Entendre des voix, c'est mauvais signe.

Cette fois, pour son recrutement, If'har avait mené son vaisseau sur Tortuga, dans l'espoir de recruter quelques pirates déjà bien rodés pour compenser la part croissante de débutants dans son équipage.

Il attendait donc à une table d'une taverne relativement calme de Tortuga que les candidats viennent à lui. Il était arrivé quelques jours plus tot en faisant savoir qu'il recrutait et ses spécificités de recrutement..

Il venait de rejeter une candidature intéressante, mais venant d'un envahisseur. Il avait pourtant été clair, non? Seulement des Moat. Ou des métis. De première génération.

"Au suivant!"

Il connait les critères. On lui en a parlé - pas des gens du Ni'huan, un gars de son vaisseau actuel. Parce qu'ils recrutent, y compris des jeunes tant qu'ils sont Mo'ats. Parce qu'ils courent derrière les esclavagistes avec une détermination que peu de pirates ont. Peut-être parce qu'il apprécie le gamin des rues et qu'un mousse, ça se remplace facilement.

Alors Selvh' sirote un jus de fruits dans la taverne et regarde passer les candidats, l'air de rien. Il ne sait pas s'il est d'accord avec tout ce qu'il perçoit, avec la mise aux ban des non-Mo'ats notamment - parce que lui, il a été amené ici par Enguerrand, qui n'est pas Mo'at et qui n'en est pas moins une montagne de fiabilité.
Mais Enguerrand a sa quête - et des leçons tirées de l'expérience, sur le talent et le travail, la chance et les sacrifices, que le gamin a assimilé autant qu'il le pouvait.

Il finit par sauter de son siège pour s'asseoir en face de celui du Capitaine du Ni'huan, relève le regard vers lui.

"J'ai déjà été mousse sur un navire - juste un peu. Je peux être utile de suite et apprendre ensuite ce dont vous aurez besoin, Capitaine."

Puis il se l'est promis, que puisque la Dame lui avait ouvert le chemin de la liberté, il ferait de son mieux pour l'ouvrir à d'autres.

Un ado s'installe face à lui. Un ado qui lui lui déroule sans hésiter ses compétences..

"Commençons par le début, gamin. Ton nom et ton clan?"

If'har sait qu'il est très critiqué, parmi son équipage et ailleurs, pour son refus des envahisseurs à son bord. Il sait pourtant pertinemment que certains envahisseurs sont tout a fait fréquentables. Il a vécu parmi un équipage pirate un certain nombre d'années. Mais son équipage est composé en majorité d'ex-esclaves. Et il estime qu'ils ont besoin de guérir loin de ces étrangers qui les ont blessés. Et quoi de mieux pour cela qu'un environnement entièrement mo’at? C'est certes injuste pour les corporatistes et les impériaux innocents, mais If'har se fichait des critiques.

Nom, pas de souci : il les a collectionnés, les noms qui commencent par des S comme autant de masques et d'alibi dans un monde qui reconnaissait mal les mo'ats. Mais le sien, il n'y a que récemment qu'il le donne autant. La nouveauté est un peu bizarre.

"Selvh'ën."

Il plisse le nez face au second élément. Clan ? Une pointe d'hésitation ourle son expression et laisse filtrer une jeunesse pas tout à fait saccagée.

"Ma mère était du clan Iyeywi." Il hausse les épaules pour se recomposer une assurance alors même que la curiosité perce, éternelle, en question latente : "Mais je sais pas si ça compte."

De son clan, il n'a que le souvenir de sa mère et les tatouages sur ses tempes - la vague conscience d'une ignorance que ceux nés en captivité portent en stigmates muets.

"Enchanté, Selvh'ën du clan Iyeywi, je suis If'har du clan Mawey’txon. Ca peut se discuter, mais pour ma part, si ta mère était une Iyeywi, tu en es un aussi."

Une question brulait les lèvres du capitaine, qui finit donc par la poser:

"Qu'est ce qui te fait penser que tu n'est pas un Iyeywi?"

Il plisse le nez et se tortille sur sa chaise. Est-ce que c'est une faiblesse, avouer ne pas être entouré ? Est-ce que c'est malpoli ? Personne ne le lui a dit parce qu'il a toujours eu des chaînes avant d'avoir des proches, jusqu'à ce que la fuite lui ôte la question de l'esprit. Alors l'adolescent lance un coup d'oeil en coin à ce capitaine, se rappelle à l'ordre parce qu'on ne ment pas aux capitaines, surtout pas au peut-être futur sien.

"Je ne les connais pas" admet-il après le bref silence de sa réflexion. "Il faut avoir un clan, pour postuler ?"

"Je vois... Né en captivité?"

Le Capitaine se renversa sur sa chaise, réfléchissant à comment répondre au garçon.

"C'est un plus. On t'as sûrement dit que je ne voulait que des mo'at à bord de mon vaisseau. Et des Métis de première génération. Ces gens là ont généralement un clan, Même si comme toi, ils ne le connaissent parfois que de nom. Je ne vais pas forcement rejeter quelqu'un qui ne connaît pas son clan, mais il devra travailler plus dur pour me convaincre de le prendre."

Le Capitaine avait un bon feeling avec ce mousse. Et ce serait utile d'avoir un mousse de plus, surtout s'il connaissait déjà un peu le job.

"Viens, mon garçons. Tu as réussis la première épreuve. Je vais te présenter quelqu'un."

Le pirate se leva et entraîna le garçon vers la table de ses hommes, ou était assise entre autre Way'si.

"Way'si? Que penses-tu de ce jeune homme?"

Un haussement d'épaules accueille la question, esquive en jeu de flou artistique. Cet aveu-là, il préfère le laisser glisser et espérer qu'il soit oublié. Iris rivés sur son vis-à-vis, l'adolescent s'attache aux enjeux de sa réponse, à l'équilibre incertain qu'il faudrait faire basculer en sa faveur.

Pas adepte des mots, il se contente de hocher la tête à l'annonce : travailler, il sait faire. Et rien ne sert de le promettre s'il peut simplement le montrer. C'est donc avec un simple remerciement qu'il emboîte le pas du Capitaine jusqu'à la table... et la dame.
La dame sans la majuscule de la Dame, mais qui irradie quand même.

"Bonjour madame."

Le dos juste droit ce qu'il faut, le ton poli, il reste en retrait, le coin de l'oeil attiré par la promesse qui danse, suspendue entre le Capitaine et l'inconnue de son équation.

A table avec quelques recrues du Ni'huan, nous parlons de nos expériences d'avant. Les mots sont retenus, sobres, parfois coupés d'une boule dans la gorge. Mais, petit à petit, j'arrive à faire ce que faisait Seik'el sur le Penguin. Ecouter les récits de mes frères et soeurs, ceux qui avaient été sauvés croisant ceux qui ne parleraient plus, afin que leur voix, elle, ne meure pas mais vive en nous à tout jamais, leçon pour l'avenir, avertissement pour ceux d'en bas, ceux qui devaient rester libres.

L'ambiance était sérieuse, studieuse, sans lourdeur lorsque le Capitaine approcha. Il était accompagné d'un adolescent et je saluais les deux hommes d'un sourire chaleureux, heureuse de voir If'har qui a toujours une place précieuse en mon coeur, heureuse de voir ce jeune frère que nous pouvions sauver avant - peut-être - qu'il soit trop marqué. Sans faire attention à ma propre lumière, je plongeais dans la sienne et la trouvait bien.

"Bonjour jeune homme. Je m'appelle Way'si, du clan Tompa et je suis la guérisseuse du Ni'huan." Je lui tend les mains, paumes vers le haut comme je le fais toujours et lève les yeux sur le Capitaine. "Sa jeunesse brûle en lui, Capitaine comme un foyer qui réchauffe nos coeurs."

Le foyer c'était la Flamme du milieu. Il y avait les phares, qui brillaient loin et voyaient tout, comme Valmont, ou moi, puis les feux de camps qui réchauffaient, protégeaient et regroupaient, comme le Capitaine, puis les foyer, puis les étincelles.

Un Foyer. Bien. If'har aimait la façon qu'avait eu Way'si de s'approprier les concepts de flammes pirates avec ses mots. Dans sa bouche, le concept paraissait d'autant plus Mo'at.

"Tu viens de passer avec Succès la seconde épreuve, fiston. Tu plais à la dame, donc tu me plais. Si tu es intéressé, je t'engage. Mais tu dois savoir que je ne dirige pas le vaisseau le plus riche de Tortuga. Nous libérons principalement des esclaves. Sur des transporteurs ou dans des plantations. Ça rapporte moins que de s'attaquer aux marchands comme les autres pirates. Mais si tu as envie de te consacrer à libérer ton peuple, ta place est chez nous!"

Le Capitaine observa le possible mousse, ne voulant rien rater de ses réactions.

Deux mains se tendent vers lui, paumes vers le haut, et Selvh' jette un coup d'oeil incertain à la guérisseuse. Elle brille. Elle brille comme toutes les étoiles du monde et lui n'a pas appris à répondre à ce salut-là. Peu importe quelque part puisque l'acceptation tombe tout de même. Il lui faut tout les efforts du monde pour ne pas irradier d'un ravissement trop jeune et trop influençable à cette idée - qu'il plaise, et aux bonnes personnes qui plus est. Au lieu de ça, il enroule dans sa mémoire l'idée, pour la garder précieusement, et sourit avec un peu de cette chaleur que les mots ont éveillée.

"Je suis pas devenu pirate pour être riche, mon Capitaine. Libérer les gens, c'est plus important."

"Tu places tes mains en miroir des miennes, tu frôles mes poignets et tu les retires en une caresse. Tu dis alors "Que la dame veille sur tes pas, ma soeur" ou une autre phrase du même acquabit. Ainsi, tu montres que tu n'as pas de mauvaises intentions ou d'armes cachées." Cet enfant n'a pas connu les clans, visiblement. "Je me suis présentée, Way'si du Clan Tompa, guérisseuse du Ni'huan. Qui es-tu mon frère ?" Ma voix est douce, sans aucun jugement ou réprobation, je lui enseigne à être mo'at, simplement. Quant à If'har, ce n'est pas que je l'ignore, au contraire, je sais que mon regard calme l'interroge sur l'histoire de ce garçon. Il me perturbe. Il est tellement jeune, tellement sur la défensive et pourtant tellement prêt à nous rejoindre.