La danse des souris

Les mains de Seik'el cessent enfin de s'agiter. Elle hoche la tête en silence.

"Merci, Way'si." elle murmure, d'une voix plus chaude après les confidences. "Je me souviendrai de toi et je prierai la Dame."

Oh, bien sûr, rien de bien détaillé, mais elle en demande pas tant. Elle offre une oreille, elle note, elle prie. Elle rassemble les informations qui sont données presque par accident.

"Tu es savante alors." Elle hésite, elle lui aurait bien proposé d'aller aider à l'infirmerie, mais... "Ca pourra t'aider quand on vous aura déposés, que tu décides de retourner sur Mo'tanui ou de rester sur place. Dis-moi, cet ami qui faisait le lien entre les... esclavagistes, et toi. Il est ici ?"

"C'était un homme qui n'avait jamais connu que la cage de métal. Il était né dans les fers, il n'avait jamais vu les étoiles de loin, il ne connaissait pas les nuages dans le ciel de Motuani ni les bienfaits sauvages qui font sa nature. "

Je baisse la tête, la douleur revenant vriller derrière mon regard d'encre mais je la relève bien vite. Je dois à Esclave de ne pas ternir son souvenir par des regrets.

"Le jour où l'on me marqua, je ne fus pas docile. Pour ces hommes, me briser avait plus de valeur qu'un simple interprêtre. Je ne le revis plus jamais. On m'informa que c'était ma faute. Qu'ils ne pouvaient pas me blesser mais que la moindre suspicion de rébellion aurait des répercussions sur d'autres qui avaient moins de valeur. "

J'ai un léger sourire, amer tandis que quelque chose en moi se met soudain à briller. Et je sens la chaleur de cette amitié muette qui nous liais, lui et moi, malgré nos différences.

"Mais comme ils n'ont jamais su qui j'étais, ils ne pouvaient pas savoir qu'il était trop tard. L'Histoire de mon ami ne mourra pas. Je la lancerais dans les cieux comme une prière et elle ne sera jamais oubliée."

Elle lui serre à nouveau la main en silence. Elle pourrait dire qu'il a sans doute été revendu, qu'il est encore quelque part et qu'elle le reverra peut-être... mais à quoi bon ? Elle se fait pas plus d'illusions que Way'si.

"Je prierai pour lui aussi. Comme pour tous les anonymes, les innocents et les victimes de leur barbarie." La Dame a le coeur assez grand pour tout entendre et pour veiller sur tous ses enfants... quels que soient les choix qu'elle a faits pour eux.

"Merci. Revient un autre jour et je te la conterais pour que tu la notes. Tu pourras la diffuser celle-ci, elle sera un avertissement pour nos frères et nos soeurs, un peu d'espoir pour ceux qui n'ont jamais connu autre chose."

Pas aujourd'hui. Revivre mon emprisonnement m'a fatigué et je veux être dans un bon état d'esprit pour rendre honneur à Esclave. Peut-être qu'avec cet adieu, il sera en repos ? J'inspire.

"Y a-t-il quelque chose d'autre que je peux faire pour habiller un peu le temps qui s'écoule jusqu'au débarquement ?"

"Je reviendrai, Way'si Tompa. Je te le promets." qu'elle murmure, très bas. "Je peux peut-être t'apporter des livres. Pour lire toi, ou... pour distraire les autres. Tu as des thèmes de prédilection ? Tu as parlé de médecine, je dois pouvoir t'en trouver si tu veux."

Des livres. Si longtemps je me suis énervée contre cette obstination à graver des histoires au charbon sur des arbres. L'écriture m'avait paru stupide et les lettres s'étaient longtemps refusées à moi, générant une frustration qui avait fait plisser mon front et m'avait régulièrement privée d'un repas pour autant que j'aie pu en juger. Enfin, j'avais eu faim pendant mon apprentissage et moins ensuite mais ce que cela pouvait bien signifier...

Et pourtant, avec le temps, j'ai apprivoisé ces étranges animaux de savoir. Je reste persuadée que l'oralité est la meilleure façon d'enseigner. Un livre ne sait pas si tu as compris. Il ne peut pas t'expliquer différement. Un livre est figé et porte des oeillères. Un livre cependant, ne révèle qu'un seul message. Si je ne peux pas croire les livres écrits par les envahisseurs pour les mo'at, je peux croire ceux qu'ils écrivent pour eux-même. Esclave avait réussi à m'en procurer un avant sa disparition. Une histoire de ballon rouge.

"Médecine, je veux bien s'il te plait. Vous n'avez pas de raison d'avoir des histoires pour enfant je suppose ?"

Des..? Seik'el fronce les sourcils de concentration. Elle est sûre de pas avoir ça dans ses stocks, mais peut-être certains qui auraient des enfants pourraient en avoir.

"Je peux me renseigner mais je peux rien te promettre."

"C'est déjà beaucoup." La plus belle vigne du monde ne peut donner que ce qu'elle a, dit un dicton de ma tribu. Je ne suis pas ingrate, ces gens m'ont offert une liberté qui n'a pas de prix. Des livres, ce ne sont que des mirages, pour étudier les envahisseur, travailler mon vocabulaire. J'hésite et je me lance. "Continue ce que tu fais parmi ces gens, ma soeur. Tu es un exemple pour nous tous."

Un exemple ? Si seulement. Une chanceuse, une miraculée. Quelqu'un qui a eu une chance que le Capitaine refuse de laisser à Way'si et à tous les autres. C'est tellement injuste. Elle a été recrutée, embauchée, sauvée, et eux... ils aimeraient aider certains, ils en seraient capables, mais il faut refuser, les laisser à terre. Qu'il lui tarde de lâcher les masques et d'embaucher à nouveau ! Les registres n'attendent que l'encre fraîche des recrutements.

"Pas assez hélas." Pas assez les livres, pas assez un exemple. Pas assez. "Que la Dame veille sur les siens. Je reviendrai. Je reviendrai, Way'si."