Chrysalide [Jezabel]

- Je serais de bien mauvaise compagnie si je vous laissais avoir faim, soif ou être fatiguée pour mon seul plaisir… N’ayez crainte. Danser jusqu’au petit matin ne veut heureusement pas dire le faire sans pause.

Ce n’est pas arrivé souvent, qu’il passe toute la nuit sur une piste de danse. Une, deux fois tout au plus, mais il est bien sûr hors de question d’infliger des pieds en feu et une gorge sèche à mademoiselle Di Rozas. Ce n’est pas dans leur contrat.
Ce qu’elle suggère ensuite l’est un peu plus.
Mais elle a l’air d’avoir honte de le dire. De la timidité ? Non, il y a autre chose. C’est sa première fois avec un Compagnon, elle a peur de me faire honte ou de ne pas être adéquate, est-ce qu’elle a grandi protégé de tout ? Est-ce qu’elle n’a jamais été séduite ?
Il la laisse regarder le sol. Sa compagne mérite du respect, de la douceur, de la sincérité. C’est ce qu’il lui offre.

- Je serais sincèrement ravi que nous nous retrouvions seuls ensuite mais si vous décidez de passer toute la nuit en promenade ou à danser, si vous n’avez pas envie d’autre chose... Je sais ce que l’on dit sur mon métier, sourit-il, et je ne peux pas contredire les rumeurs… Mais je peux vous assurer que vous n’avez aucune obligation envers moi.

Je souris timidement lorsqu'il m'assure qu'il n'avait pas prévu de m'épuiser entièrement. J'hésite un court instant avant d'oser m'exprimer à nouveau, avec un brin de malice dans la voix.

- Je crois être suffisamment résistante pour que nous limitions ces pauses...

Si maman me voyait faire ça, elle en deviendrait folle. Je jette un nouveau regard autour de nous, espérant ne pas rencontrer son regard de glace ni sa chevelure semblable à la mienne. J'aperçois un pan de tissu qui me rappelle ses vêtements de capitaine, et mon cœur rate un battement, avant que je ne réalise que ce n'était rien que mon imagination. Je me concentre à nouveau sur mon compagnon pour tenter de me détendre.

- Entendu... Je vous dirais de quoi j'ai envie, si c'est ainsi que cela fonctionne.

Je tâche de sourire à nouveau, et me colle davantage contre lui pour me laisser porter par notre danse, essayant d'oublier le reste du monde. J'y étais pourtant parvenue avant qu'elle ne se rappelle encore à moi. La compagnie de cet homme est très agréable, mais je ne saurais dire si ma présence ici provoque davantage d'excitation ou d'inquiétude. Ma tête repose désormais sur l'épaule de l'homme. Mon cœur bat vite, mes mouvements sont peu assurés. Je ne suis pas certaine de ce que je fais.

- Êtes-vous habitué à accompagner des... Personnes telles que moi ?

- Vous décidez de comment ceci fonctionne, mademoiselle.

Tranquille. Entourant. Protecteur. Il se fait une muraille douce, chaude, entre le monde et mademoiselle Di Rozas, un roc contre lequel elle peut se reposer, une oreille à laquelle se confier. C’est ce dont elle semble avoir besoin et ce n’est pas un rôle qu’il hait. Il l’apprécie même tant il est simple et intime, presque plus que celui de l’Amant ou du Promis.
Ses pas de danse se font plus restraints. Presque insignifiants. Il ignore la musique qui n’a plus rien d’important.

- Des personnes telles que vous ? De belles dames avec une parfaite éducation ?

Flatteur. Sincère. Il laisse échapper un rire affectueux, venu du fond de la gorge et remonté en une mélodie chaude.

- Oui, je dois l’admettre. Mais vous êtes unique. Elles n’ont rien à vous envier, si c’est une de vos craintes. Je ne vous compare pas à elles.

Je suis rassurée d'avoir le contrôle de la situation, quoi que je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il me faut faire. Je décide de ne pas réellement m'en préoccuper pour l'instant. Ses pas ralentissent, il s'arrête et son regard est d'une intensité telle que je sens mes joues chauffer légèrement. Je me reprends cependant bien vite, tâchant de garder la tête haute, comme maman me l'a appris.

- Je... Ne possède pas ce genre de craintes, Monsieur.

Non. Maman me dit souvent qu'il me faut travailler dur afin d'être à la hauteur de notre famille. Elle me dit que je dois être plus belle encore, plus parfaite, plus irréprochable en tout point. Je ne suis pas encore à ce niveau-ci, mais je sais que je possède le potentiel en moi. Je suis une Alvarez, après tout. Et je refuse de croire que maman ait pu raté ses deux enfants. Je dois forcément être réussie, puisqu'Hannabeth ne l'est pas. Enorgueillie, je me permets même de dire une autre phrase :

- Je crois mériter d'être vue aux côtés d'un aussi beau jeune homme que vous.

Mais aussitôt, je me sens presque honteuse d'avoir eu de tels propos. C'est vrai qu'il est fort beau, et que je suis heureuse d'être à ses côtés ce soir, quoi que l'inquiétude ne parvienne pas à me quitter.

- Dites... J'aimerais que vous et moi nous... Que nous allions quelque part où nous serons seuls.

- Vous le méritez en tous points, sourit-il.

Elle mérite même d’épouser un beau jeune homme, si c’est ce qu’elle souhaite. Elle mérite beaucoup de choses et même en l’ayant côtoyée si peu de temps, Rafa peut le savoir : mademoiselle Di Rozas mérite aussi exceptionnel qu’elle -et sans fausse modestie, il fait très bien l’affaire.

- Bien sûr.

La réponse à sa requête est aussi rapide que simple. Il cesse de danser et l’attire vers les chaises où il a laissé leurs vêtements. Comme le veut la politesse, il lui tient son manteau pour que sa compagne puisse l’enfiler le plus facilement possible pendant qu’il lui propose un endroit calme.

- Je possède…

La Guilde m’a permis de louer, plutôt.

- … Une petite maison près d’ici, est-ce que cela vous conviendrait ?

Comme si mes désirs étaient des ordres, il s'exécute immédiatement. Je pourrais être surprise si je n'y avais pas été habituée ; je sais néanmoins profiter pleinement du sentiment de satisfaction que me procure la sensation d'être obéie si aisément, même lorsque je ne suis pas réellement moi. Je ne suis pas sotte au point d'oublier que je le paie pour ça, mais j'aime à croire que mon aura naturelle joue tout de même son rôle.

- Ce sera parfait, dis-je légèrement enorgueillie, tandis que j'enfile le manteau qu'il me tient.

Je me surprends à me sentir déjà plus en confiance en sa compagnie. J'éprouve toujours une certaine gêne à faire tout cela, mais Rafa Leonson me donne envie d'en savoir davantage à son propos. Peut-être est-il celui qui possède ce dont j'ai besoin... Je sais que je ne dois surtout pas me laisser emporter, alors je respire et me concentre un peu plus fort sur ma posture, sur mon sourire, sur la manière dont je le regarde. J'attends ensuite qu'il me propose son bras pour sortir en sa compagnie, et me laisser guider jusqu'à sa maison.

Il faudrait que je parvienne à paraître plus assurée que je ne le suis. Je me sais capable de le faire.

- Une petite maison dans ce coin d'Esperanza... Vous êtes définitivement plein de surprise.

Réglé comme un papier à musique, il tend son bras. Il prend les devants. Il déroule son pas impeccablement félin, liquide, pour guider sa compagne d’un soir vers la petite maison qui semble lui convenir.
Il y a de l’alcool. Il y a le chauffage. Des draps frais. Est-ce qu’il manquera quelque chose ? Je n’espère pas. Je ne pense pas.

- Oh, certainement, mademoiselle.

Encore il rit, réellement amusé. Le son lui coule de la gorge très naturellement, lui creuse de légères rides au coin des yeux, et il ne ressent pas le besoin de le taire. Mademoiselle Di Rozas ne semble pas être femme à s’offenser de si peu, et il doit admettre qu’il l’apprécie pour ça.

- J’espère qu’elles sont toutes bonnes pour vous.

Peut-il tenter… ? Se permettre… ? Il le pense. Il se lance, léger, poli.

- Et je peux vous assurer plus d’imprévus me concernant lorsque nous serons arrivés à la maison.

D’un regard en coin, il laisse planer le sous-entendu.

- Buvez-vous, mademoiselle ?

Je pourrais croire le moindre son qui s'échappe de sa magnifique bouche, le moindre mot sculpté par sa voix grave, la moindre phrase délicatement construite et pleines de sous-entendus qui me font rougir malgré moi. Le rire qui éclate dans ma gorge me fait davantage rougir, mais de honte cette fois-ci. Je ne crois pas être une jeune idiote qui se laisse envoûter par le premier beau jeune-homme qui semble me porter de l'intérêt. Pourtant, voilà que je perds mon assurance lorsqu'il darde sur moi ce regard magnétique.

Seigneur ! Je suis tout à fait capable de me démener face aux adversaires les plus coriaces, et me voilà devenue une simple jeune fille farouche alors que je devrais briller devant lui. Que diable ! Reprends-toi ! Tu es Jezabel Alvarez, l'héritière d'Erszébeth Alvarez, la descendante de Léonore Alvarez ! J'inspire profondément et toussote légèrement afin de retrouver contenance. Je sens le poids du regard de ma mère sur moi, et il me faut lui faire honneur en toutes circonstances, même... Même celle-là. Alors, je parviens à me détendre et à accompagner la fluidité de sa marche par la grâce de la mienne.

- Oui, Monsieur. Je suis amatrice de grands crus et de breuvages subtiles. Croyez-le ou non, malgré mon jeune âge, j'ai un palais déjà très développé. Peut-être saurez-vous me surprendre sur ce plan également, puisque vous m'annoncez déjà plus d'imprévus qu'il n'en faut pour éveiller l'intérêt d'une jeune dame telle que moi.