Faut-il que sa vie soit tragique ? Parce que ce n'est pas le cas. Elle est d'une effarante banalité, semblable à celles de suffisamment de ses confrères et consoeurs pour qu'il estime qu'il n'y a rien à dire.

Rafa est né dans une famille à l'abri du besoin à Vanguard. Il est le dernier d'une fratrie entièrement masculine de sept enfants et est venu avec un frère jumeau, sa mère faisant partie de ces femmes qui peuplent à elles seules les statistiques de gémellité : deux de ses grossesses se sont soldées par une paire de petits garçons. Heureusement, cette habitude n'a jamais été un soucis. Les parents de Rafa et de son frère Adso pouvaient se permettre ces surprises grâce à leur confortable position dans la société corporatiste. Il n'y avait pas de problèmes d'argent, de place ou de mauvais sang familial pour ne pas accueillir des enfants dans la joie. Ses parents ont payé les taxes nécessaires à leur fertilité et voilà, c'était tout. Bienvenue aux deux petits derniers.
Leur enfance a été très normale pour une famille nombreuse. Il y avait des choses à faire dans la maison, des frères à poursuivre dans le jardin, des repas bruyants et des cours soporifiques. Il y avait des oncles et tantes à aller voir ici et là aussi, des amis chez qui passer des journées.
Le Conservatoire se trouvait presque au bout de la rue. Il a, toute son enfance, vu passer les personnes qui s’y rendaient et n’a jamais pu détacher son regard d’eux. Alors que ses frères voulaient être mécaniciens et cuisiniers et pilotes, lui a toujours souhaité être un Compagnon. A trois ans, à sept ans, à dix ans, le refrain a toujours été le même. Ses parents l’ont aidé à orienter ses études pour ça.
Son admission à quatorze ans n’a pas été une véritable surprise, donc, mais a été saluée par une grande fête de famille.
Ce n’était que le début des efforts.

On l’a confié à un dénommé Elam. Un bel homme, grand et sec, excellent danseur. Un esprit vif et une langue acérée, tout ce que n’était pas Rafa à cette époque : il était un adolescent aux épaules déjà larges, sans grâce, malin mais timoré. Une bonne base qu’il fallait travailler.
Il s’y sont attelés ensemble, Elam et lui et les autres professeurs. Ils ont tous oeuvré dans le même sens et Rafa a travaillé d’arrache pied pour se montrer digne de sa place. Les efforts ont heureusement payé : après six ans de piques lancées par son mentor, son éducation est arrivée à son terme. Le jeune homme qui en est sorti était aussi différent de celui qui y est entré que le sont les soleils et les lunes. Il n'y avait plus rien de timoré en lui, plus d'absence de grâce ou de bonnes manières. Il était le parfait débutant, la fierté de son mentor, une bonne addition aux rangs des Compagnons.
Son premier client était une femme extrêmement aimable qui lui a laissé un excellent souvenir, celui d'une tranquillité à toute épreuve et de discussions passionnantes. Elam n'aurait pas pu faire de meilleur choix pour cette nuit.

Une fois ce rite de passage accompli, son mentor a continué de l'aider quelques temps, juste assez pour que Rafa prenne son envol. De client en client, de nuit en nuit, son carnet d’adresses s'est étoffé. Il ne s'est épargné aucun effort pour parvenir à se faire un nom. Il n'avait pas d'avantage naturel, pas de départ de carrière fulgurant pour l'aider, rien de plus que sa force de travail considérable et les gentilles moqueries d'Elam pour l'encourager.
Et il y est parvenu. Il a fait ses preuves auprès de plus en plus nombreuses personnes, son nom à commencé à circuler. Il a pris des habitués. Il a remboursé sa dette d'études. Il a continué de trimer comme un forcené.

Oh, et il a rencontré Ciara. Ce n'était pas une de ses clientes, c'était après un weekend à Tortuga avec une autre personne, et elle était la plus belle femme du monde. Une incroyable créature. L'âme comme une tempête, les cheveux en désordre, la voix comme un coup de vent. Il en est tombé profondément amoureux en un instant. Face à elle, il a balbutié, abandonné ses habitudes de Compagnon si séducteur, si sûr de lui. Elle a rit. Elle lui a embrassé la joue.
Ils ne se sont plus jamais quittés. Ils filent toujours le parfait amour à leur manière, Ciara et lui et Viggo.
Viggo, le mari de Ciara donc, est l'autre grand amour de la vie de Rafa. Si elle est le vent, lui est l'eau, adaptable et souple et si rassurant que s'abandonner à lui est une évidence. Ciara a fait les présentations entre les deux hommes au bout de quelques semaines de relation, refusant de cacher plus longtemps son époux… Ou de l'empêcher de se joindre aux réjouissances. La première réaction de Rafa en voyant Viggo a été de demander ce qu'il avait fait pour être aussi chanceux.
Puis il y a eu moins amusant, moins incroyable que des coups de foudre. Il y a eu une relation en bonne et due forme. Les débuts ont été chaotiques, des suites sans fins de négociations, de discussions. Les choses sont aussi simples que compliquées lorsque les deux tiers de votre couple vit dans un vaisseau avec d'autres pirates et le dernier tiers loin des autres, mais ils se sont arrangés pour faire marcher leur existence à trois. Pour la partie concernant le Compagnon, les règles sont très simples : il fait ce qu'il veut tant qu'une fois par an, il passe deux semaines avec eux sur Tortuga. C'est bien tout. Il n'aura fallu que quelques années pour en arriver à ce point d'équilibre, et sans ces délibérations tout ce temps aurait été bien banal.
Son ascension s'est faite naturellement, sans heurts. Toute sa vie a été une succession de décisions, de travail, de normalité à peine perturbée par son étrange vie romantique.

Puis un jour, il s'est réveillé quarantenaire avec la réalisation qu'il n'était plus dans cette supposée fleur de l'âge. Il ne s’était jamais trouvé mieux, plus stable dans son esprit, plus à l'aise avec lui-même, mais il avait atteint la date limite de consommation de sa jeunesse. Il lui a fallu remettre en cause toute sa carrière. Il a fait des plans, demandé conseil à ses habitués, prévenu qui devait l'être, puis il a été obligé de tout changer. La bascule a été un moment terrifiant. Là où toute sa carrière avait été une succession de glissements presque invisibles, cette fois il a dû sauter dans le vide sans garantie de retomber sur ses jambes.
Il a cessé de présenter comme un jeune premier, a laissé pousser ses cheveux, changé son style de vêtements. Il a, très simplement, cessé de se battre contre le temps. Comme si son corps n'attendait que ça, ses tempes ont été touchées par le givre, puis ça a été le tour de sa nouvelle barbe. Il a arrêté de faire semblant d'être ce qu'il n'était plus, un jeune homme pétillant, pour se concentrer sur autre chose.
Il a perdu des clients au passage, des personnes qu'il a référées à plus jeune que lui. Mais en échange… Oh, en échange il a tout gagné. Il s'attendait à une lente chute avant de devenir un des professeurs du Conservatoire, c'est le contraire qui s'est produit. Il a décollé. La barbe et les airs de père de famille l'ont propulsé encore plus haut dans sa carrière.
Avec les entrées d'argent supplémentaires, il a fait des investissements intelligents : l'achat d'une maison sur Tortuga avec Ciara et Viggo, un fonds pour aider aux études de ses neveux et nièces. Puis il s'est permis de faire sa crise de la quarantaine en achetant un beau domaine près de Vanguard et en y implantant son élevage de taureaux de sport.
Oui. De taureaux de sport. C'est une lubie modeste dans un sens et totalement saugrenue dans un autre mais il est véritablement heureux de voir ses animaux, de participer aux choix concernant la gestion de l'élevage, de se promener entre les pâturages.

Ce n'est qu’à l'approche de la cinquantaine qu'il a commencé à réfléchir à prendre des débutants sous son aile. A la mort d'Elam plus exactement. Lorsque la profonde tristesse accompagnant sa disparition s'est atténuée, qu'il a cessé de trouver blessante son absence dans sa vie, il a cherché une manière d'honorer sa mémoire.
Pour rendre ce que son mentor lui avait offert, il a fait savoir au Conservatoire qu'il était disponible pour former la nouvelle génération de Compagnons. La charge de travail supplémentaire ne l'a même pas fait douter.
Sa première apprentie a été une mignonne demoiselle pâle et timide comme pas deux répondant au nom de Ksenia. Ils se sont très vite entendus comme larrons en foire et les six années de ses études ont passé très vite. Elle a appris, maturé, est devenue une femme formidable. Elle a même eu l'honneur de rencontrer les deux amours de Rafa et d'être adoptée dans leur famille de manière honoraire. Le véritable déchirement a finalement été de la laisser prendre son envol après sa première nuit.
Mais il l'a fait. Comme toujours, il s'est montré exemplaire et a laissé la place à sa protégée pour qu'elle puisse s'envoler.

Et voilà. C'est tout. Rien de dramatique, rien de grand et triste. Simplement un Compagnon à la vie tranquille.