Chrysalide [Jezabel]

Cinq ans et quelques mois. Cinq ans de travail, d’habitudes, et six ans d’éducation avant ça, et le voilà exactement comme à son habitude avant un premier rendez-vous.
Nerveux. L’alpha et l’oméga de la nervosité. Une boule de nerfs. Un-
Ce n’est pas vraiment sensé mais c’est une habitude et il la connaît bien, maintenant, cette pointe de nervosité dans la gorge avant une rencontre. Il lui parle donc. Lui fait savoir qu’il la voit, qu’il la comprend, qu’il ne se laissera pas faire par elle. Et le meilleur moyen de la chasser est de se mettre en mouvement.
Il prend un bain. Choisit soigneusement ses vêtements dans l’armoire qui petit à petit se remplit maintenant qu’il commence à mieux gagner sa vie. Aujourd’hui c’est un sobre costume à la mode impériale assorti d’une veste cintrée, brodée, et d’un beau rouge profond. Sobre, mais pas soporifique. Recherché, mais pas tape-à-l’oeil. Le juste milieu est toujours compliqué à trouver -et la pile de vêtements essayés mais non retenus sur son lit le prouve.

Bain. Vêtements. Chaussures. La porte est fermée, les fenêtres aussi, je n’ai pas oublié mes clés. Allez. Courage, Leonson.
Le rendez-vous a été donné dans un quartier agréable. Il s’est renseigné avant, n’a pas hésité à se documenter sur les restaurants, salons, et autres occupations accessibles sans avoir à beaucoup marcher. La petite maison qu’il occupe pour cette occasion est parfaite, il s’en est assuré dix fois en y arrivant.
Tout va bien. Je vais lui plaire, je suis exquis.

A l’heure et au lieu exacts du rendez-vous, la nervosité semble s’enfuir. Elle coule de lui comme de l’eau, s’évapore sur les pavés. Ses épaules se baissent. Ses muscles se détendent. Sa respiration se fait régulière, tranquille. Il n’attend plus que sa charmante amie.

Je ne devrais pas faire cela. Je ne devrais pas y aller. C'est les seules pensées que je suis capable d'avoir. J'ai deux journées de libres, ma mère ayant décidé d'octroyé au Némésis une pause bien méritée. Je suis nerveuse, mais je fais de mon mieux pour ne pas le montrer. Mes mains tremblent néanmoins très légèrement, et viennent lisser mes beaux habits en un geste répétitif que je ne contrôle pas. Dès lors que je croise une vitrine ou une fenêtre, j'essaie de capter mon reflet afin de m'assurer que je suis parfaite, ou au moins très présentable. Je suis sortie discrètement, en tâchant de ne pas me faire repérer par le reste de l'équipage, et encore moins par ma mère. Je sais qu'elle n'aimerait pas que je fasse ça, et ça ne fait qu'accroître mon malaise. Seule mon idiote de sœur m'a vue, mais il y a peu de chance que maman ne l'écoute si jamais elle essaie de lui rapporter ce qu'elle a vu.

Cette idée ne vient pas même de moi. J'ai entendu l'une des filles de l'abordage en parler un matin, et j'ai d'abord songé qu'elle était sale et dégoûtante. Pour autant, cela a suffisamment attisé ma curiosité pour que je décide de me renseigner. Cela ne m'engage à rien. Je peux simplement passer un peu de temps avec lui, essayer de me vider la tête. De ne plus penser à Jym, de ne plus penser à Jayn, de ne plus penser à ma mère.

Ce doit être elle, son rendez-vous. Il n’y a personne d’autre dans la rue qui s’avance vers lui. Curieux, Rafa l’observe.
Elle est belle, et c’est facile à voir. Grande, fière, avec un visage plus parfait que certaines Compagnonnes, avec une démarche incroyable. Et elle est nerveuse. C’est tout aussi facile à voir dans la manière qu’elle a de lisser ses vêtements.
Toi aussi alors ?
Il va la rassurer. Il peut le faire, il sait le faire, il a envie de le faire. De calmer ses mains, de poser son regard sur lui, rien que lui, de lui faire oublier tout le monde.
Il faut pour ça commencer par s’avancer vers elle, s’incliner avec toute sa grâce.

- Mademoiselle Di Rozas.

Délicatement, il vient lui prendre la main sans la contraindre, conscient de la possibilité qu’elle n’accepte pas le contact.

- Rafa, pour vous servir.

Je le vois. Ce ne peut être que lui. Il est beau, jeune, et son regard est si plein de douceur que j'en oublie une seconde de respirer. Je me reprends néanmoins bien vite. Il s'avance vers moi tandis que je m'assure que ma posture est aussi droite et fière qu'il le faut. Il me salut avec autant de grâce qu'il est possible d'en avoir. Si je suis toujours nerveuse, je n'ai plus réellement envie de partir en courant. Je me demande toujours à quel point cette erreur-ci est grave, tout de même.

- Enchantée, Rafa, soufflé-je.

Je sens mes joues rosir légèrement alors que ses lèvres se posent sur mes doigts. Il a la peau douce et chaude, c'est agréable.

- Pardonnez ma maladresse, je n'ai jamais fait ça auparavant... Que sommes-nous censés faire, maintenant ?

Elle ne tremble plus tant. Elle ne se dégage pas non plus et c’est un bon signe, un qu’il prend avec une gratitude infinie puisqu’il veut dire qu’il ne fait pas les choses n’importe comment. Si travailler avec d’autres humains lui a appris quelque chose, c’est qu’il n’arrêtera jamais d’apprendre. Que chaque être vivant est différent. Que chaque rencontre doit être traitée comme un cadeau précieux.
Il n’y a donc aucun risque qu’il s’offense des maladresses de mademoiselle Di Rozas. Rafa se contente d’y opposer un sourire parfaitement affectueux, d’un calme qu’il espère sincèrement communicatif.

- Nous faisons ce qui vous plaît.

Mais si tu ne sais pas ce que tu veux, jolie, je suis là pour toi.
Ce n’est pas parce qu’il n’a pas beaucoup l’habitude de compagnies n’ayant jamais fait appel à la Guilde avant lui qu’il est démuni. Il est bien trop préparé pour ça.

- Aimez-vous danser, mademoiselle ?

Je suis bien tentée de lui dire que j'ignore ce que je veux. Je ne sais pas ce que je suis venue cherchée avec lui, si ce n'est une chance de ne plus avoir à penser à Jym et à Jayn à chaque fois que je ferme les yeux. J'ignore s'il est capable de remplir ce rôle-ci, et je ne lui en voudrais pas s'il n'y parvient pas. Je dois avouer que je n'ai que peu d'espoirs que cela ne fonctionne. Peu, certes, mais suffisamment pour que je sois devant lui aujourd'hui. Je lui suis reconnaissante lorsqu'il me fait une proposition à laquelle je peux m'accrocher. Je suis néanmoins décontenancée lorsque je réalise tout bonnement que je n'ai jamais réellement dansé. Ma mère compare souvent le combat à une danse mortelle, et je suis douée en ça. Je doute cependant que ce soit la même chose que la danse telle qu'il me la propose.

- Je ne sais pas, avoué-je, penaude. Mais j'essaierai volontiers, si vous le voulez bien.

- Ce serait avec plaisir.

De nouveau il s'incline pour poser légèrement ses lèvres sur la main de mademoiselle Di Rozas. Il est soulagé, au fond, que sa proposition aie été acceptée. Pour ce qu'il en savait, elle aurait pu avoir de mauvais à prioris sur l'activité mais ce qui compte c'est que ce ne soit pas le cas.
Bien joué, Rafa.
D'un geste étudié, il se glisse aux côtés de sa compagnie pour lui offrir son bras tel un parfait gentleman. Tout n'est que douceur, bienveillance : sa marche tranquille, sa manière de parler, celle qu'il a de guider sans rien forcer.

- Si la danse ne vous convainc pas, nous pourrons nous installer et boire ce qui vous fera plaisir... C'est un café dansant auquel je vous conduis. Vous ne serez pas obligée de danser jusqu’à la fin de la nuit si vous n’aimez pas ça.

Il en parle comme s'il y venait régulièrement, mais Rafa n'a vu qu'une fois ce lieu. Il se souvient de lanternes colorées et des avis dithyrambiques des habitués. Ce sera parfait. Il n'en doute pas.

J'hésite un court instant lorsqu'il me présente son bras, peu habituée à ce genre de conventions. Je suis déjà redoutable sur un champ de bataille comme sur le pont de mon vaisseau, mais j'avoue ne rien savoir de ce monde-ci. Ma méconnaissance me fait honte, mais Rafa ne semble pas s'en offusquer. A l'inverse, il se montre d'une bienveillance si peu usuelle qu'elle me trouble de plus belle. Délicatement et avec autant de grâce que je le puis, je glisse mon bras autour du sien. Je suis tout de même inquiète lorsqu'il me parle de ce café dansant. Je n'ai jamais été dans ce genre de lieux. J'ai l'habitude des tavernes et de quelques salons de thé guindés sur Tortuga, mais c'est encore autre chose.

- Suis-je suffisamment bien habillée ?

J'ai revêtu mes plus beaux atours, mais ils restent confortables, et bien loin des robes de soirée que certaines femmes portent parfois. Je les ai toujours trouvées magnifiques, mais maman dit qu'on ne peut pas se battre correctement si on porte une robe et des talons. Je pense qu'elle n'aime pas ça. Alors je n'en porte pas. Je regarde Rafa, sincèrement inquiète de ne pas être assez belle pour lui. Oh, je ne sais que trop bien que je suis une jeune femme magnifique, mais cette beauté naturelle ne suffit pas toujours. Surtout lorsque l'on se trouve en présence d'un homme aussi brillant.

- Votre tenue est parfaite et vous met merveilleusement en valeur, mademoiselle.

Il n’a pas besoin de mentir. Ses mots sont tous sincères, et ils viennent d’un homme ayant suivi des cours pour apprendre à se vêtir correctement.

- Les couleurs se marient parfaitement à votre teint, la coupe de votre manteau flatte votre silhouette et vos accessoires sont choisis avec beaucoup de goût. Vous êtes exquise.

Tout en parlant et en marchant, il laisse leurs flancs se frôler sporadiquement. Ce n’est presque rien, plus léger qu’une caresse, mais c’est un début.

- Et vous semblez mettre de vous, de votre personnalité, dans votre tenue. Tout le monde ne peut pas se vanter d’avoir autant de courage que vous, de ne pas se dissimuler derrière les dernières modes. Vous n’avez pas besoin de vous inquiéter de votre apparence. Je vous l’assure.

Je sens une chaleur étrange se répandre en moi alors qu'il me complimente et me rassure quant à mes choix vestimentaires. Mon sourire se fait assuré, et je me sens moins anxieuse quant à la suite des évènements. Je ne songe pas qu'il puisse me mentir, alors me voilà enorgueillie par ses mots. Je me rends compte que j'ai très légèrement resserré ma prise sur son bras.

- Tant mieux. Je n'aurais pas souhaité vous faire honte de quelque façon que ce soit.

Je suis sincère avec lui. Cela semble simple. Je suis habituée à être honnête, mais peut-être pas à ce point. Je n'ai pas la sensation qu'il me juge, et seule de la bienveillance émane de son beau regard. Je ne suis pas entièrement sereine, mais j'imagine qu'il s'agit-là d'un début convenable. En tout cas, tout se passe bien mieux que ce que j'ai pu imaginer.

Nous marchons dans les rues, et je me surprends à éprouver une certaine fierté à l'idée d'être vue au bras de cet homme. Un instant, j'imagine ce qu'il se produirait si ma mère venait à me voir ainsi, et mon corps tout entier se tend. Pour autant, au prix d'un effort monumental, je tâche de reprendre la maîtrise de moi-même. Je ne fais rien de mal. Ce n'est pas mal.

Il rit. C’est un beau rire, chaud comme un matin d’été, clair comme un ciel sans nuages. C’est un rire sincère et affectueux qui ne se moque pas un instant. Qu’il est saugrenu, et appréciable, qu’elle aie peur pour lui ! Comme il a envie de la prendre dans ses bras et d’embrasser ses craintes jusqu’à les faire disparaître !

- Vous ne risquez pas de me faire honte, n’ayez crainte.

Ce n’est pas que ce soit impossible -ce serait mentir que le dire-, mais plutôt qu’il lui fait confiance. Mademoiselle Di Rozas ne lui semble pas être de ces compagnies embarrassantes. Elle se soucie de son bien-être, c’est un indice qui ne trompe que très rarement.

Et elle se tend de nouveau. Sans raison apparente mais il le sent, la rigueur soudaine du corps près de lui. Il ne peut en deviner la source mais il peut tenter de la distraire. De la rassurer. D’agir.

- Vous n’êtes obligée de rien, mademoiselle, ne l’oubliez pas. Je suis à votre écoute. A vous tout entier.

Il risque un bout de sourire charmeur, léger, tendre.

- Vous n’avez rien à craindre de moi et je n’agirai jamais contre votre gré.

Cet homme est gentil. Doux, prévenant, et vraiment gentil. Je ne sais pas si quelqu'un a déjà été si doux avec moi. C'est à la fois étrange et tout à fait agréable. Je me surprends à en vouloir davantage, et à apprécier qu'il me soit ainsi dévoué. En tant que fille de la Capitaine, l'on me respecte et l'on m'obéit souvent, mais ce n'est pas pareil ici. Aussi, je lui souris à mon tour. Un sourire sincère et reconnaissant, quoi qu'amusé.

- Je vous paie pour être gentil avec moi, alors je n'ai aucun doute quant à vos bonnes intentions.

Cependant, cette idée n'est pas des plus agréables et je regrette aussitôt d'avoir dit cela. L'idée qu'il ne soit avec moi que parce que je le paie est dérangeante - quoi qu'il ne s'agisse ni plus ni moins que de la réalité.

- Prenez-vous plaisir à faire cela ? je demande finalement, peu assurée.

Nous progressons d'un bon pas, sans que cela ne soit trop soutenu pour autant. Je me détends au fur et à mesure que nous avançons dans ces ruelles, et j'espère que cela n'ira qu'en s'améliorant au fil de notre soirée. Je ne puis déjà m'empêcher d'être absolument curieuse quant au lieu dans lequel nous nous rendons.

- Bien sûr.

Pourquoi je ne le serais pas ?
C’est aussi simple que ça, c’est une réponse authentique contenant une pointe d’étonnement.

- Vous êtes une femme très agréable que j’ai hâte de mieux connaître. Et si vous parliez plutôt de mon métier, j’en suis très heureux aussi. Je ne vois pas de raisons de me plaindre, sourit-il. Je ne suis pas plus forcé à quelque chose que vous ne l’êtes.

Et il est juste heureux d’être là. C’est un sentiment sincère qui ne fait que grandir lorsqu’ils s’approchent du café, lorsque se dévoilent sous leurs yeux la petite place pleine de couleurs et de musique.
Il y a du violon. Des lampions. Une odeur de café chaud et d’été. Des couples qui dansent, d’autres qui observent assis à leurs tables. L’atmosphère semble adéquatement détendue, le rassurant sur son choix de lieu. Personne ne se risquera à juger mademoiselle Di Rozas. Ils sont en sécurité.

- Me laisserez-vous vous débarrasser de votre veste ?

En se dégageant de son bras, il se positionne pour faire face à la jeune femme. Voilà qui est bien plus pratique pour l’assurer de ses bonnes intentions.

- Vous serez plus à l’aise pour danser.

Je me sens rassurée par les paroles de l'homme. Il pourrait me mentir, c'est certain. Mais au moins puis-je avoir l'illusion qu'il est heureux de se trouver en ma présence, et que je ne le force en rien. Je m'estime donc satisfaite par ses paroles, et choisis de ne pas creuser davantage sur cette pente qui pourrait se révéler glissante. Je me contente de lui offrir un sourire, certainement rendu maladroit par le léger malaise qui me colle toujours à la peau.

Cependant, l'ambiance de l'endroit dans lequel Rafa nous emmène semble tout à fait agréable. J'observe le lieu un instant, portant une main à ma hanche pour n'y trouver que le vide qui occupe la place usuelle de mes lames. Je note mentalement les issues de secours, les armes potentielles ainsi que les occupants de ce lieu dont je ne connais rien. C'est tout à fait ridicule, mais je suis également soulagée de ne pas y trouver trace de mes parents.

Perdue dans mes pensées, je mets une seconde à réagir à ses propos. Je sens le rouge me monter au joue, honteuse de l'avoir fait attendre ainsi. Non mais quelle idiote. Qu'est-ce qu'il va bien penser de moi ? Que je suis une empotée? Que je ne suis pas digne de lui ? Et les autres qui nous regardent ? Il me faut sauver les apparences. Je me force à respirer, et retire mon manteau avec élégance, en lui offrant un sourire plus assuré.

- Oui, bien entendu.

Il attend. Il a la journée entière, il peut rester debout sur ses talons à simplement faire beau en attendant que mademoiselle Di Rozas soit assez à l'aise pour enlever sa veste. Et si elle ne l'est jamais ?
Tout est prévu. Les solutions de repli sont…
Mais elle finit par lui tendre le vêtement. Il le prend avec précaution, admirant la beauté du tissus sur les quelques pas le séparant de la chaise sur laquelle il le dépose. Puis c'est le tour de sa propre veste d'être posée, rapidement pour ne pas faire attendre sa compagne.

- Les broderies de votre manteau sont exceptionnelles, mademoiselle.

Si ce n'était pas impoli, il lui aurait demandé le nom de son tailleur. Il lui reste beaucoup de vêtements à acheter pour avoir une garde-robe décente, c'est le lot de chaque Compagnon en début de carrière et il ne peut se permettre de prendre des pièces plus chères que depuis un an.
Mais trêves de considérations stylistiques. Les musiciens viennent de finir un morceau. Il tend sa main à la timide jeune femme qui lui fait face, gracieux mais discret pour ne pas la forcer à accepter sa demande.

- Mademoiselle, murmure-t-il chaudement, m'accorderez-vous cette danse ?

Je ne m'attends nullement aux compliments qu'il profère quant aux broderies sur mon manteau. Je me sens tout à fait flattée, mais parvient à contrôler le rouge qui voudrait encore s'inviter sur mon visage. Je détesterais qu'il me croit être une vierge effarouchée. Son opinion s'approche certainement déjà de cette conclusion-ci. Seigneur. Je tâche de m'ôter cette idée idiote de l'esprit, en saisissant l'opportunité qu'il m'a offerte.

- Oh, elles vous plaisent ? J'ai encore beaucoup à apprendre, il est vrai. Cependant, je commence à apprécier le résultat.

Voilà un talent que je puis mettre en avant, et qu'il appréciera peut-être. Il semble être homme à se soucier de l'apparence et de la mode, autant que je puis le faire - bien que mes occupations principales ne m'incitent en rien à consacrer beaucoup de temps à cette activité.

Je me laisse moins surprendre par son invitation à danser. Après tout, nous sommes venus ici pour cela, n'est-ce pas ? Je prends donc sa main avec toute la grâce et l'élégance dont je suis capable, sans oublier de sourire. Je ne suis toujours pas à mon aise, mais tout me pousse à faire confiance à cet homme, à peine plus âgé que je ne le suis.

- Volontiers, Monsieur, soufflé-je.

Je le laisse néanmoins me guider. La danse ne m'est pas entièrement inconnue, il est vrai. Mais je suis plus habituée à pratiquer des danses... Disons, mortelles.

Serait-elle le tailleur de talent dont il aurait aimé savoir le nom ? Mademoiselle Di Rozas aurait-elle des doigts de fée capables de broder si finement, de coudre si parfaitement, qu’il l’a méprise avec une professionnelle ? Il ne peut s'empêcher d’en être étonné. De poser de nouveau ses lèvres sur les doigts fins de sa partenaire avec une admiration respectueuse.

- Vous êtes pleine de surprises.

Toutes plus agréables les unes que les autres, s’il peut se permettre ce jugement. Maintenant Rafa s’attend presque à se rendre compte qu’une danseuse émérite se cache derrière sa cavalière si timide.
Voyons ça.
C’est une main sur les hanches, l’autre pour mener. C’est un rapprochement des torses qui ne se touchent pas mais qui laissent déjà une impression de chaleur. Ce sont ses yeux sombres qui descendent pour capturer le regard bleu dans le sien.
Il est rassurant. Ses gestes sont calmes, lents mais pas hors de mesure, faciles à lire. Lui aussi a été débutant, il se souvient de ses leçons.

- Vous n’avez qu’à me suivre. Le premier pas est en arrière pour vous. Je vais avancer mon pied gauche en premier.

Ses hanches s’avancent, sa cuisse presse légèrement sur celle de sa cliente pour lui indiquer le pas mais il ne se concentre que sur son visage pour savoir si elle n’est pas mal à l’aise.

Je suis flattée par son compliment, et j'espère en être digne. Je ferai ce qu'il faut pour qu'il conserve cette image-ci de ma personne. Je ne puis retenir un léger rire, empli d'une gêne qui me donne envie de m'enfoncer six pieds sous terre. Cependant, je tâche de me reprendre lorsque nos corps commencent à se frôler. Je me concentre, faisant appel à la grâce que j'ai naturellement depuis toujours, et à mes nombreuses heures d'entraînements. L'idée de pouvoir me servir de ce que j'ai appris pour le combat hors du combat me plaît beaucoup.

J'hoche la tête sans dire mots lorsqu'il m'offre les consignes, et je décide de me laisser guider autant que je le puis. Il sait ce qu'il fait, et malgré la récence de notre rencontre, je sens d'ores et déjà que je peux avoir confiance en lui. C'est cela que je me répète sans cesse alors que nous entamons la danse. Je suis concentrée et je suis les mouvements tels qu'il me les a décrit. Au départ, je suppose que je suis quelque peu maladroite, bien que je tâche de faire de mon mieux. Progressivement, je comprends comment cela fonctionne et je parviens à me détendre, pour me laisser porter par la musique et par lui. Alors je relève la tête pour plonger mon regard dans le sien, cherchant à capter son approbation.

Elle apprend bien. Elle a une grâce, une souplesse, un équilibre rares.
Qui est-elle dans sa vie de tous les jours ? Voyons… Une athlète, une dame de haute naissance, une artiste. Qu’est-ce qui pourrait faire le lien entre tout ça ? Femme noble, qui fait du sport pour son plaisir. Une aventurière bien mariée. Une couturière qui vole les riches durant la nuit. Non, ce n’est pas important, c’est juste amusant d’essayer de deviner. Une exploratrice parcourant la jungle de Renaissance. Dans tous les cas, quelqu’un qui n’a pas l’habitude d’avoir quelqu’un juste pour elle.
Et c’est ce qu’il retient, cette angoisse qu’il veut atténuer. Il veut qu’elle comprenne qu’elle n’a pas à se forcer. La détente des muscles contre lui semble indiquer qu’il est sur la bonne voie.
Il fait donc un pas de plus.
Lorsque mademoiselle Di Rozas lève les yeux vers lui, il se penche pour poser un léger baiser sur sa joue. C’est un effleurement, toujours, il ne se permettra rien de plus sans être certain de savoir que c’est ce qu’elle souhaite. Il a des clients qui le préfèrent assuré, dominant, mais il a l’impression que ce serait bien trop pour sa compagne.

- Vous apprenez incroyablement vite. Etes-vous certaine de n’avoir jamais dansé ? Il m’a fallu des mois pour ne plus me tromper de pieds, contrairement à vous.

Un sourire dans son aveu. Un qui est amusé, plus à droite qu’à gauche, creusant ses fossettes.

Cela ne me semble guère difficile. La musique inscrit le rythme mieux que les claquements des lames qui se confrontent. Il est suffisamment lent pour que je ne me perde pas, et Rafa est un guide tout à fait extraordinaire. Je me sens rougir encore lorsqu'il dépose un léger baiser sur ma joue, mais ce n'est absolument pas désagréable. Au contraire, je sens une chaleur agréable se diffuser dans mon ventre, et ça me pousse à me coller un peu plus contre lui, alors que la musique se termine et laisse la place à la suivante - un peu plus énergique.

- J'ai un très bon professeur. Je... Je pratique un autre type de danse depuis que je suis enfant. Sans doute que cela m'aide à comprendre comment cette danse-là fonctionne ?

Je ris sincèrement.

- Je suis sûre que vous n'étiez pas si mauvais que vous le prétendez. Vous avez l'air d'être né comme ça.

Une couturière de renom et une danseuse de flamenco hors-pair s’infiltrant dans les belles maisons pour reprendre des oeuvres d’arts à ceux qui ne les chérissent pas. Je me suis décidé.
Il sourit sans trahir ses pensées pourtant bien trop alimentées par les quelques informations que sa compagne donne sur elle-même. Ce ne sont que des miettes, elles sont suffisantes pour alimenter sa belle imagination.

- C’est une explication très probable, beaucoup de danses partagent les mêmes bases… Mais je pense que vous avez une bien trop haute opinion de moi, mademoiselle Di Rozas.

Son sourire remonte encore pour lui manger les yeux alors qu’il se souvient de ses débuts de danseur. Il était tellement maladroit, tellement peu coordonné, que son mentor avait manqué de le renvoyer purement et simplement.

- J’ai assez piétiné les pieds de mon professeur pour qu’il me force à apprendre pieds nus tandis que lui portait des bottes épaisses.

Et il se plaignait, il osait encore se plaindre lorsque Rafa manquait un pas, et il ne peut pas s’empêcher de trouver ce souvenir adorable.

- Il a toutefois fait de son mieux… Et si je parviens à vous charmer, tente-t-il avec un peu de culot, il peut dire qu’il a réussi mon éducation.

Suivant le rythme dicté par la musique, il tente une légère accélération de leurs pas et un peu plus de séduction dans ses gestes. Tout n’est qu’une escalade lente, mesurée, mais bien présente.

Je suis concentrée. Sur nos mouvements, sur son visage, sur l'image que je lui donne de moi. Je ne tiens pas à ce qu'il est une mauvaise vision de ma personne. Cela m'ennuierait. Pourtant, je ne le connais pas, et je n'ai pas de compte à lui rendre. Mais tout dans ses gestes, ses mots, ses regards, sentent la séduction. Et aussi étrange que cela puisse paraître, je ne trouve pas cela désagréable. Au contraire, je me rends compte que j'aime me sentir ainsi. Et nous n'en sommes encore qu'au début, alors cela ne peut augurer que du bon ! N'est-ce pas ?

- J'ai du mal à vous imaginer ainsi. Tous vos gestes sont... Parfaits, soufflé-je.

Il est vrai qu'il est compliqué de le voir autrement que par le prisme de cet homme bien habillé, bien éduqué, capable de me faire me sentir de mieux en mieux à une vitesse étonnante, alors que j'hésitais à faire demi-tour à peine quelques minutes plus tôt. Je ne peux d'ailleurs m'empêcher de rougir légèrement lorsqu'il parle de me charmer, et je fais un mouvement maladroit. Quelle sotte...

- Si vous continuez de la sorte, il se pourrait bien qu'il soit convaincu de sa réussite.

Je ne parle plus qu'à mi-voix, tentant de camoufler ma maladresse et le rougissement de mes joues.

Le compliment le fait rougir. Est-ce une véritable démonstration de timidité, de surprise considérée comme agréable, ou est-ce du jeu ? Il ne le sait pas vraiment mais il commence à penser que mademoiselle Di Rozas ne prendra pas ombrage si jamais il laisse filtrer quelques émotions authentiques. Il n’a pas besoin de maîtriser le moindre de ses muscles pour tenir le rôle qui est le sien.
Rafa se laisse donc aller légèrement. A sourire un peu plus sincèrement. A ne pas se tenir aussi parfaitement droit. A user du mouvement légèrement imprévu de sa compagne pour improviser dans leur danse, à faire de son mieux pour rendre la maladresse sublime à sa manière d’un mouvement plus tourbillonnant, plus flamboyant.

- Alors il faudra que ce soit notre secret, parce qu’il est plus agaçant dans ses victoires que dans ses défaites.

Et comme il parle de secret, comme elle cache son embarras, il se met lui aussi à parler plus bas, à se rapprocher pour continuer d’être entendu. C’est comme si le monde pouvait se résumer à l’espace autour d’eux et que tout ce qui était à l’extérieur n’existait plus.

- Je compte continuer de la sorte et vous faire danser jusqu’au bout de la nuit, mademoiselle, il faut que vous le sachiez. N’y voyez-vous aucun inconvénient ?

Je ris avec légèreté lorsqu'il m'annonce que nous avons un secret commun. Je sais que cela ne représente rien de plus qu'un moment d'intimité éphémère, mais je me sens quand même touchée. Peut-être parce qu'il est rare que quelqu'un puisse avoir ce genre de proximité avec moi. Ou plutôt devrais dire que c'est tout à fait exceptionnel.

- Promis, je ne dirai rien.

Sa demande suivante me trouble à nouveau, et pendant un court instant, j'ai la sensation de flotter dans un autre univers, bien loin de l'atmosphère artificielle de Hope. Je ris à nouveau, plus doucement encore, et je suis les mouvements qui guident nos deux corps. J'aime danser. Je n'en savais rien - quoi que j'ai pu avoir des doutes, puisque j'aime aussi la danse qu'est le combat - mais je le découvre avec un immense plaisir.

- Je serai ravie que nous fassions cela, Monsieur. Quoi qu'il se pourrait que la soif, la fatigue ou la faim ne prenne le dessus à un certain moment.

Il reste à voir lequel de nous deux flanchera le premier si nous en arrivons là.

- Je vous avouerai également que je...

Je marque une brève hésitation, un peu honteuse des pensées qui me viennent à l'esprit.

- Je ne serai pas mécontente si nous nous retrouvions seuls vous et moi, un peu plus tard, soufflé-je à mi-voix, les yeux baissés vers le sol.

- Je serais de bien mauvaise compagnie si je vous laissais avoir faim, soif ou être fatiguée pour mon seul plaisir… N’ayez crainte. Danser jusqu’au petit matin ne veut heureusement pas dire le faire sans pause.

Ce n’est pas arrivé souvent, qu’il passe toute la nuit sur une piste de danse. Une, deux fois tout au plus, mais il est bien sûr hors de question d’infliger des pieds en feu et une gorge sèche à mademoiselle Di Rozas. Ce n’est pas dans leur contrat.
Ce qu’elle suggère ensuite l’est un peu plus.
Mais elle a l’air d’avoir honte de le dire. De la timidité ? Non, il y a autre chose. C’est sa première fois avec un Compagnon, elle a peur de me faire honte ou de ne pas être adéquate, est-ce qu’elle a grandi protégé de tout ? Est-ce qu’elle n’a jamais été séduite ?
Il la laisse regarder le sol. Sa compagne mérite du respect, de la douceur, de la sincérité. C’est ce qu’il lui offre.

- Je serais sincèrement ravi que nous nous retrouvions seuls ensuite mais si vous décidez de passer toute la nuit en promenade ou à danser, si vous n’avez pas envie d’autre chose... Je sais ce que l’on dit sur mon métier, sourit-il, et je ne peux pas contredire les rumeurs… Mais je peux vous assurer que vous n’avez aucune obligation envers moi.