulement un instant oublié la réelle intensité des couleurs ? La beauté du ciel et des ombres que tu voyais valser en lui ? Désormais, il ne te reste rien que l'obscurité et quelques nuées floues qui habillent ton horizon.
Ai-je parler de chance, Hay'na ? Peut-être vous avait-elle finalement abandonnée, toi et ton clan. Te sens-tu coupable de la déchéance des Jre'kan, parfois ? Entends-tu toujours leurs cris ? Sens-tu la chaleur des flammes qui ravagent ton paradis perdu, tes éclats de rire au clair de lune et tes rêves d'enfants ? Tu as toujours cinq ans, Hay'na. Les bandages masquent tes plaies purulentes, ton regard vide, ton âme en peine. Tu ne comprends rien ; ni le chaos, ni la violence. Est-ce que tu as peur, Hay'na ? Tu appelles ta maman, mais elle ne te répond pas. De tes mains trop grandes, de tes étranges doigts difformes tu tâtes les murs, le sol, le vide. Tu essaies de comprendre, mais tu ne comprends pas. Là, non loin de toi, des voix inconnues résonnent, et tu ne comprends toujours pas. Leur langue t'es inconnue, leurs voix sont hostiles.
Leurs mains se referment sur toi, et tu ne débats pas. Les réflexes de survie, la guerre, la violence, voilà autant de concepts que tu ne comprends pas. Non, tu ne comprends pas Hay'na. Tu ne comprends pas que tu ne reverras plus tes parents. Tu ne comprends pas non plus que tu viens d'être réduite en esclavage. Tu es intelligente pourtant ; habituellement, tu découvres vite les réponses que tu cherches. Mais pas cette fois. Désorientée, brusquée par ce que tu ne connais pas encore, tu te fais balloter, ô Hay'na. Tremblante, apeurée, tu reconnais enfin une voix familière. Elle t'apprend que tes parents sont partis rejoindre Calypso en essayant de te protéger, et que d'autres de ton clan ont essayé de résister aussi. Elle t'assure que tout ira bien, que tu n'as rien à craindre, mais pour la première fois, tu n'es plus si confiante, Hay'na.
Et tu as bien raison de ne pas l'être. On te présente à un homme qui ne t'inspire rien de bon. Même du haut de tes cinq ans, tu peux t'en rendre compte. Et lui, il n'a que la douceur de ton cauchemar en tête. Tu le serviras, désormais. Tu n'as pas besoin d'y voir davantage pour que tes mains dégoûtantes travaillent. Estime-toi heureuse, Hay'na. Peu de maîtres auraient eu l'indulgence d'épargner un monstre comme toi ; oui, c'est ce que tu es, Hay'na. Un monstre. Un monstre. Un monstre. Les mots résonnent dans ta petite tête abîmée, mais ils ne font pas encore sens.
Le temps s'écoule Hay'na. Jour et nuit ne sont qu'obscurité et silence. Parfois, tu entends les rires, les pleurs, les soupirs, les cris. Parfois, tu ressens la peine, la douleur, l'ennuie. Tu as six ans, mais ton dos se voûte, tes articulations te lancent. Les blessures sur ton visage ne guériront jamais. Personne ne prend la peine de te soigner, ici. Et finalement, la chance revient à toi. Des pirates. C'est ce que tu entends murmurer dans les couloirs. Tu n'es là que depuis quelques semaines, et déjà, l'on vient t'arracher aux griffes des esclavagistes trinitaires. Les pirates sont gentils avec toi ; ils te trouvent laide et écoeurante, mais tu leur inspires aussi de la pitié. Après tout, tu n'es qu'une enfant, Hay'na. Tu ne comprends pas tout ce qu'ils te disent, ce qu'ils tentent de t'expliquer, mais eux savent. Ils savent que tu n'as plus de maison, désormais.
Alors les pirates t'emmènent jusqu'à Hope. Là-bas, tu n'as plus rien à craindre, tentent-ils de dire. Ils te laissent dans ce qu'ils appellent un orphelinat, et tu regrettes ton village, ton clan, ta forêt. Ici, il n'y a plus tout ça. L'air a une odeur putride, viciée, écoeurante. Tu veux rentrer chez toi, ô Hay'na, mais ne l'as-tu pas dit toi-même ? Tu n'as plus de chez toi. Tu es seule, désormais. Seule, orpheline, perdue. Et tu veux toujours apprendre le monde, mais ici, personne ne prend la peine de te répondre. Tu n'entends que les rires des autres enfants, leurs cris de dégoût, leurs insultes à répétition, dans cette langue que tu apprends au fil des jours.
Monstre, te disent-ils. C'est tout ce que tu es, Hay'na ; un monstre. Un monstre. Un monstre ! Encore, les mots résonnent en toi ; cette fois, ton coeur en saisit le sens. Cette fois, les larmes se mettent à couler le long de tes joues. Tu le sais au fond de toi. C'est toujours pour les mêmes raisons que l'on te persécute. Ton physique disgracieux et tes origines malheureuses. Tu ne peux rien faire pour le premier. En revanche, pour le second, tu l'as décidé. A partir d'aujourd'hui, tu n'es plus Mo'at. Tu n'es plus Hay'na. Tu n'es plus rien. Mieux vaut être rien qu'être toi.
Tu as presque huit ans quand tu rencontres les Jenkins. Ils viennent pour adopter, comme de nombreuses familles avant eux. Toi qui n'est rien sinon un monstre, tu demeures prostrée dans ton coin. Tu as l'habitude que les familles ne s'intéressent pas à toi et t'évitent, même. Qui voudrait d'un tel monstre comme enfant ? Et pourtant, eux ne sont pas comme toutes les autres familles. Ils s'approchent de toi ; ils s'accroupissent près de toi et leurs voix douces, résonnent près de tes oreilles. La dame sent les fleurs de Saint-Jean et les forêts de chez toi. Alors la discussion se crée, et vos coeurs s'emportent. Ils ne peuvent pas avoir d'enfant, et tu n'as plus de parents. Quelques jours plus tard, ils reviennent pour te ramener chez eux. Tu cesses d'être rien pour devenir quelqu'un d'autre. Désormais, tu t'appelles Billy. Billy Jenkins. Et tu portes ce nom comme la plus grande des fiertés.
Gaëlle et Henry Jenkins sont botanistes dans la terraformation d'Hope. Ils ne sont pas riches, mais leur générosité t'aide à te sentir profondément à l'aise avec eux. Les liens se créent, et pour la première fois depuis tes cinq ans, tu es réellement heureuse, Billy. Rapidement, ils deviennent ton papa et ta maman et toi, leur fille chérie. Ils te couvrent d'amour et d'attention, te font te sentir unique et te redonnent le goût de l'aventure et de l'apprentissage. Ils assouvissent ta curiosité, répondent à chacune de tes questions avec douceur et patience. Et ils t'offrent des prothèses. Elles ne sont que de basse qualité mais elles suffisent à te faire recouvrer la vue et à retirer ce voile sombre de ton regard. Tu redécouvres les couleurs, le monde, les visages, et avec eux, tu te retrouves investie d'un amour profond pour l'humanité.
Alors enfin, tu sais, Billy. Oui, tu sais pourquoi tu es née. Tu veux que tous les malades, tous les blessés, tous les infirmes puissent un jour sentir cette sensation merveilleuse qui t'a envahie lorsque tu as recouvré la vue ; lorsque tu as redécouvert la beauté du monde. Tout le monde devrait pouvoir être soigné, et un jour, tu voudrais rendre cela possible. Tu en parles à tes parents, et aucun d'eux n'ose te dire qu'il n'est pas possible pour une enfant non trinitaire d'étudier la médecine. Ils ne veulent pas briser les rêves si purs et si doux qui t'animent avec tant de vigueur et de passion. Ils ne veulent pas briser ce sourire qui illumine ton visage lorsque tu parles de tout ce que tu feras lorsque tu seras médecin. Ils ne veulent pas risquer de te briser toi. Pas après tout ce que tu as vécu.
Tu as dix ans, puis onze, puis quinze Billy. Tu vas à l'école, tu apprends chaque jour davantage, et ton rêve ne te quitte plus. Tu apprends la patience, le pardon, la tolérance et la bienveillance. Tu apprends à t'accepter, à t'aimer. Tu seras médecin, c'est une certitude. Tu aides souvent tes parents dans leur travail. Ils t'apprennent les plantes, leurs vertus, leurs défauts. Ils t'apprennent la botanique, l'herborisme, et toi tu les écoutes avec une passion toujours plus débordante. Tu apprends à reconnaître le poison et la plante salvatrice ; tu apprends à cueillir, faire pousser, planter. La nature est ce que tu possèdes de plus précieux, comme un besoin viscéral, comme une énergie vitale qui pulse dans tes veines. Et si la terraformation ne peut pas te suffire, tu te promets qu'un jour, lorsque tu seras médecin, tu retourneras au milieu des grandes forêts de ton enfance ; celles qui apparaissent encore si souvent dans tes rêves.
Pourtant, tu finis par comprendre ce que tes parents n'ont pas su te dire. Après tout, tu es intelligente, Billy. Tu sais que faire des études de médecine est impossible. Mais tu n'en démords pas ; tu apprendras toute seule s'il le faut, tu feras tout ce qu'il faut et bien davantage mais tu seras médecin. Cette certitude est trop profondément ancrée en toi pour que tu lui laisses la moindre chance de t'échapper. Un soir, ton père te parle d'une option dont tu ignorais l'existence jusqu'à lors ; il t'avoue ne pas avoir voulu te faire de faux espoirs, parce que lui et ta mère ignoraient s'ils auraient la possibilité de financer ton voyage. Tu as de la famille, hors de Dorado. Un oncle qui pourra t'accueillir ; là-bas, tu pourras faire tes études et revenir sur Hope lorsque tu seras diplômée.
C'est ainsi qu'à dix-sept ans, tu quittes tes parents et la sécurité de ton heureux foyer pour te lancer dans ce que tu considères comme l'aventure de ta vie. Tu arrives chez ton oncle, sur une planète affiliée à l'UC du nom de Wockle. Mais ni lui ni tes camarades ne t'accueillent à bras ouverts. Comme là d'où tu viens, tu dégoûtes les autres, ils te pointent du doigt, t'évitent, et çà et là, tu les entends parler. Monstre. C'est un monstre. Un monstre. Ce même mot te colle à la peau comme un vêtement taillé sur mesure. Tu essaies de ne pas y prêter attention, et tu te concentres dans tes études. Les premiers mois s'écoulent ainsi. Isolée, persécutée, tu fais de ton travail ton échappatoire. La médecine te plaît bien davantage que ce que tu aurais pu imaginer, mais les autres rendent ta vie difficile.
Au départ, ce ne sont que des moqueries, des murmures sur ton passage. Et puis tout s'amplifie ; tes affaires disparaissent, les moqueries deviennent du harcèlement. Un soir après les cours, alors qu'il pleut, des élèves te prennent à partie, commencent à te bousculer. Tu tombes, tu pleures, tu as mal. Et tu es seule Billy, oh, si seule. Tes parents sont loin, tellement loin ; ton oncle et sa famille te haïssent. Personne ne viendra prendre ta défense. Alors pleure Billy, pleure. C'est tout ce qu'il te reste, désormais. Tout ce que tu mérites. N'est-ce pas, Billy ? Monstre, Billy le monstre, monstre, monstre. Mais à nouveau, la chance te sourit. Un homme mûr, grand et massif, fait fuir tes assaillants, t'aide à te relever, te demande si tout va bien et t'invite à le suivre.
Tu ne reconnais pas immédiatement le doyen de ton université, éminent médecin et homme de bon coeur. Dehors, sous la pluie, on a abîmé tes prothèses déjà défaillantes. Les larmes continuent à couler sur tes joues, et pour la première fois depuis que tu es arrivée sur Wockle, quelqu'un te tend la main. Il te demande comment tu t'appelles, si tu y vois, si tu vas bien. Ensemble, vous discutez pendant deux longues heures, et il te propose de te prendre comme assistante et de te former aussi en parallèle de tes études. Il a sans doute entendu parler de toi, Billy. Tu ne passes pas inaperçu, et les professeurs savent que tu es brillante. Lui, il a certainement eu pitié de toi. C'est la seule explication plausible, n'est-ce pas ?
Tu passes énormément de temps avec lui. Il t'apprend bien davantage que ce que l'on t'enseigne sur les bancs de ton école. Il t'apprend la médecine comme jamais tu n'aurais pu espérer la connaître autrement. Pour ton dix-huitième anniversaire, il t'offre deux prothèses d'yeux de très grande qualité, qui te permettent entre autre de voir dans l'obscurité, de voir en infrarouge et de zoomer. Tu y vois mieux que jamais, et tu te sens à ta place. Tu travailles dur chaque jour qui passe ; tu lis, tu secondes le professeur, tu apprends. A vingt-cinq ans, tu obtiens ton diplôme ; tu sors même première de ta promotion. Mais tu ne rentres pas chez toi. Tu décides de rester, et de continuer à travailler avec ton mentor. Il est très fier de toi, de ta curiosité, de ton intelligence brillante. Lui, il ne te voit pas comme un monstre. Lui, il voit à l'intérieur.
Tu as vingt-huit ans lorsque tu apprends que ton père est très malade, depuis plusieurs mois déjà. Tu n'hésites pas même une seconde, et tu rentres enfin en Dorado, auprès de tes parents que tu n'as pas vu depuis très longtemps. Tu demeures près de deux ans sur Hope. Tu soignes ton père, aide ta mère dans son travail à la terraformation, et lorsque tu le peux, munie d'une cape pour dissimuler ton visage, tu pars soigner ceux qui en ont besoin. Lorsque personne ne te voit, tu te sens acceptée, et à ta place. Progressivement, tu commences à te créer une petite réputation. Et lorsque ton père est rétabli, tu promets à tes parents de revenir les voir souvent, et tu décides de partir à nouveau, vers la réalisation d'une promesse que tu t'es faite il y a bien longtemps déjà.
Enfin, tu retournes sur Renaissance. La terre t'appelle depuis déjà trop longtemps. Seule, isolée, tu construis ton chez-toi au milieu de la forêt, dans un endroit calme, loin de tout. Là, tu crées des remèdes, fais pousser des plantes, apprends encore. Parfois, lorsque tu en éprouves le besoin, tu vas en ville pour soigner les nécessiteux, ou simplement pour te balader. C'est là que tu tombes sur une vitrine qui attire ton attention. Il s'agit d'un magasin de vente d'animaux exotiques. Dans une cage, tu aperçois un tout petit chimpanzé, prostré, apeuré. Il te rappelle toi, et tout comme on l'a fait pour toi des années auparavant, tu décides de lui tendre la main. A partir de cet instant, Dodu et toi, vous ne vous êtes plus jamais quittés.
Ton séjour sur Renaissances te fait le plus grand bien. Tu as la sensation d'être apaisée. Calme, détendue, ressourcée, tu décides qu'il est temps pour toi de faire ce que tu as toujours voulu faire. Tu as trente-et-un an lorsque vous partez à l'aventure. A bord de vaisseau, en échange de service, vous voyagez aux quatre coins de Dorado. Pendant plusieurs jours, semaines, mois, vous soignez, vous aidez, vous visitez, toutes les planètes du systèmes, tous les astéroïdes. Et puis, de temps en temps, vous retournez sur Renaissance, là où votre véritable maison se trouve.