[Crust] N'est stupide que la stupidité

C'est dans le luxe que l'on trouve les décadants, lui a dit Monseigneur Aubanel en faisant amarer la Pierre au Crust. Lui a pris une suite dans l'hôtel puis des chambres pour ses inquisiteurs. Le reste de l'équipage, chapelain compris dormira dans le vaisseau. En attendant qu'il y passe ses deux jours et qu'il rencontre des gens dans la salle spéciale qu'il a réservée pour l'occasion, Jean se promène.

Dans sa robe élimée, d'une couleur foncée mais qu'on ne reconnait plus vraiment, il sent bien qu'il fait sensation, que des rires éclatent sur son passage, qu'on le regarde, qu'on le jauge. Il n'a pas honte de sa pauvreté. Il n'a pas conscience de sa beauté. Il regarde autour de lui, impressionné de tout ce luxe qui l'environne, de l'épaisseur de la moquette, des matériaux nobles, de la richesse des gens autour. Il repense aux misères de Port Salem. A sa famille et au partage de barres de nutrisoja. Il sait bien qu'il ne goutera à rien de ce qui se propose ici. C'est bien trop cher et l'équipage mangera au mess, comme d'habitude. Cela ne l'empêche pas de nourrir ses yeux. Un peu de beauté qui parle à son âme d'artiste. Il marche encore, trouve une salle vide qu'on a oublié de fermer à clef. Il a prit sa guitare, il insipire, et commence à jouer une vieille chanson trinitaire qu'il accompagne de sa belle voix de ténor.

J'sifflote tranquillement dans mes couloirs. Comme d'hab, égale à moi-même, avec Waal'. On change pas une équipe qui gagne, comme on dit. J'suis pieds nus, j'ai un short large, un haut qui en est presque pas un, mais vu que Waalan me sert d'écharpe, elle cache tout. Pratique. J'viens de m'injecter une dose qui déchire sa mère, mais genre, sans déconner, une des meilleures prises de ma vie. C'bien, j'm'améliore dans mes préparations. J'ai hâte de faire tester ça a Rob', et à Gaël. 'Fin pas les deux en même temps, mais bref. Là, j'suis partie pour faire un peu de gestion. C'pas l'heure de pointe, on est même plutôt en heure creuse. C'est les heures auxquelles j'dors des fois, mais là, avec ce que j'ai pris, pas moyen.

Woah putain, c'est tellement fort que j'entends les anges, maintenant. Un truc de malade, putain. J'ai l'impression qu'il chante juste à côté de moi, et cette voix, merde... J'ai jamais rien entendu d'aussi beau, j'crois. J'saurais pas trop dire, mais cette hallu auditive, elle déchire. Sauf que j'm'arrête brusquement, prise d'un doute à la con. Ca a quand même l'air hyper réel pour une hallu. Genre j'ai jamais fait ce genre de tripes chelou. Et putain, ouais, on dirait bien que ça vient de derrière la porte. Curieuse, j'ouvre doucement la porte pour découvrir un des plus beau gars que j'ai jamais vu, qui chante pas comme un ange, nan. Plutôt comme un Dieu.

- Ben merde, c'est qui c'ui-là ?

La porte s'ouvre. Arrive une femme légèrement vêtue. Très légèrement, avec un serpent qui sur elle couvre plus que le tissu. Il s'interrompt au milieu de sa phrase. Sa main sur sa guitare reste là, les cordes coincées sous les doigts dans un accord qui semble bloqué. Il rougit, baisse les yeux, comme un enfant pris en faute. Il est plus que probable que la femme soit une professionnelle qui avait réservé la salle pour un de ses clients. Peut-être même une compagnonne, il paraissait qu'il y en avait dans la haute doradienne. Lui, évidemment, n'a jamais fréquenté de telles personnes. Il n'est pas de ce milieu. Alors il sait bien qui'l devrait se lever, balbutier des excuses et partir précipitemment seulement il n'y arrive pas.

Je rentre à peine que gueule-de-Dieu s'arrête. On reste comme des cons à se regarder pendant au moins, j'sais pas, cinq putain de secondes. J'sais pas qui de lui ou de moi est le plus surpris. Sans doute lui, vu l'effet que j'fais aux gens en règle général et son air gêné, surtout. Mais j'dois bien avouer que c'est la première fois qu'on m'fait ce genre de coups - rentrer dans une salle privée sans la réserver juste pour jouer de la musique... Et quelle musique, merde. Finalement, j'lui offre un sourire qui doit sûrement pas être le meilleur que j'puisse faire. Sûrement parce que j'suis encore perturbée par ce que je viens d'entendre. Bref.

- Pardonnez-moi, j'voulais pas vous interrompre. J'ai simplement été... Surprise. C'est la première fois que j'entends quelque chose d'aussi beau, et j'peux vous dire que j'en ai entendu, des choses.

Elle parle. Et curieusement, elle ne lui crie pas dessus de partir, elle ne le traite pas comme un malpropre, elle ne lui demande pas hautainement ce qu'il fiche ici. Les doigts s'écartent des cordes de la guitare, sans pour autant les faire vibrer. En silence.

"Oh je...et bien...ce n'était qu'une vieille chanson, comme ça. Le Capitaine n'aime pas trop lorsque je chante sur le vaisseau, il dit que je détourne les hommes de leurs tâches."

Mis à part bien entendu les chants religieux lors de l'office qui eux, sont appréciés de ses camarades. Il se sent rougir.

"Cette salle doit vous être réservée. Je vais vous laisser tranquille..."

J'regarde le gars. Il est étrange ce type-là. Merde, j'sais même pas quoi lui dire. Mais quand il entame un mouvement pour se casser, j'me reprends.

- Nan, c'est pas la peine. Cette salle est vide, et vous pouvez continuer à chanter ici, si vous voulez. Ca dérange personne.

Si j'l'avais connu, j'aurais lâché que son capitaine était un gros con sans aucun goût. Mais bon, on va éviter de faire des gaffes tout de suite. Ce serait con, hein.

- Pardon mais, c'est quoi votre vaisseau ? Il m'semble pas vous avoir déjà vu dans le coin. Ca semble irréaliste que votre capitaine veuille pas que vous chantiez à bord, m'enfin... J'crois que j'peux comprendre ce qu'il veut dire par détourner les hommes de leurs tâches.

Ouais, après réflexion, c'est exactement c'qui vient de se passer, nan ? J'étais partie pour... Pour faire un truc, et au final j'me retrouve ici, à discuter avec le plus beau mec que j'ai jamais vu, qui a la plus belle putain de voix que j'ai jamais entendu.

Elle le retient. Il s'arrête sans vraiment savoir pourquoi, tête fixée sur le sol de la pièce. "La Pierre au Fusil." Généralement, les gens ont un mouvement d'horreur. L'Inquisition est mal comprise. Les gens pensent à des horreurs mais Monseigneur Aubanel m'a expliqué qu'en réalité, ce sont des cas rares et isolés utilisés pour marquer l'imagination. Je retiens un soupir. Notre Capitaine n'est pas un homme doux et gentil. Il est dur car sa mission l'est. C'est la volonté de l'Unique comme c'est sa volonté que je maintienne le moral et la religion des troupes. "J'y suis chapelain, je m'occupe du bien-être religieux de l'équipage." Ce n'est pas un gros rôle. C'est le mien c'est tout. "Père Artaban."

J'ai pas de réaction particulière quand il me donne le nom de son vaisseau. J'comprends mieux pourquoi il peut pas jouer la musique qu'il veut, et ça me permet juste de noter que gueule d'ange est un trinitaire.

- La Pierre au Fusil, bien sûr.

D'ailleurs, il se présente, et j'me décompose un peu. J'pose une main sur mon visage, sans doute l'air un peu confuse.

- J'suis désolée, avec tout ça, j'en oublie les bonnes manières. Croyez-moi, c'est pas dans mes habitudes. J'suis enchantée, Père Artaban. Raedhun Van Haten. Je suis la propriétaire du Crust.

J'lui tends une main pour serrer la sienne.

- De mémoire, je crois me souvenir que votre vaisseau a prévu de rester amarrer quelques jours. Si vous avez envie de venir jouer ici, ça pose pas de problèmes, vraiment. Cette salle est vide pour les prochains jours, de toutes façons.

Elle change de visage, a-t-elle honte de parler à un prêtre ? En Dorado, la position d'homme d'église n'est pas la même que dans les autres systèmes trinitaires. La proximité des deux autres factions en font un peu des gens étranges au mieux, parfois des parias. Je baisse à nouveau les yeux. Je n'ai pas honte de ma foi, elle est pure et sans méchanceté, je le sais, mais je ne peux pas m'empêcher de me demander pourquoi nous sommes si mal vus. Et pourtant, ce n'est pas ça, elle s'excuse de ne pas s'être présentée. Ce n'est pas grave ? Il n'avait pas conscience d'avoir mis des reproches dans sa phrase ? Il relève les yeux, rougissant un peu...

"Non, il n'y a pas de raison pour vous de vous excuser Madame, vraiment pas, ce n'est pas un mal, vous auriez pu rester anonyme si vous le désiriez..."

Il a du mal à croire qu'une femme aussi peu vêtue puisse diriger un tel leviathan. Qu'une femme puisse diriger déjà lui parait difficilement concevable. Elles sont de très bonnes administratrices. Il sait que beaucoup sont intelligentes, mais leur rôle est normalement un rôle de soutient. Peut-être que la dame au serpent se moque de lui. Peut-être pas. Il ne sait pas.

"Je vous remercie de votre proposition mais, vraiment, je ne veux pas déranger."

... Merde, c'est quoi encore, ce type ? J'suis franchement surprise, encore. J'mets même plusieurs secondes avant d'trouver quoi répondre à ça. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il est déstabilisant, ce gars. Alors, j'me mets à rire, sincèrement.

- Vous êtes gentil, mon Père. Mais j'dois bien vous avouer que c'est la première fois qu'on me dit ce genre de trucs. J'suis pas le genre de femme qui passe souvent inaperçu, si vous voyez ce que je veux dire. Alors l'anonymat, ça a perdu son sens depuis longtemps.

Ouais, j'me balade avec un naän'gi de dix putain de mètres, et j'suis pas connue pour être la femme qui use le plus de tissu. Ca doit aider pas mal, hein ? Si on passe outre le fait que j'suis la patronne de ce putain de vaisseau, et que j'connais bien une grande partie des influents de cette galaxie à la con. Enfin, lui, il est pas censé savoir tout ça. Ca a pas l'air d'être un de ces gars bon qu'en apparence et pourri jusqu'à la moelle à l'intérieur. Ca fait bizarre, d'ailleurs.

- Pardonnez-moi, mon Père, mais j'insiste. J'aimerais beaucoup vous entendre encore jouer. Enfin, j'voudrais surtout pas vous mettre mal à l'aise. Vous vous produisez en public, parfois ? Ou vous aimeriez le faire ? Même pour des chants qui louent votre religion, j'sais pas.

Il est vrai qu'elle ne passe pas inaperçue et il ne s'est pas renseigné sur les propriétaires puisqu'il n'était pas sensé se balader dans les dorures. Peut-être qu'elle dit vrai. Peut-être qu'elle se moque. Il n'est pas très bon pour déceler les motivations. Enfin, il n'est pas mauvais pour les intentions et les siennes ne paraissent pas...mauvaises ? Trop de bon et de mauvais dans son esprit se dit-il doucement. Il se sent troublé, il sait qu'il ne devrait pas, cela le gêne. Et puis elle insiste pour en savoir plus. Il relève la tête, vaguement inquiet de ce qu'elle demande.

"Je...cela dépend de votre définition de produire je suppose. Je peux jouer devant une audience, devant des fidèles ou devant des profanes, mais je ne me fais pas payer pour cela, ce serait mal user des dons que l'Unique m'a donnés." Les urnes trinitaires de Saint Odat peuvent recueillir les dons, il l'a déjà fait. "Lorsque j'étais instituteur, j'organisais une chorale pour les enfants et les recettes servaient à faire un gâteau si l'on avait assez que nous partagions tous. Cela leur enseignait qu'il y a autre chose que du nutrisoja." Je secoue la tête. "Mais s'il est question d'organiser quelque chose, il faudrait l'accord de Monseigneur Aubanel et du Capitaine..." Regard sur mes pieds. "Par contre, chanter pour vous ici, par hasard, je suppose que cela peut se faire. Vous avez un style que vous préfèreriez ?"

Ben ouais, c'pas lui son propre chef, il est sous la coupe de gars mieux placés que lui, ou qu'importe. La religion trinitaire, c'pas ce que je maîtrise le plus. Faudrait que j'pense à me renseigner, d'ailleurs. J'imagine que ça me sera utile un jour ou l'autre. Encore que pour l'instant, j'm'en sors pas siiiii mal que ça.

- Je suis en train de monter une association pour aider les familles démunies, notamment à Port Salem, pour commencer. J'pense que je vais faire des soirées de bienfaisances pour recueillir des fonds. Ce genre de choses vous intéresserait ? Enfin, j'veux pas vous créer de soucis bien sûr. Vous êtes pas obligés de donner des réponses tout de suite, et si ça vous tente pas, j'comprendrai aussi.

Après, il me propose de jouer là, rien que pour moi. Cette idée m'enchante bien trop. Merde, c'est quoi encore ces conneries.

- J'aimais bien c'que vous étiez en train de chanter. Mais j'connais pas grand chose à la musique religieuse, alors, j'imagine que ce qui vous vient fera parfaitement l'affaire. C'est très gentil à vous d'faire ça. Vous êtes sûr que ça vous dérange pas ?

Encore une fois, il a l'air tellement... J'sais pas, paumé ? Gentil ? Timide ? J'veux pas qu'il se force, ce serait vraiment une connerie. Mais bref, j'vais m'asseoir sur la table, en tailleur. Ca l'invite pas vraiment à se barrer s'il veut pas rester, mais j'espère qu'il saura me dire si ça le fait chier.

Des familles démunies, à Port Salem, il y en a des dizaines, à commencer par la sienne. Pourquoi une non-trinitaire dévêtue voudrait les aider ? Par appât du gain peut-être ? Est-ce qu'elle aurait été touchée par l'Unique ? Il ferme les yeux, réfléchissant. Dans tous les cas, ce n'est rien qu'il ne puisse décider seul. Il n'est pas maître de son destin et elle semble l'avoir compris puisqu'elle lui donne le temps de la réflexion. Alors, il ne répond pas. Il préfère couper court, reprendre sa guitare. Sa voix s'élève à nouveau. Lorsqu'il chante, il est comme ailleurs, emporté par la musique. Sans effort, la mélodie s'élève puis retombe, descend et tourne. Comme sa tête, un peu légère lorsqu'il termine le morceau, et retrouve le décors luxurieux qui l'entoure, et la dame étrange, qui l'écoute.

Il ajoute rien et après un moment d'intense réflexion - genre ça avait vraiment l'air intense -, il se met à jouer à nouveau. Putain, c'est beau. J'reste là, assise en tailleur sur la table, mes mains sur mes chevilles, Waalan à moitié sur moi et à moitié sur la table, et on l'écoute sans bouger, totalement hypnotisées par sa voix, par le son de l'instrument, par les émotions qu'il dégage. Merde, c'est quoi, ça ? J'me sens totalement emportée, et pendant toute sa mélodie, j'pense à rien d'autre. J'oublie même où j'me trouve, je crois. Quand ça se termine, j'mets genre cinq secondes à réagir, et finalement, j'm'autorise même pas à applaudir. Y a que le silence qui peut rendre hommage à un truc comme ça. Le silence, et des mots peut-être, dans une moindre mesure. J'suis pas trop douée quand il s'agit de pas faire de sarcasme ou d'éviter de balancer des vulgarités. Genre, c'que ça m'inspire en premier, putain de bordel de merde. Mais devant un jeune religieux, c'pas hyper indiqué, mmh.

- C'était magnifique. Merci d'avoir joué pour moi. Ca fait longtemps que vous faites ça ? J'parle de chanter, jouer de la musique et faire votre boulot.

Le silence lui répond. Le silence est le meilleur hommage de la musique. Pour lui, les applaudissements ne sont qu'une politesse. Un vrai silence est un recueuillement, signe que son chant a porté. C'est ce qu'il aime quand il chante à l'office. La meilleure façon d'enseigner et d'apprendre, directement d'une âme à une autre. Il baisse les yeux.

"J'ai toujours chanté, depuis tout petit. J'avais beaucoup de cadets et c'était la meilleure façon de les tenir calme pendant que je les changeait ou pour les bercer. J'ai appris la musique religieuse à l'office, pour m'accompagner en échange de ma participation au coeur. J'ai continué quand j'ai vu que j'avais une soeur qui y était particulièrement sensible." Ma petite Croyance qui a déjà quitté le monde et qui me manque...tellement. Autant que Vive dont elle avait les yeux. Autant que Sage dont elle avait l'âge. "Mais je ne suis pas chapelin depuis très longtemps. Avant, j'étais prêtre-professeur dans l'E-cole de Port-Salem, pour les tous petits."

Putain, il dit ça avec tellement de tristesse. De la mélancolie plein les yeux, plein les mots, plein les maux. Y a un truc qui me touche chez ce gars, et j'arrive même pas à savoir ce que c'est, merde.

- J'ai toujours admiré les personnes comme vous, qui s'entendent bien avec les enfants. Remarquez, j'imagine que vous avez pas eu beaucoup le choix. Y a quelque chose en particulier qui vous a poussé à changer de vocation ?

Il parle de la musique et des enfants avec, j'sais pas, de l'amour ? Enfin, un truc qui lui va bien, qui lui colle à la peau. Et brusquement, y a un truc qui me frappe. Il vient de chanter, et j'm'y connais pas énormément, mais assez pour savoir que ça donne soif, ces trucs.

- Décidément, j'manque à toutes mes obligations. Vous avez soif ? Vous voulez boire quelque chose ? De l'eau ? Autre chose ?

"Oh. Non, ne vous dérangez pas pour moi." Il a soif, c'est vrai, maintenant qu'il y pense, seulement, il ne veut pas causer plus de soucis. Il est sage. Toujours sage. Il sait qu'il pourra boire plus tard une eau qui n'aura pas un arrière gout de métal et c'est déjà un luxe par rapport à son enfance. Il peut tenir plus d'une chanson et d'une discussion. Son sourire se fait triste. Il n'a jamais changé de vocation, c'est le destin qui a changé pour lui mais son véritable appel reste les enfants, l'éducation. Alors, pour passer le temps, il enseigne aux moins instruits du vaisseau les bases de la lecture et de l'écriture.

"Ma famille est tombée malade. Rejoindre la Pierre était la meilleure façon de leur procurer de quoi se soigner et de gagner leur redemption." Tant que tombe la manne providentielle qui a accompagné la proposition de Monseigneur Aubanel et qui ne peut venir que de Simon, de qui d'autre, gentil Simon qui pense à son ami dans les heures de besoin, il restera sur ce vaisseau. Et tant pis s'il dort sous l'autel. Tant pis s'il n'a pas vraiment d'intimité, s'il est parfois considéré comme un poids. Tant pis, tant que Blanche est sauve. Tant que Sage n'est pas malheureuse. Tant que Bonne est vivante.

J'lève un sourcil, dans un geste un peu automatique. Un vieux TOC qui me quitte pas vraiment depuis que j'suis gosse. C'est chiant, j'veux pas le forcer le gars, et en même temps, ça ressemble à de la vieille politesse à la con. J'fais quoi moi, merde ?

- Vous êtes sûr ? Ca me coûte rien du tout, j'ai juste à marcher jusqu'au distributeur là-bas, si vous voulez simplement de l'eau. Sinon, il faut que j'appuie sur l'écran juste ici et que je fasse, allez... Trois clics, peut-être quatre.

Après, il parle de sa famille, et là j'grimace un peu. Merde, c'est pas cool. J'ai même pas pensé un instant qu'il pouvait avoir une famille, et pourtant, à son âge j'devais être mariée depuis au moins cinq ans, peut-être dix. J'en sais rien, j'peux pas lui donner un âge à ce type.

- J'suis désolée pour votre famille. Vous avez des enfants, donc ?

"J'ai trois..." sa voix qu'il manie si bien lorsqu'il chante se brise un peu, il baisse la tête. La boule dans sa gorge est immense, prenant toute la place jusque dans son coeur, jusqu'au bas de ses yeux qu'il lutte pour garder vierges de larmes. "J'avais trois petites filles. Sage l'aînée qui a neuf ans, Bonne la cadette, six ans et Vive, ma petite dernière qui aurait eu trois ans." Il tousse encore. La boule ne veut pas partir. Il se rappelle alors l'insistance, hésite. La brûlure est trop intense pour qu'il l'ignore. "Je veux bien un peu d'eau, finalement, si ce n'est pas trop demander."

- Merde, quelle...

... Conne. Je tousse. C'était évident en plus. Même un trinitaire s'engage pas sur un vaisseau en laissant sa famille seule à terre si y a pas de soucis. J'me blase putain. Il donne le nom de ses gamins - des noms à coucher dehors -, et il a brusquement l'air tellement triste que j'me sens mal. Dis quelque chose Rae, merde. Dis quelque chose, merde... Heureusement, il demande de l'eau, ça me sort de ma torpeur. J'saute presque de mon perchoir, ça fait glisse Waal' parterre, elle s'y attendait pas. Elle siffle, j'lui lance un regard noir et elle va bouder. Devant le distributeur, j'sers un grand verre d'eau au trinitaire, et j'lui apporte aussitôt.

- Je suis sincèrement désolée pour votre famille.

C'pour des types comme ça que j'me bats aussi, du mieux que je peux. Merde, comment c'est possible qu'on ait laissé crever ces gamins sans rien foutre, alors qu'à côté, y a ces connards qui se baignaient dans leur opulence ?

Elle l'a déjà dit. Mais dans le brouillard de la peine les mots n'ont pas d'importance, seuls les intentions en ont et il pense que les siennes sont bonnes. Il attrape le verre d'eau et avale de force la boule qui fait comme un poids dans son estomac par ailleurs vide. Le nutri-soja nourrit. Il ne remplit pas. Il se force à sourire gentiment, derrière sa peine.

"C'est la volonté de l'Unique. J'espère qu'elle est mieux où elle est." Vive, comme Modestie, comme Croyance. Ce sont toujours les meilleures qui partent les premières. Sage a bien failli, d'ailleurs, les rejoindre. "Vous avez des enfants ?" fait-il donc à son tour, plus pour éviter le silence que par réelle curiosité.

J'me sens un peu nulle à chier sur ce coup. J'ai jamais trop été douée quand il s'agit de deuil et de consolation et ce genre de conneries. J'étais la seule à pas avoir versé une seule larme à l'enterrement de mon beau-père, et pourtant, j'étais triste. Enfin je crois C'est juste que la mort et moi... Bah, ça fait partie de la vie, quoi. Et j'trouve qu'il y a des trucs bien plus triste que ça, au final. Mais bref, ce serait très certainement mal venu de faire ce genre de réflexion à la con devant le chapelain. J'suis tellement perdue dans mes réflexions pour tenter de me rattraper que j'vois pas venir sa question. J'avale de travers, je manque de m'étouffer, et je lâche un rire aussi sec que bref.

- Moi ? Des enfants ?

Je me racle la gorge et je croise mes bras, toujours un peu mal à l'aise devant ce genre de sujet.

- Non, j'en ai pas. Mon mari et moi avons préféré pas nous reproduire plutôt que de risquer de rendre des gamins qui ont rien demandé malheureux. Mais c'est très personnel, comme choix.

Non. Il ne pensait pas non plus. Les femmes qui ont des enfants cachent un peu plus leurs attributs, pour eux, si ce n'est pas pour elles-mêmes. Elle a beau se dire mariée et propriétaire, il reste dubitatif quant à son (ancienne) profession, certainement. Qui d'autre se promènerait ainsi ? Il hoche la tête, tristement.

"L'Unique nous apprend que les enfants sont des joies que nous ne pouvons que payer en retour." Mais les voies de l'Unique ne sont pas toujours simple à suivre. Des enfants malheureux, misérables, Jean en a vu, souvent, parfois même dans sa propre famille. Et pourtant. Même eux, surtout eux, ont une force formidable. "Votre choix vous appartient, évidemment. Je suis l'aîné d'une fratrie de 17 enfants, bientôt 18, je sais ce qu'une vie supplémentaire peut apporter de contraintes. Je m'étais moi-même promis de bien espacer les naissances dans ma famille pour ne pas avoir plus d'enfants que je ne peux financièrement supporter." C'est le seul reproche qu'il pourrait faire à son père, si seulement il en avait le courage. Trop d'enfants. Rien à manger.

... Attends quoi ? J'ai bien entendu ? Merde, dix-huit gamins ? Déjà à trois on était insupportables et intenables, alors j'imagine même pas ce que ça donne dans une fratrie aussi nombreuse. J'suis bien consciente qu'on a pas la même éducation, pas la même culture, mais merde.

- ... Attendez, quoi ? Dix-huit ?

J'imagine pas l'état de la pauvre femme qui a pondu tous ces mioches. Ni l'état des gamins. On peut pas donner du temps et de l'amour à dix-huit gamins.

- Votre mère a du courage. J'ai pas eu une grande fratrie, on était que trois. Mais mes parents étaient des cons. Pardonnez le langage mais il n'y a pas de façon polie de dire ce genre de choses. J'ai rien contre les enfants, au fond, j'aime bien ça même. Mais j'ai souffert en tant qu'enfant, alors j'ai pas envie de risquer de faire subir ça à quelqu'un.

"Pas encore. Bientôt. Ma mère est enceinte elle ne devrait pas tarder à accoucher."

La surprise est l'écho d'une réaction à laquelle il a eu droit toute sa vie lorsqu'il parle de ses cadets. Il y est habitué et ne l'entend même plus. Sa mère est une pondeuse. Son père un étalon.

"Je comprends qu'on puisse ne pas vouloir répéter les erreurs de ses parents." Lui-même refusait de frapper les enfants sous sa charge. Modestie et Croyance l'ayant conforté dans l'idée que les coups ne font que mener à la dissimulation et au mensonge. L'honnêteté et la confiance devraient être les clefs de l'enseignement, il en est persuadé.

"Ma mère est souvent fatiguée. Ce sont les plus âgés qui s'occupent des plus jeune. Je me suis moi-même prêté au jeu jusqu'à mon mariage puis d'autres ont pris le relais. Nous ne sommes pas tous proches de tous, bien évidemment, les jeux des caractères forment des sortes de clans mais j'aime à penser que nous sommes tous aimant les uns envers les autres. Mais j'ai eu une soeur, par exemple, qui détestais ça. Si elle avait vécu, je pense qu'elle aurait eu du mal à vouloir des enfants, elle aussi."