[Crust] N'est stupide que la stupidité

"Pas encore. Bientôt. Ma mère est enceinte elle ne devrait pas tarder à accoucher."

La surprise est l'écho d'une réaction à laquelle il a eu droit toute sa vie lorsqu'il parle de ses cadets. Il y est habitué et ne l'entend même plus. Sa mère est une pondeuse. Son père un étalon.

"Je comprends qu'on puisse ne pas vouloir répéter les erreurs de ses parents." Lui-même refusait de frapper les enfants sous sa charge. Modestie et Croyance l'ayant conforté dans l'idée que les coups ne font que mener à la dissimulation et au mensonge. L'honnêteté et la confiance devraient être les clefs de l'enseignement, il en est persuadé.

"Ma mère est souvent fatiguée. Ce sont les plus âgés qui s'occupent des plus jeune. Je me suis moi-même prêté au jeu jusqu'à mon mariage puis d'autres ont pris le relais. Nous ne sommes pas tous proches de tous, bien évidemment, les jeux des caractères forment des sortes de clans mais j'aime à penser que nous sommes tous aimant les uns envers les autres. Mais j'ai eu une soeur, par exemple, qui détestais ça. Si elle avait vécu, je pense qu'elle aurait eu du mal à vouloir des enfants, elle aussi."

Ben putain, en plus d'avoir une famille atypique, le trinitaire a l'air d'avoir une sacrée vie de merde. J'sais pas combien de proches il a perdu, mais plus la conversation avance et plus j'ai l'impression que c'est un truc coutumier pour lui, de voir les gens qu'il aime crever. Comme quoi, croire en l'Unique, ça empêche pas le malheur. J'dirais bien que ça empêche d'être trop triste, et quelque part j'aurais presque envie d'y croire, mais vue la gueule du chapelain, on dirait pas non plus.

- Pardonnez mes questions stupides, mais, ça a pas été trop dur pour vous, de tout prendre en charge ? Vous avez l'air d'avoir porté beaucoup de choses, depuis votre naissance.

Trop dur ? "Je n'ai pas eu le choix. Je ne pouvais pas laisser les plus jeunes avoir faim, ou soif, ni ma mère s'épuiser en courses ou en couches alors qu'elle était enceinte. Père devait travailler et nous n'avions pas de quoi payer de l'aide." L'Unique donne la force. Il lui en donnait quand il était trop fatigué, tout comme la ceinture du père lui donnait celle de ne pas envier ses camarades qui avaient le droit de jouer après l'e-cole. "Et puis les enfants sont une joie pour moi. Leurs sourires, leur affection, les dessins et les attentions, les bêtises aussi qu'ils font parfois. J'aimais leur apprendre à lire, à mettre la table. Les filles me faisaient des broderies. J'en ai une ici." Une broderie de Modestie, une de ses dernières. Il mit sa main dans sa soutane et ressorti un marque page délicatemment brodé. Le mouvement bougea sa manche, montrant son tatouage au poignet droit. Un triangle formé de quatre triangles identiques, le centre noir.

Alors ouais, ça je comprend hyper bien, la notion de pas avoir le choix. Moi non plus, j'ai pas eu le choix quand je me suis barrée de chez moi, que j'ai abandonné mon frère et ma sœur sans rien leur dire pour venir m'isoler dans un système que je connaissais à peine de nom, et... Bref. J'comprends.

- Ouais, vous avez raison. On fait ce qui doit être fait.

J'profite qu'il me montre une broderie d'une de ses sœurs pour pas avoir à avouer encore à quel point c'était idiot comme réflexion. J'la regarde.

- Elles sont douées, vos sœurs. Il représente quoi le tatouage sur votre poignet ?

Encore une fois, j'suis sûrement juste conne, mais les religieux avec des tatouages, j'trouve ça bizarre. Ca m'intrigue encore plus, du coup.

Elle était douée, Modestie; Elle aurait rendu Simon heureux si elle s'était décidée à le faire. Mais son esprit sauvage en avait décidé autrement et l'Unique dans sa sagesse n'avait pas permis qu'elle survive indomptée. La tristesse de ceux qui restaient n'étaient en aucun cas une critique de Ses décisions. Il baissa la tête, doucement, caressant du pouce le triangle noir sur la peau douce de son poignet.

"C'est un signe religieux. L'unique au centre des trois signes. Je l'ai fait faire à la mort de Modestie, la soeur qui a fait ces broderies. C'est...une sorte de prière perpétuelle avec mon amour afin qu'elle puisse trouver la paix et le repos dans l'au-delà. J'ai le même sur l'autre poignet pour ma soeur Croyance qui a succombé à sa maladie respiratoire et un sur le torse, plus grand, pour ma petite Vive..."

- C'est un très bel hommage, je trouve.

J'fais pas plus de remarques sur sa malchance qui doit être quasi-légendaire et qui fait qu'il perd les gens qu'il aime comme on perd ses chaussettes. Par contre, puisqu'il parle de l'Unique, j'ai bien envie de lui poser des questions à ce propos. Non pas que j'veuille devenir religieuse, hein. J'aime trop le cul, la drogue et les trucs condamnables par leur religion à la con pour ça. Mais ça m'empêche pas d'être curieuse, j'imagine.

- Mon Père, dites moi si mes questions sont stupides ou si j'vais trop loin, ou si vous avez pas envie d'y répondre, mais j'avoue que j'ai pas souvent l'occasion de m'entretenir avec un vrai croyant comme vous. C'pas compliqué de continuer à croire à l'Unique et à avoir confiance en lui quand autant de gens qu'on aime s'en vont si tôt ?

Un très bel hommage, peut-être. Lui s'est contenté de graver dans sa chair les conséquences de ses échecs pour ne plus jamais oublier que la vanité mène à la destruction. Pour ne jamais que ses soeurs, surtout Modestie si impie et si rebelle, ne se trouve à court de prières pour leurs âmes. Il préfère ne rien ajouter. Il s'est bien assez plaint et la femme semble passer à autre chose. Une autre chose qui lui plait nettement plus. Son visage s'illumine, un peu. Il est facile de voir que sa foi est simple et profonde.

"Si, bien sûr. Mais croire en l'Unique c'est aussi croire que les choses ont des raisons d'être. Si je ne croyais pas, alors il me faudrait me dire que mes soeurs et ma fille sont parties sans raison, sans que cela n'achève rien. L'Unique me rassure en m'apprenant que les âmes immortelles de celles que j'aime sont au dessus de moi, dans un éternel bonheur et bien que cela me fasse souffrir de ne plus les voir, je ne suis pas assez égoïste pour ne pas me réjouir de les savoir heureuses. Croyance surtout qui a beaucoup souffert tout au long de sa jeune vie."

Que les choses ont des raisons d'être. Ca se tient. Enfin je crois que ça se tient. Je détourne le regard, fixant un point que je n'vois même pas sur le mur. Je pense à Rob', bien sûr. A la façon dont on s'est rencontrés. Dont il m'a sauvé. Je pense aussi à... A ceux qui ont été ma famille. Mes parents qui voulaient que je devienne ce que j'ai jamais été. Mon frère et ma sœur, qui ont jamais compris mes choix. Et si ça n'avait pas vraiment été des choix ? Si rien de tout cela n'était du hasard ? C'pas si difficile d'y croire, quand on y pense. J'pourrais presque me mettre à chialer. Heureusement que j'ai encore un minimum de contrôle.

- Ca marche que pour la mort, ça ? Le fait de croire que les choses ont des raisons d'être ?

J'hésite mais, puisque ça fait plusieurs fois qu'il en parle...

- Et... Elle avait quoi votre sœur, Croyance ?

"Non, pas seulement." Il inspire, pose sa guitare en travers de ses genoux et fixe un point vide dans la salle. Il cherche ses mots. Enseigner la Religion à un adulte n'est pas du tout comme la transmettre à un enfant.

"Il ne se passe rien sans SA volonté et même nos erreurs qui sont punies le sont parce qu'IL a foi en nous, parce qu'IL veut que nous utilisions notre libre arbitre. Ainsi, l'Unique nous met face à des épreuves pour nous aider à grandir. Il nous permet des choix, des croisées des chemins, il nous enseigne à faire les bons afin que nous puissions au mieux nous prendre en main nous même. Malheureusement, l'Unique sait tout alors que nous sommes ignorants et il arrive souvent que nous ne comprenions pas, ou trop tard, ses desseins." Il hausse les épaules. Il y a beaucoup de choses qu'il aurait aimé comprendre avant. Avant que la mort ne frappe. Avant que les conséquences n'arrivent. Seulement, il est assez adulte pour savoir qu'il est inutile de pleurer sur des pots cassés. Il faut se relever et construire d'autres pots.

"Croyance avait une malformation respiratoire avec des infections à répétition qui la faisaient tousser dès qu'elle faisait un effort."

- Ca veut dire qu'il n'y a qu'une seule bonne destination, mais plusieurs chemins et plusieurs façons de les emprunter ? Vous n'avez pas vraiment votre libre arbitre, s'il décide que ce que vous faites est bon ou mauvais, finalement. Si ? 'Fin. Jamais vous ne vous dites que c'est injuste ? Que vous ne méritez pas ce qui vous arrive ?

Par contre, putain, faut vraiment que j'arrête d'être aussi curieuse. J'ose même pas imaginer la gamine, et j'me retrouve conne à pas savoir quoi dire. Alors pour une fois, je ferme ma gueule. J'ai suffisamment l'air passionnée par sa religion pour que ça passe, hein ? J'ai même pas besoin de beaucoup me forcer. J'y connais que dalle, et c'est pas souvent qu'on a l'occasion de discuter aussi librement d'un sujet aussi... Abstrait ?

La notion de libre arbitre si chère à la plupart des adultes et pourtant si effrayante chez les jeunes enfants. C'est une des particularités qu'il a du mal à faire passer aux "grands". Il s'y efforce cependant, parlant avec cette douceur triste qui était la sienne et qui faisait que les tous petits lui accordaient d'instinct une confiance absolue.

"Le libre arbitre c'est d'avoir le choix de faire ce que l'on veut et d'en payer les conséquences. Je suis libre de...euh...." l'exemple qui lui venait, sauter sans combinaison dans l'espace, n'était pas le meilleur, il le sentait bien... "de décider de boire avec modération lors d'un rendez-vous, ou bien de boire beaucoup pour surmonter mon stress. Mais ce qui arrivera suite à ce choix, bon ou mauvais, est le résultat de ce choix. Je suis le seul à blâmer, je ne vais pas blâmer l'alcool, ou la personne en face, ou l'Unique de m'avoir laissé ce choix. S'il voulait nous conduire à la baguette, IL nous aurait fait de telle sorte que nous n'avons pas d'autre choix que de suivre SA route, voyez. En nous permettant d'assumer nos actes, IL nous fait grandir. C'est comme un petit enfant qui casse son jouet. Si on lui en redonne un identique, il n'apprendra jamais la valeur de ce qu'il a brisé. Alors, même s'il pleure, même s'il regrette, même s'il en souffre, nous devons lui apprendre que ce qui est cassé ne se répare pas toujours. C'est ainsi."

"Oui." Et malgré sa tristesse de fond, il y a une certitude dans son ton, quelque chose de ferme, de simple, de solide, qui vient du fond de son âme à lui. "Je me dis que c'est juste. Je me dis que c'est mérité. Je sais qu'il y a une raison. Parce que l'alternative, c'est vivre dans un monde où les horreurs arrivent par hasard. Ou rien n'a d'importance. Où être bon et généreux est inutile et où la violence et l'égoïsme sont aussi récompensés que le reste. Je ne peux pas vivre dans un monde aussi sombre. Je ne comprends pas ceux qui le font. Ceux qui me disent préférer ne pas croire parce qu'ils ne veulent pas se plier aux demandes de l'Unique. Je crois que le monde a une raison d'être. Je ne peux pas supporter l'idée qu'il soit totalement sans raison. Fou."

Ouais, ça se tient. Et j'comprends bien ce qu'il dit. Peut-être que si j'avais cru à son Unique, ç'aurait pas été galère à ce point, d'être moi. P't'être que j'aurais pas voulu crever alors que j'avais seulement quatre ou cinq ans. P't'être aussi que je serai pas tombée dans la drogue. Ou que j'aurais pas aussi mal vécu toute l'injustice, l'opulence, l'hypocrisie. Tous ces trucs dont je me sers aujourd'hui pour faire ce qui me semble juste. J'veux dire, vraiment juste. P't'être aussi que le monde me paraîtrait pas aussi cruel et dur, peuplé de gens tous plus pourris jusqu'à la moelle les uns que les autres. P't'être que j'connaitrais encore la définition du mot espoir. Enfin, p't'être que je l'aurais appris un jour, quoi. J'prends une grande inspiration, honteusement incapable de soutenir le regard de l'homme.

- Ouais.

J'aurais des tas de trucs à lui dire, mais j'en suis pas capable. Alors j'fais comme j'ai l'habitude de faire. Je fuis. Lâche. Lâche. Lâche.

- Ca vous semble idiot ou outrageusement impoli si j'vous invite à boire un café ? J'vous dois bien ça pour le temps que vous avez accordé à répondre à mes questions, sans doute digne des plus ignorants des gosses.

Un café ? Il dresse un peu la tête puis la rebaisse. Il ne sait pas s'il peut se le permettre, un café, alors qu'il n'est pas vraiment sensé sortir du vaisseau pendant l'enquête. D'un autre côté, cette femme semble vouloir connaitre l'Unique, peut-être se retrouver en lui et s'il peut ne serait-ce qu'aider sa route, il est de son devoir de croyant de l'aider. Il se gratte la nuque.

"Non. Je veux dire, oui. Je veux dire, j'accepte avec plaisir votre invitation et ça ne me semble ni idiot, ni outrageusement impoli mais vous n'avez pas besoin de me remercier, je n'avais rien de spécial à faire." Un autre aurait ajouté que c'était un plaisir de bavarder avec elle. Cela n'avait pas été désagréable mais il n'y pensa pas. Il a un léger sourire, plein d'une nostalgie douce.

"Les enfants posent beaucoup de questions. Ce sont des questions simples, des questions justes. Elles sont toujours horriblement difficiles à répondre pour de vrai. A côté, vos questions étaient faciles."

Je déplie les jambes, descend de la table sur laquelle j'étais assise. Puisque je veux continuer à discuter avec lui assez librement, j'hésite à le traîner dans une salle. En fait, c'est surtout parce que j'sais pas dans quel genre d'endroit il pourrait se sentir bien. Il a pas l'air super attaché au luxe, ni à la technologie... La taverne, on y pense même pas. La salle de spectacle... J'le vois mal apprécier ça. En sommes, ça nous laisse la nature, qui peut être sympa, mais pas transcendant non plus, hein...

- Vous en faites pas, ça me fait plaisir. Vous préférez rester ici ou aller dans une des salles à thèmes ? Y aura forcément du monde, mais on peut quand même être tranquilles.

Dans tous les cas, c'est pas tous les jours qu'on peut avoir un prêtre à disposition, pour apprendre à comprendre un peu mieux les trinitaires et leur culture particulière. 'Fin, toutes les cultures sont particulières. Mais bon, j'ai pas eu trop de mal avec les impériaux, et les corporatistes sont relativement coopératifs quand il s'agit de parler d'eux et de leurs corpo'.

- J'dois avouer que je suis obligée de vous croire sur parole, en ce qui concerne les gamins. Mais vous aimez quand même leur apprendre, malgré la difficulté des réponses à leurs questions ? Vous vous en sortez comment ?

"On peut rester ici ?" Le monde le fatigue. Trop d'émotions, trop de choses à prendre en compte, trop d'âmes en peine. Il apprécie de le regarder de loin, restant à l'écart. Il n'y a bien que les enfants qui n'épuisent jamais sa patience mais c'est qu'ils n'ont pas encore été corrompus par la société. Dans leur jeunesse, ils appartiennent totalement à l'Unique. Et puis, soudain, il sourit. C'est une lumière tendre qui semble le nimber avec douceur. De l'amour à l'état pur, sans aucun sous entendu pervers, juste un don de soi.

"J'adore leur enseigner. Ils sont rafraîchissants et ils ont une vision du monde différente, que l'on a oublié. Dans leur candeur, ils nous obligent à oublier notre certitudes, ils m'aident à grandir comme je les aide à comprendre le monde qui les entoure. Ils me manquent énormément."

Il veut rester ici, alors on va rester ici. Ca me dérange pas, même au contraire. On sera plus tranquilles ici. Alors je me dirige vers l'écran de commande, contre le mur, et je commande deux cafés ainsi qu'une assiette de douceurs, qui nous seront délivrées directement par les tuyaux. Pas besoin de voir des gens, comme ça. C'est pratique, hein ? Et normalement, ça met pas trop de temps à se ramener. Sinon, je gueule. Je désigne la table - pas l'endroit où j'avais posé mon cul, quand même - pour l'inviter à prendre place.

- J'vous en prie, installez-vous. Les commandes devraient pas tarder à arriver.

J'l'attends pas pour m'asseoir sur une des chaises, alors que Waalan se traine péniblement sur le sol pour me rejoindre. Quel pot de colle, celle-là. J'serai bien triste si elle était pas là, tiens.

- J'pense que les enfants vous apportent autant que vous leur apporter. C'est une bonne chose, quand on a le temps de s'en occuper. Des gosses livrés à eux-mêmes, c'est pas des gosses heureux. J'imagine que vous les rendiez heureux autant qu'ils ont l'air de vous avoir rendu heureux. P't'être qu'en fin de compte, j'aurais bien aimé en avoir, si j'avais été capable de m'en occuper correctement, ouais. De faire le même genre de sacrifices que vous pour eux. Ouais.

Il s'assied, poliment, mains sur les genoux. On est bien élevés chez les Profitendieu, du moins ceux d'entre nous qui écoutent et acceptent l'autorité du Père. Je l'écoute parler des enfants et revenir sur son idée. Si je peux l’amener quelque part sur le chemin de l'autre et de la bientraitance, alors, même si elle ne semble pas croire en l'Unique, je n'aurais pas perdu mon temps.

"Peut-être que vous vous occupez d'autre à votre façon et à votre niveau. J'ai souvent entendu regretter par exemple qu'un chef d'entreprise ne soit pas plus paternel ou maternel envers ses employés. Pas ici, je vous rassure, personne n'est venu me voir ici mais ailleurs. Peut-être que vous pourriez leur apporter plus et qu'ils fassent de même en retour ? Tout adulte a gardé en lui une part d'enfance qui ne demande qu'à être nourrie sous les certitudes et les coups du destin, j'en suis persuadé."

J'hausse les épaules.

- J'les traite bien, mes employés, mais plus comme des amis proches que comme des enfants. Ils m'apportent tous beaucoup. C'est pas à moi de juger si j'leur apporte un truc en retour ou non. Mais j'pense pas qu'il soit malheureux. J'enchaîne personne, et j'les paie suffisamment pour qu'ils puissent se casser s'ils le veulent. On a beaucoup de boulot, vous savez. A cause de la taille de notre vaisseau, de la notoriété et de toutes les activités qu'on a en plus. C'est un sacré truc, une sacrée organisation.

Un bruit de glissement suivi d'un "ding" caractéristique m'informe que mes commandes sont arrivées. J'regarde mon h-com. Rapide. J'me lève et m'étire par-dessus la table pour chopper le plateau, et je donne son café à Jean, prends le mien, et mets l'assiette de gourmandises entre nous, avec le sucre et la crème, s'il en veut.

- J'voudrais bien vous croire, pour la part d'enfance, vous savez. Mais j'sais pas trop si c'est vrai. Ouais, j'sais pas trop si c'est vrai.

Non, il ne sait pas, mais il croit sur parole. Il n'a aucune idée de comment fonctionnent ce genre de choses. Il ne connaît que les commerces à taille humaine. Les établissements familiaux qui se battent pour s'en sortir, qui ne sont pas en terme de paye ou de démission possible. Il sait aussi que tout gérant pense honnêtement être correct avec ses employés, même quand il ne l'est pas. La mauvaise foi n'est pourtant pas de mise partout et certains sont bienveillants alors que d'autres sont destructeurs. Le turnover est un bon indice. Il ne dit rien. Il ne dit rien car le café arrive et que c'est quelque chose qu'il n'a jamais vu. D'habitude, il a un liquide brunâtre et léger, de la texture de l'eau, avec une vague impression de sable mal dissout sur la langue et une amertume râpeuse. Cette boisson là est noire et épaisse. Son arôme perdu dans sa vapeur est capiteux, presque peccamineux par sa volupté. Il se sent rougir. "C'est...du café ?" Cela ne ressemble à rien qu'il se soit déjà vu servir.

Le gars fixe son café comme si c'était le truc le plus bizarre qu'il a jamais vu. Ca me fait hausser un sourcil un peu perplexe. Bon, c'est clair qu'on vient pas du même monde. Lui il est pauvre. Enfin, c'est même plus que ça. Il est carrément miséreux. Moi, j'suis pleine aux as depuis... Depuis toujours ? Ouais, Rob et moi on n'a jamais manqué d'argent, et avant Rob, je manquais encore plus de manque d'argent. Enfin bref. J'me force à lui faire un sourire poli, histoire de pas avoir trop l'air surprise par sa réaction.

- Oui, c'est du café. Vous n'en avez jamais bu ?

Je finis par me redresser sur mon siège, sans cesser de lui sourire - j'lui dois bien ça, quelques sourires.

- C'est une boisson que j'aime beaucoup, alors je suis assez pointilleuse sur... La qualité, la provenance, le goût, la texture, le... Enfin, à peu près tout. On a des machines spéciales qui moulent directement les grains, et... Tadam. Si vous le trouvez trop fort, faut pas hésiter à sucré ou mettre de la crème. J'peux vous commander du lait, aussi. Ca adoucit pas mal.

Moi, j'le bois pur, mais je sais que tout le monde aime pas le boire comme ça. Question de goût, comme tout.

Il regarde encore le contenu du gobelet qui l'attire. L'odeur est si bonne, il ose à peine y toucher. Dans le même temps, il se sent rougir de sa bêtise. Dans un endroit comme ça, il aurait dû se douter que ce ne serait pas pour lui. "Je pensais que vous parliez de Similifé..." Un substitut un peu comme du Nutrisoja mais liquide qui avait vaguement le gout d'autre chose que d'eau sale - malgré la couleur boueuse du breuvage - et contenait beaucoup de caféine pour aider les masses laborieuses à rester éveillées malgré un manque flagrant de sommeil. Il continue à regarder la boisson, hésitant.

"Je.." il ne devrait pas boire ça. Il n'est pas assez bien né pour cela, d'autres méritent l'argent qui a été dépensé dans ce gobelet. D'autres plus forts, plus utiles que lui. Il baisse les yeux. D'un autre côté, la boisson est là, dans ses mains et ce serait un crime que de la gâcher...non ? Il relève les yeux. "Je vais goûter brut..." Du lait et du sucre ? Pour une boisson ? Il inspire. "Mais si vous avez trop de lait et de sucre, je connais quelques enfants qui pourraient en avoir besoin..."

- On a jamais trop. Ne vous en faites pas, nous faisons régulièrement des dons à ces enfants, et la nourriture non consommée va directement nourrir les familles défavorisées. Mais donnez-moi les coordonnés de ces enfants, et je m'assurerai personnellement à ce qu'ils soient bénéficiaires de nos prochaines actions.

Pas besoin de me forcer, j'suis sincère. C'pas parce que je veux pas de gamins dans les pattes que je les aime pas ou que je veux pas les aider. Bien au contraire, j'pense que chaque gosse devrait pouvoir vivre à fond sa petite vie de môme, loin des préoccupations trop sérieuses comme le manque, la faim, la mort, les responsabilités et j'en passe. Mais bref, j'l'observe qui hésite devant son café. Passé les premiers instants, j'ai plus l'air surprise, et j'porte ma propre tasse à mes lèvres, le laissant découvrir ce breuvage sacré - sans lequel je serai certainement morte de fatigue depuis longtemps.

On a toujours trop. Cet établissement est trop. Il a toujours au fond des yeux des images de Salem, des enfants sales et trop nombreux aux yeux immenses dans des visages décharnés. Du nutrisoja pour seule nourriture. Il regarde le café, sombre, profond, riche, tentant. On a toujours trop mais cette boisson, il a envie de la garder pour lui. De la savourer comme un trésor. Est-ce un péché ? Met-il la vie de Blanche en danger pour une gorgée de cet or noir ? Ou bien, au contraire, est-ce faire preuve d'arrogance que de repousser le geste sans arrière pensé de la femme qui l'offre ? Il ne sait pas. Il n'a jamais été très bon pour résoudre ce genre de problème.

"Je vous les ferais suivre." Il lève le gobelet, la gorge sèche par l'indécision et prend une gorgée. C'est amer. C'est fort. C'est brûlé. C'est bon. C'est terriblement terriblement bon. Trop bon pour être honnête. Il repose le verre, avec quelque chose qui pourrait ressembler à de la vénération. "Wow..." Ses yeux brillent d'émerveillement - comme ceux d'un enfant devant une vitrine.

Plus le temps passe et plus j'ai l'impression que la bataille contre la pauvreté est un gouffre sans fond. On donne toujours plus, et j'me battrais pour ça jusqu'à la fin, mais y a toujours des gamins, des gens, qui ont que dalle. Au final, c'que je fais chaque jour... Les riches, ça les rend pas moins riches, et ça guérit même pas la pauvreté. Enfin, c'est quand même mieux que de rien foutre. J'supporterai pas de rien foutre, ça c'est clair. Et malgré tout, même si ça soigne pas la pauvreté, ça aide quelques gars, et c'est ce qui compte vraiment, au fond.

J'suis tirée de mes pensées par le chapelain qui... Découvre le café ? C'est amusant comme scène, même si j'souris pas, et que j'ai carrément pas envie de sourire, là. Il a l'air d'un gamin. Un gamin à qui on vient d'offrir le cadeau de ses rêves.

- Ça vous plait, on dirait.

J'approche ma propre tasse de mes lèvres, et j'bois une gorgée, puis une seconde, me retenant de juste vider la tasse d'une traite. Certainement sans prendre autant de plaisir à la savourer que le gars en face de moi, mais plutôt comme la droguée que je suis, et qui a désespérément besoin de sa dose.

- Le café, c'presque une institution ici. On en a de toutes les tailles, de toutes les sortes. Vous me direz lequel vous préférez, quand vous les aurez tous tester.