Entretien(s)

Le quotidien a reprit le dessus. Beaucoup grâce à Bartolomea qui ne le lâche pas et qu'il ne veut plus décevoir, un peu grâce à lui, ses entraînements répétés, allant souvent au delà de ses limites, une bonne hygiène de vie, moins de filles et d'alcool. Elle a raison, l'Empire a besoin de lui, et les mutants ne se chasseront pas seuls. Il a une vengeance à mener. Sa vendetta personnelle, pas moins dangereuse que celle de son amie d'alors. Risquer tout pour périr dans un autre conflit avait cette amertume qui ne quittait jamais le fond de son coeur. Il avait aimé son Capitaine. Passionnément, unéquivoquement, sans rien attendre en retour. Et il n'avait rien eu. Aimerait-il à nouveau ? Il en doutait. Il avait cru, la première fois qu'ils avaient été séparés que ce serait le cas. Et pourtant leurs retrouvailles avaient eu la force d'un ouragan. Cette tempête était définitivement passé. Dans les débris de son coeur, il ne pensait pas trouver de quoi reconstruire un jour.

Il avait sa femme, l'Empire et sa vengeance. Il était entouré d'amis. Il avait encore sa chance.

Le temps avait fait son oeuvre. A présent, la cane que Felipe tenait était presque un accessoire de mode, quelque chose qu'il gardait en cas de fatigue intense. Certes, sa jambe était toujours un peu raide. Il se fatiguait plus facilement qu'avant. Il y avait des choses que rien ne pouvait réparer. Mais il avait été déclaré capable de reprendre le service actif et on lui avait annoncé que le Cerberus allait reprendre du service. Sous les ordres d'un homme. Bien. Il n'aurait pas supporté une nouvelle femme au dessus de lui.

Ne connaissant Costero que de réputation, par son grand-père, Felipe avait envoyé une demande câblée, proposant une rencontre informelle sur le Crust, autour d'un verre. Il s'était habillé en conséquences, de son uniforme "civil", pantalon bleu foncé, coupe militaire, chemise blanche, veste bleue, pas de galons, bien sur. Ses bottes noires avaient été cirées, il était coiffé avec soin et si aucune médaille ne brillait sur son torse, son maintient montrait bien qu'il n'était pas personne.

Il s'assit en premier, se commanda une bière sans alcool. Il allait avoir besoin de toutes ses facultés. La canne posée contre le tabouret tomba au sol. Tant pis.

J'avais enfin obtenu mon premier poste de capitaine. Ce que j'avais voulu, ce pour quoi j'avais tant travaillé. Je devrais me pavaner de fierté, mais au lieu de cela j'éprouve cette appréhension, semblable à celle qui m'avait rongé les sangs quand j'avais été nommé maître d'abordage de la Urraca. A l'époque, mes supérieurs m'avaient dit que seuls les mauvais officiers n'appréhendaient pas de nouvelles responsabilités, car ils ne les prenaient pas au sérieux. Et quelles responsabilités on m'avait confiées! Un vaisseau presque fantôme, taché d'une réputation semblable à celle qui colle à mon arbre généalogique...

J'avais demandé un registre des anciens officiers toujours en poste sur le Cerberus. Il n'y en avait qu'un, et pas le moindre: le capitaine Golazzo, qui n'avait pas eu le commandement du vaisseau malgré son grade. Plus âgé que moi, plus expérimenté, sans doute plus noble. Voilà qui risque de provoquer des conflits d'intérêt. J'ai accepté sa proposition de rendez-vous au Crumbs of Stars. Je n'ai pas eu l'occasion de m'y rendre souvent, ni de discuter avec la jolie patronne et son magnifique spécimen de serpent de Renaissance. Et je n'en aurai pas l'occasion davantage aujourd'hui. Golazzo est déjà présent. J'enterre mon appréhension. Nous portons le même uniforme, nul besoin de se braquer! Et c'est en souriant que je vais le saluer.

Capitaine de Golazzo?

Il ressemble à quelqu'un qui a perdu les parts importantes de sa vie. Lorsque l'on travaille avec les soldats de l'abordage, on apprend à reconnaître ce genre de choses...

A l'appel de son nom, il se lève et fait un salut tout militaire, parfaitement respectueux de son supérieur hiérarchique. Ses yeux sombre regardent le (relativement) jeune homme devant lui. Blond. Grand. Avec la fierté de leur faction. Il y voit quelque chose d'honnête dans son regard et se dit qu'il serait possible de travailler pour un tel homme.

"A votre service, Capitaine Costero." Son coeur se serre un peu à l'idée d'un nouveau Capitaine au carré qui ne soit pas la sienne mais il tend tout de même la main. Il a besoin de cet homme pour voler à nouveau. Besoin d'un but dans sa vie. Et peut-être même d'autre chose. De sa main libre, il désigne le fauteuil près du sien puis se rassoit, raide, sur son tabouret. "Veuillez m'excuser la station debout m'est encore rapidement pénible. Vous prendrez quelque chose ?"

C'est naturellement et sans s'en rendre compte qu'il a pris le contrôle de la conversation. Après tout, le Crush, c'est ce qu'il a de plus proche d'une maison.

Rafael est peut-être capitaine de galion. Mais a-t-il déjà été salué formellement par un homme du même grade, et plus expérimenté? C'est un point pour moi, face au "fils parfait" de la famille!
Mais il est évident que l'homme qui est mon égal en grade mais mon subordonné en affectation a énormément souffert. L'attaque subie par le Cerberus a été sanglante, et ses mouvements sont ceux d'un homme qui se remet d'une blessure grave. Il me le confirme d'ailleurs, en s'excusant de ne pouvoir rester debout. Et Golazzo semble cacher une autre souffrance, que j'imagine liée aux pertes humaines lors de l'attaque des mutants. Tout cela me rappelle ce qui m'a fait devenir capitaine de ce vaisseau: la mort de nombreux valeureux soldats de l'Empire. Et moi qui m'inquiétais sottement de marquer des points face à mon frère...Je ravale ma fierté et lui serre la main, gravement.

Ne vous excusez pas! J'imagine que vous avez été gravement touché par l'attaque sur le vaisseau. Permettez moi d'ailleurs de vous adresser mes condoléances. Nous tentons la mort à chaque combat, mais il n'en est pas moins difficile de perdre des frères et soeurs d'armes.

Je m'assieds sur le fauteuil qu'il me désigne.

Volontiers. Que me conseillez vous?

En constatant qu'il est installé sur un tabouret, j'ajoute:
Si vous préférez que nous échangions les sièges pour éviter de malmener vos blessures, n'ayez crainte de me le demander!
Il serait hors de question d'abîmer davantage le Maître Artilleur.

La peine revient aux condoléances. J'ai en effet perdu des frères et soeurs, des gens qui comptaient sur moi et que je n'ai pas pu sauver, des ordres que j'aurais du donner. On m'avait dit, à l'état major, que mon dernier ordre avait remporté la victoire, sauvé l'empire. Je gardais pourtant de tout cela un profond sentiment d'échec. J'aurais du être sur le pont, près d'elle. Prendre le couteau à sa place. Je baissais la tête alors que les paroles de Bartolomea me revenaient. Je ne devais pas laisser la peine me submerger. Il me restait le Devoir et la Vengeance. C'était assez pour u impérial. Je relevais les yeux, déterminé.

"Ils auraient été heureux de savoir que le Cerberus continue à vivre. Nous avions de grandes ambitions pour ce vaisseau et vous pouvez compter sur moi pour, sous votre commandement, le conduire à la gloire qu'il mérité." Il prit une grande inspiration. "Je vous remercie, ne vous en faites pas, ce tabouret me convient. Vous cherchez un boisson alcoolisée ou de service ?"

Je préfère rester sobre, pour le moment

Je réserve généralement l'alcool aux ambiances festives. Et l'ambiance n'est pas à la fête. Il s'agit de faire revenir le Cerberus d'entre les morts. Il a fait la moitié du voyage grâce à ses réparations. Mais un vaisseau n'est pas simplement la somme de sa coque, de ses armes et de ses moteurs. Il n'est rien sans un équipage. Et cette partie du voyage est désormais sous ma responsabilité. De plus, je sais qu'on m'attendra au tournant, en haut lieu. C'est pourquoi cet homme qui me fait face est aussi important. Il a connu le capitaine de Moya, il connaît certainement tous les soldats restants. Il est un peu de ce qui reste de l'âme du vaisseau.

Vous aviez de grandes ambitions pour ce vaisseau?

Voilà qui me plaît. Trop d'équipages semblent se contenter de suivre les ordres comme des drones.

Si cela vous convient, j'aimerais discuter de ces...ambitions, en attendant que les rafraîchissements arrivent. Je me considère moi-même comme quelqu'un d'ambitieux, je l'espère, dans le sens plus positif du terme!

Car certains considèrent trop d'ambition comme un défaut. Mais qu'on me montre quelqu'un qui prétend ne pas vouloir ce qu'il y a de meilleur pour sa vie, et je prouverai sans doute aisément que cette personne ment.

"J'ai une bière aux plantes sans alcool actuellement. Ils ont également des cocktails de fruit même s'ils sont moins bon que ceux sur Esperanza. Mais ne le dites pas à la patronne, je ne voudrais pas la blesser. Sinon, les softs habituels. Tout est bon dans cette salle." Cela ne suffit pas à repousser la conversation sur le Cerberus et les ambitions de Mia, malheureusement et j'ai du mal à cacher ma peine, à nouveau. Pourtant, je souris. Que de plans sur la comète qui n'arriveront jamais à terme. Et dire qu'elle craignait de me mêler à sa vendetta familiale.

"Nous avions pour ambition de rendre au Capitaine de Moya le titre de Colonel qu'elle avait perdu et peut-être même de la hisser jusqu'au rang de Général. Nous avons réussi, mais à titre posthume, malheureusement." Je prends une gorgée de bière pour faire passer la boule dans ma gorge. Quand je relève la tête, il n'est plus question de deuil mais de détermination.

"Personnellement, rien ne me ferait plus plaisir que de redonner au Cerberus la grandeur qu'il a perdu depuis l'attaque de ces bêtes. Si vous décidez de leur donner chasse et de faire en sorte qu'ils ne soient plus jamais une menace pour l'Empire, alors, Capitaine, vous aurez plus qu'un vaisseau, vous aurez une machine de guerre."

Moi aussi, maintenant, j'ai une vendetta personnelle.

L'idée de vexer la patronne du Crust me fait sourire. Cela semble effectivement une très mauvaise idée. Le venin de naä'ngi n'est pas mortel mais il reste désagréable, et il me semble, si ma mémoire est bonne, que ces serpents sont capables d'une constriction comparable à celle des plus dangereux serpents constricteurs.
Les bières sans alcool, je n'y crois pas trop. Je vais me contenter d'un café
Les cafés de stations sont souvent fades. Au moins, je suis certain de ne pas être déçu.

Donc, l'ambition du Cerberus était de rendre sa gloire perdue à son capitaine. Effectivement, cette ambition n'a plus lieu d'être. Mais les mutants ont laissé des traces ailleurs que dans la coque réparée du vaisseau. C'est évident à la manière dont le maître artilleur me parle d'eux. Et c'était déjà évident à la vue de ses blessures.

Les mutants s'en sont allés. Mais il va de soi qu'ils reviendront. Il est impératif de s'y préparer. J'ai moi-même eu affaire à eux, même si j'ai eu beaucoup plus de chance que vous.

Ce n'était pas le cas de tout le monde sur le vaisseau. Certes, j'y servais comme officier, mais en tant qu'ancien maître d'abordage je ne peux m'empêcher de penser qu'il était mon devoir de recevoir les blessures. Et cela aurait rabattu son caquet à toute ma lignée.

Mais les mutants ne sont pas la seule menace sur l'Empire. Nous devrons nous occuper des autres adversaires de l'Empire. Disons que cela nous fera un entraînement!

Un café donc, qui fait honneur à la prudence du tout nouveau Capitaine. Il sera surpris. La patronne prend ce breuvage bien trop au sérieux. Je fais signe, commande, le met sur ma note. L'intérêt d'être un habitué et un ami de la propriétaire des lieux.

"La chance n'avait rien à voir là dedans, Capitaine. Ils avaient préparé leur coup, savaient où se trouvaient les faiblesses du vaisseau, où trouver les officiers et comment les neutraliser. Il y a eu un travail de renseignement préalable, c'est évident."

J'y ai énormément réfléchi sur mon lit d'hôpital. Outre l'impossibilité des téléportations dont j'ai été témoin, leur précision m'avait terrassé. Juste devant elle. Un coup de poignard. L'effet d'une seconde. J'avais réussi, juste avant d'être frappé à mon tour par une onde inconnue, à détruire le vaisseau qui voulait envahir l'Empire. Ca, ça avait été de la chance. Mais le reste...le stratège en moi n'y croyait pas. Cependant, si je voulais une chance de réintégrer l'armée, je devais me plier à ses mômeries.

"Je ne soupçonne personne de l'ancien équipage, n'allez pas vous imaginer des traîtres internes mais il m’apparaît indispensable, pour l'Empire, d'enquêter au moins sur leurs sources et leur technologie. Imaginez la téléportation dans les mains de la Union et de ses marchands ? Ou pire, de la nuée qu'est la Trinité ?" Je secoue un peu la tête, reprend une gorgée de bière. "Mais je suis un serviteur de l'Empereur, bien évidemment et ferait avec conscience tout ce qu'il attendra de moi."