Dessine moi un mouton

Elle marque un temps. Pour se souvenir. Car ses yeux ont dérivé vers l'artiste, qui la regarde, dont la main parcoure toujours la feuille. Elle ne peut pas voir ce qu'il crayonne de là où elle est, pas très bien, mais les traits sont tout de même familiers. Elle voudrait se pencher plus près, mais elle hésite, perdue entre le rire de Hush et les souvenirs qui défilent devant ses yeux.

"Pas toujours." Elle admet. Elle n'est pas triste. Enfin, pas vraiment. C'était il y a longtemps. Mais c'est la suite qui coince et qui se bloque légèrement dans sa gorge. "Wulf... Quand j'étais vraiment petite, il me construisait des jouets. Mais après, il a du s'occuper de la maison et il avait moins le temps. Je l'embêtais quand même, surtout quand il cuisinait. C'est grâce à lui que j'arrive à ne plus mettre le feul à tout, d'ailleurs. Wynn, c'est un peu pareil. C'est la tête de la famille, alors il a commencé à passer beaucoup de temps dans ses bouquins. Il ne se rendait compte que je lui en avait piqué que si c'était des livres importants, et j'étais pas très livres. C'était pas souvent. Je crois qu'il avait plus la patience pour mes bêtises, à un moment, même si on n'a qu'un an d'écart. Nyaw par contre inventait toute sorte de pitreries pour m'occuper. Avant qu'il parte. J'étais déjà plus grande, cela dit." Elle secoue la tête. "Désolée."

Il l'écoute encore, fasciné par les mots, par les émotions, par absolument tout ce qui provient de la jeune rousse. Il continue à griffonner sagement, comme s'il était incapable d'arrêter sa main. Lorsqu'elle termine le petit croquis rapide de Sunngifu enfant et espiègle, elle décide d'aller noircir un troisième coin avec trois petits dessins. Le premier représente Sunngifu sur un tabouret, qui aide son frère devenu plus grand à préparer une recette dans une marmite fumante. L'enfant s'applique, prête à tout pour bien faire. Dans un second, Hush dessine rapidement les traits de la petite Sunny, qui regarde avec tristesse son frère trop plongé dans ses bouquins pour se rendre compte de la présence de sa cadette. Enfin, dans un troisième, il dessine le second des frères qui affiche un brillant sourire, et qui tient fermement une petite Sunngifu grimaçante accrochée dans son dos.

Ce n'est que lorsqu'il a terminé qu'il relève ses yeux vers elle, surpris. Il la regarde sans comprendre pendant une seconde, et il finit par lui sourire avec tendresse, en s'autorisant à poser une de ses mains sur la sienne - encore. Il fait durer ce contact quelques secondes avant de reprendre son crayon.

"Tu n'as pas à être désolée. Ici, avec moi, tu as le droit d'être triste ou heureuse. Tu as le droit de me raconter des souvenirs qui t'apportent de la joie, ou des souvenirs qui te pincent encore le cœur. Je t'écoute me dire ce que tu veux, avec ou sans mots."

Hush l'écoute. La mine de son crayon reste posée contre sa feuille, mais elle ne bouge plus pendant un court instant. Le temps qu'il puisse la regarde, essayer de comprendre chacune des nuances qu'il pourrait percevoir dans les émotions qu'elle ressent. D'abord, il ne réagit pas. Il surélève légèrement son carnet et fini par le lui tendre pour qu'elle puisse regarder ce qu'il a fait - le dernier croquis et les deux précédents - à sa guise. Il n'a rien à cacher. Il sait bien que parfois, les gens n'aiment pas qu'il les dessine. Mais ça n'a pas l'air d'être le cas de Sunngifu. Ca a même l'air de lui faire plaisir. Et ça n'a pas de prix aux yeux du grand mo'at.

Il hésite avant de déplacer son crayon au-dessus de son carnet d'écriture. Il prend le temps d'écrire, cette fois-ci. Sans aucun empressement, sans marquer le moindre temps d'arrêt. Les lettres se tracent avec fluidité.

"Tu n'as pas besoin de faire semblant, ni de te forcer. Tu n'as pas non plus besoin de mettre tes émotions dans des cases. Elles sont comme une explosion de couleurs aux teintes plus ou moins foncées, plus ou moins claires, avec plus de nuances que tu ne peux l'imaginer. Et chacune d'elle est magnifique. N'emprisonne pas ce que tu ressens. Laisse-le s'envoler et s'épanouir comme il le mérite."

Il marque un arrêt, la regarde à nouveau avec intensité.

Parce qu’elle sait que ses émotions sont encore palpables et la trahissent quelque peu, elle concentre son attention sur les dessins qu’Hush a crayonné sur son carnet. Très prudemment pour ne pas effacer les esquisses, elle trace les contours de la petite Sunny du bout des doigts, retient à nouveau un léger rire même si ses yeux la brûlent quelque peu. Elle se sent un peu bête.

Elle se sent bien, aussi. Les mots notés sur le carnet possèdent la même inflexion rassurante que s’ils lui avaient été murmuré. Elle sent son regard sur elle. Malgré n’avoir passé que quelques heures maintenant en sa compagnie, elle se sent presque plus à l’aise à ses côtés qu’avec la plupart des gens qu’elle connaît, à l’exception cependant de sa fratrie.

« Malheureusement, on n’exprime pas beaucoup nos émotions dans la famille. » Elle explique doucement. « On s’énerve. On râle beaucoup. On se fait la tête, souvent. Mais on s’inquiète toujours pour les autres aussi. Et comme je suis la plus petite… » Pas la plus jeune, la plus petite. Elle sait que c’est ainsi qu’ils la perçoivent. La petite dernière qui n’a pas quitté le nid et doit être protégé de tout, même de ses propres choix. Elle hésite avant de laisser sa tête reposer sur l’épaule du Mo’at pour y chercher un peu plus de réconfort. « Merci de m’écouter. »

Hush ne se sent pas pressé, ni par le temps ni par quoi que ce soit d'autre. Il est simplement là, d'abord en tant qu'artiste qui s'occupe de sa galerie - étrangement calme d'ailleurs aujourd'hui, mise à part la présence de Sunngifu - et puis maintenant en tant qu'ami (?) de la jeune femme qui se tient à ses côtés. Il lui offre son attention comme il peut - et étrangement, il n'a pas du mal à le faire, malgré les troubles de l'attention dont il peut parfois être atteint.

Il veut marquer quelque chose sur son carnet, mais son geste est arrêté en plein vol par la tête de la jeune femme qui se pose contre son épaule. A nouveau, son coeur s'emballe dans sa poitrine. Lentement, dans un geste incertain, il pose sa propre tête contre celle de Sunngifu, et il ferme un instant ses yeux, profitant de cet instant de calme et d'apaisement. Sans trop bouger le bras pour ne pas déranger la jeune femme qui se repose sur son épaule, il écrit quand même.

"Ici, tu peux exprimer tout ce que tu veux exprimer. Tu existes aussi en dehors de ta famille. Ca n'empêche pas qu'elle soit primordiale pour toi, et que tu aimes profondément tes frères, comme eux doivent t'aimer. Mais tu n'es pas que la petite sœur. Tu es aussi toi, et "toi" est merveilleuse."

Elle qui ne sait jamais s’arrêter de parler, le silence lui fait du bien. Parfois, le silence lui fait peur. Elle a l’impression que si elle ne dit pas quelque chose, si elle reste immobile trop longtemps, le temps lui aura déjà filé entre les doigts sans qu’elle puisse y faire quoi que ce soit. Mais là, avec Hush, le bruit du crayon sur le papier et sa tête posée contre son épaule, l’odeur de peinture… Ça ne la dérange pas, de laisser passer le temps.

Ses yeux glissent vers le carnet qui se trouve entre eux. Elle est toujours un peu troublée, alors elle rit doucement, pour dissiper les questions dans sa tête. Comment Hush arrive à trouver exactement les mots qui lui font du bien, elle ne saurait pas l’expliquer. “Tu crois que tu pourrais venir leur dire? Je pense pas qu’ils sont au courant.” Elle plaisante, relevant la tête pour lancer un regard au Mo’at avant de se mettre à rire à nouveau. “... Non, en fait ça serait une très, très mauvaise idée. Si jamais tu les croises, fuis. Tu sais à quoi ils ressemblent, maintenant. C’est un bien meilleur conseil.”

Hush laisse s'écouler le temps sans aucune appréhension. Il est bien, là. Cette compagnie lui réchauffe le coeur, et s'il ne la connait que depuis quelques heures, il a l'impression qu'ils ne se sont pas quittés depuis des années. Il n'a pas peur de ça, puisqu'il ne réfléchit pas aux conséquences que ça pourrait avoir. Il profite seulement du moment présent, et c'est déjà bien assez. Il rit à nouveau quand elle se remet à parler, et il se tord le cou pour essayer de la regarder sans la chasser de son épaule.

"Je pense que c'est parce qu'ils sont au courant qu'ils s'inquiètent autant pour toi. Une petite sœur merveilleuse, ça se protège. J'ai longtemps essayé de protéger la mienne comme si j'avais peur qu'elle ne se fasse dévorer par le monde entier.
Je crois que maintenant, si je croise tes frères, j'irai sûrement leur demander des nouvelles de toi."

Et puis il regrette presque d'avoir écrit ces mots - auxquels il a pourtant eu le temps de réfléchir. Il se passe une main dans les cheveux, finissant d'étaler un peu de peinture qui s'y est perdu. Alors il enchaîne :

"Si jamais tu es satisfaite du dessin, je vais me mettre à la réalisation du tableau. Tu peux rester là, aller faire un tour ou repasser un autre jour. Ca risque de me prendre un peu de temps pour que ce soit aussi beau que sur la photo que tu m'as montré."

Elle sourit à nouveau en pensant à Hush se retrouvant nez à nez avec Wulf et demandant des nouvelles de Sunny. Elle peut déjà imaginer l’expression sombre sur les traits de son aîné. Pour Wynn, la réaction serait sans doute moins spectaculaire mais tout aussi renfrogné. Elle se demande même s’il n’irait pas s’imaginer qu’elle s’est attirée des ennuis. Quant à Niaw, elle espère qu’il aurait un petit sourire, quand même. Les images se mélangent dans sa tête alors qu’elle la repose encore un peu sur l’épaule du Mo’at, mais c’est le sourire d’Hush qui se démarque le plus. Et son regard, si doux, la chaleur dans ses yeux qui brûle de façon si délicieuse et qui fait rougir les joues de Sunny…

Elle s’éclaircit la gorge. « Je vais te laisser travailler. Je ne voulais pas m’imposer si longtemps—, tu as besoin de calme, aussi. » Elle dit doucement en se reculant, jetant un coup d’oeil vers l’atelier. Elle doit trouver le Runny. Elle doit aller voir son frère. Il faut qu’ils discutent. Elle doit… Elle ne veut pas, mais il faut, et elle doit. Elle se tourne vers le Mo’at, et son sourire est à nouveau brillant. « Merci beaucoup d’avoir accordé autant d’attention à mon petit projet. Tu n’imagines même pas à quel point j’ai hâte de voir le résultat et à quel point je suis heureuse que tu ais dit oui.. Et de t’avoir rencontré.» Elle admet doucement.

Hush ressent un léger pincement au cœur lorsqu'elle lui dit qu'elle va s'en aller. Fort heureusement, il est rapidement balayé par la certitude douce et puissante qu'elle reviendra. Elle reviendra au moins pour récupérer sa commande. Et savoir cela lui suffit amplement, pour l'instant. Hush se lève à son tour pour faire face à la jeune femme sans s'en approcher. Il voudrait la prendre dans ses bras, pour ressentir encore la sensation de son corps serré contre le sien. Mais il reste immobile, dégageant cette sempiternelle sensation de force tranquille, un sourire doux aux lèvres. Il ne se fait pas réellement de souci. Quelque chose en lui lui souffle que ce n'est que le début. Et il a envie d'y croire.

Alors, il porte lentement une main à son torse, au niveau de son cœur. Il ne quitte pas Sunny des yeux, se contentant de faire passer ses mots par sa gestuelle. Il s'incline très légèrement, mais en prenant le temps de le faire. Il est touché par ses mots, et surtout par ce qu'elle dit en dernier. Lui aussi, il est très heureux de l'avoir rencontrée. Alors, quand il se relève, son regard brille de mille feux, et au creux de ses pupilles, on peut lire un "moi aussi".

Elle ne quitte pas Hush des yeux alors qu’il porte la main à son coeur et la regarde intensément. Et elle sent son propre coeur battre très fort dans sa poitrine, un milion de mots au bord de ses lèvres sans qu’elle ne trouve quoi dire. (Elle ne veut pas dire au revoir. C’est trop banal. Elle s’est sentie trop bien. Elle aime pas dire au revoir.) Elle sait aussi ce qu’elle aimerait faire, un dernier mouvement pour le prendre dans ses bras, tout proche, qu’elle ne se permettra pas. Alors elle se contente de sourire, comme à son habitude, et d´un petit hochement de tête d’aurevoir avant de se diriger vers la porte.

Elle ne se retourne pas, car elle sait qu’elle aurait envie de rester là et de regarder Hush peindre, toute l’après-midi, toute la nuit aussi s’il le faut.

Elle reviendra. Même sans le dessin, elle serait probablement revenue de toutes façons, alors elle sait que ce n’est pas la dernière fois qu’elle verra Hush. Elle a encore trop de chose à lui dire.