Sois un homme, mon frère

Elle me prend la main. Je lève les yeux de surprise et... bleu. Professeur Gardenia qu'elle est belle.

...euh. Euuuh. C'est quoi ce compliment ? Et c'est quoi cette question-piège là ?

"Nan." je mens en détournant les yeux.

Crédibilité zéro. C'était totalement la voix du gamin à qui sa mère demande s'il aurait pas volé des bonbons par hasard et qui en a plein la bouche. J'ai les joues qui brûlent, c'est affreux. Je regarde ma crêpe toujours fumante. Elle fait moins peur.

"J'ai pas peur." Sans blague. Arrête d'enfoncer le clou, t'es ridicule. "...c'est juste que..." Oh qu'elle est intéressante cette crêpe. "...bah j'ai peur de mon ombre en fait alors euh..." Tais-toi, tais-toi..."...ben vous êtes quand même vachement plus, euh..." J'me rends compte que je louche sur son genou derrière la crêpe. "... baaah... 'fin vous voyez."

Ben oui elle voit. Elle est belle et intelligente et compagnonne et euh... tout ça, quoi. Et puis elle fait trente centimètres de moins que moi au moins et elle est toute gentille et tout, mais elle a une présence... une présence...

La brune serre doucement les doigts de Wynnstan dans les siens, se voulant rassurante. Elle ne s'est pas trompée. Il a peur d'elle, mais aussi de tout. Laylia aimerait creuser un peu avec lui les raisons de cette peur généralisée, pour peut-être y trouver des solutions, mais tout d'abord, elle doit tenter d'améliorer comment le jeune homme se sent vis-à-vis d'elle. Aussi, elle lui sourit doucement, espérant qu'il pourra le voir du coin de l'oeil comme il n'ose la regarder en face.

"Je ne vous veux aucun mal, au contraire, Wynnstan. J'apprécie votre compagnie, vraiment, et pas uniquement parce que je suis Compagnonne. Vous voyez, il y a longtemps que j'ai choisi de ne travailler qu'avec les personnes avec qui je partage une compatibilité d'esprit. Je n'aurais pas accepté de vous rencontrer si j'avais jugé que nous n'avions pas une chance de l'être, et maintenant que j'ai eu la chance de vous connaitre un peu, je suis certaine de ne pas m"être trompée."

Elle ne rappelle que très rarement à ses clients qu'elle travaille en tant que Compagnonne lorsqu'elle est avec eux, pour que leur relation ne soit pas entachée par une fausse impression d'obligation. Néanmoins, dans certains cas, comme celui-ci, pour rassurer, Laylia fait entorse à sa règle.

"Est-ce qu'il y a quelque chose que je puisse faire pour que vous soyez plus à l'aise avec moi? Commencer par nous tutoyer aiderait peut-être?"

Bah ouais j'imagine bien qu'elle me veut pas du mal, mais ça la rend pas moins impressionnante. Et belle. Et surtout impressionnante. Pis j'ai pas l'habitude qu'on soit gentil avec moi. A part certains profs. Mais c'est pas une prof, c'est une Compagnonne avec plein de qualifications dans des domaines où j'en ai aucune, ou dans les négatifs genre la sociabilité, et euh voilà ? Comment j'peux être à l'aise avec quelqu'un qu'est à des kilomètres au-dessus de moi pour absolument tout, et surtout ce qui se voit ?

"Euh... j'me vois pas trop vous tutoyer, honnêtement." Elle est trop... euh... tout ça. "Mais vous pouvez si vous voulez." j'ajoute en me grattant la tête de ma main libre. J'ai jamais été chiant avec ça.

Par contre y a un truc qui me chiffonne. J'ai bien l'impression qu'elle dit ça pour me faire plaisir, mais j'pose quand même la question. En faisant un gros effort de volonté pour regarder... non pas le menton, trop bas... euh... le tronc de l'arbre ? Ouais, l'arbre il est bien. Il fait pas peur l'arbre.

"Comment vous pouvez savoir ça ? Qu'on serait "compatibles d'esprit" ? 'fin... vous le jugez à quoi ?"

Et accessoirement comment on peut être compatible d'esprit avec un truc infoutu d'aligner deux phrases qui parlent pas de son boulot ?

Laylia hoche la tête, n'insistant pas sur la question du tutoiement. Puis, sa question la surprend un peu. Pas tant par sa curiosité à reconnaître la compatibilité d'esprit, mais par l'expression qu'il affiche, comme si le fait que quelqu'un l'estime lui était étranger. Il n'a vraiment que si peu d'estime de lui-même? La Compagnonne lui rend sa main et lui explique doucement son processus.

"En gros, je juge cela via deux facteurs importants. Premièrement, je cherche des gens avec qui partager des conversations intéressantes et où il est possible d'apprendre de l'autre. L'intellect et le partage passent avant tout, dans mon travail comme dans mes relations. Vous êtes un chercheur passionné, Wynnstan. Vous vous transformez lorsque vous parlez de votre travail et de vos découvertes, ce qui me donne envie d'en apprendre plus sur le sujet, et sur vous aussi."

Elle prend une pause, le temps de goûter a sa crêpe qui a pu refroidir à une température agréable pour être dégusté maintenant.

"Je crois également que je peux vous être utile, vous aider peut-être, si ce n'est pas trop présomptueux de ma part de l'espérer. Si ce n'était pas le cas, je ne serais pas ici, la relation devant être mutuelle à mon sens. Je n'ai jamais été quelqu'un qu'on affiche en trophée ou uniquement pour les plaisirs physiques."

Elle lui sourit doucement avant d'ajouter :

"Ensuite, j'ai horreur de la violence. Aussi, je ne pourrais jamais avoir une compatibilité d'esprit avec quelqu'un d'agressif, ce que vous n'êtes pas."

Oh ben ça c'est pas mon genre, les trophées et euh. Le reste. Puis l'agressivité, genre, agressif, moi ? Ca me tire un sourire nerveux, une seconde, un peu désabusé aussi.

"Vu comme ça j'imagine que... ouais. Z'auriez du mal à trouver moins agressif que moi. Pis les trophées... pour vous dire, même mes diplômes je les affiche pas."

Alors une dame... Je vois qu'elle entame sa crêpe, mais je reste encore un peu sans toucher la mienne. M'aider. Comme un genre de psy ? Elle a dit qu'elle était psy. Un genre de psy. Mais ça va, j'ai pas besoin d'aide moi. J'ai pas que ça à faire de voir un psy, pis j'ai du boulot, et j'en ai pas besoin t'façon. Quel gamin avec une famille comme la mienne aurait besoin d'un psy, franchement ? J'aimerais bien trouver quelque chose à répondre pour me protéger, quelque chose de crédible à défaut d'être vrai, mais j'vois pas quoi. Vraiment, je vois pas quoi. Alors j'la regarde, une seconde, juste le temps de me rappeler qu'elle est belle à sauter par la fenêtre (par chance y a pas de fenêtre), et je cherche un truc à regarder entre l'arbre et elle.

"Quand vous parlez de m'aider. Vous pensez à quoi ?"

Sûrement pas à une séance chez le psy de toute façon. Quinze ans de casseroles ça se règlera pas en un soir. Ou en dix ou en cent.

À sa réponse, Laylia sourit de plus belle.

"Et j'allais d'ailleurs presque oublier que vous étés modestes. Vous auriez toutes les raisons de ne pas l'être, donc c'est tout à votre honneur, et c'est une qualité que j'apprécie beaucoup."

Elle le sent confus un instant, ce qu'elle peut comprendre, et lui laisse le temps d'absorber l'information qu'elle vient de lui offrir. Pour ne pas le presser, elle détourne elle aussi le regard, perdant ses yeux sur le parc autour d'eux, et prend une nouvelle bouchée de sa crêpe. Laylia n'est pas déçue de son choix. Lorsqu'il lui pose une nouvelle question, elle le sent sur ses gardes, comme plus tôt. Il ne veut probablement pas d'aide, peu importe pour quoi ou comment. Si c'est vraiment ce qu'il veut, elle ne le forcera pas, bien sûr.

"Plusieurs choses, et tout dépend de ce que vous voulez, vous aussi. Je ne suis pas psychologue, bien que j'ai étudié la psychologie, aussi rassurez-vous, ce n'est pas une thérapie que je vous offre. C'est plutôt une oreille, si vous voulez parler, une distraction de vos soucis, comme je vous disais plus tôt... ou peut-être, si vous m'en offrez la chance, que je pourrais vous aider à avoir plus d'estime pour vous même et moins peur du monde qui vous entoure."

Son expression se fait inquiète et soucieuse. Ses dernières paroles sont risquées, et Laylia espère sincèrement que Wynnstan ne les prenne pas mal, mais elle ne pouvait pas lui mentir.

C'que j'veux. J'en sais rien moi. Faire ma vie tranquille, que le Professeur Gardenia ou quelqu'un d'autre d'au moins aussi éminent - donc le Professeur Gardenia et c'est tout, si on m'demande mon avis - me remarque et m'aide à avoir les crédits, les habilitations et toutes les paperasses pour pouvoir diriger mes projets de recherches sur des trucs vraiment importants, et pas juste une nouvelle crème anti-rides pour les vieilles richardes. C'est moche en plus une vieille qui assume pas ses rides, ça ressemble plus ni à une vieille ni à une jeune, mais ça paie et l'argent c'est ce qui permet les recherches. C'est moche. Mais c'est comme ça.

Et donc ouais, j'sais pas c'que j'veux d'autre, à part bosser et essayer de passer au-dessus de mon incapacité maladive avec les gens pour réseauter avec les bons gens. Alors j'réponds pas. J'tourne juste la tête doucement et j'mords ma crêpe. Elle brûle pas, c'est bien, manquerait plus que j'me mette à en cracher partout. Elle est bonne, même. Encore mieux.

J'crois que j'devrais répondre un truc quand même.

"V'savez..." J'regarde un groupe de gamins qui jouent un peu plus loin. "C'est pas en un jour qu'on change ce genre de trucs. J'ai grandi comme ça. J'me suis construit comme ça. En sachant que le risque est partout. Tout l'temps. J'ai pas fait la guerre hein, j'ai pas de syndrome post-traumatique, rien d'aussi grave. Mais disons que... y a des choses qui marquent."

Et que j'pourrai jamais réparer maintenant.

Les paroles de Wynnstan font s'effacer le doux sourire de Laylia. Ce jeune homme la touche profondément, finalement. Il la rend... triste aussi. La brune dépose sa crêpe à demi mangée sur le sac en carton ayant servi à transporter leur repas puis se retient de lui prendre de nouveau la main. Elle vient plutôt joindre ses mains sur ses genoux, ayant compris que les contacts le mettent particulièrement mal à l'aise pour l'instant. Puis, après un moment de silence où Laylia choisit précautionneusement ses mots, elle réplique doucement :

"Vous avez raison. On ne change pas en un jour. Néanmoins, peu importe la profondeur de la blessure qui nous habite, je crois fermement qu'il n'est jamais trop tard pour essayer de guérir. Pour essayer d'être plus... heureux."

Son propre regard se perd un instant derrière le rouquin, sur les arbres du parc sans pourtant réellement les voir. Elle aussi a eu mal. Elle aussi s'est construite autour de blessures et de peurs. Elle aussi, encore aujourd'hui, étouffe cette même blessure à l'intérieur d'elle et refuse catégoriquement d'en parler à qui que ce soit, alors personne ne sait. Mais elle s'est battue et se bat encore pour la vaincre, pour continuer à vivre. Elle s'est accrochée aux belles choses de sa vie, à sa fille, pour trouver le bonheur et ne pas se laisser sombrer. Leur situation est surement différente, mais si elle a pu surmonter ses démons, lui aussi peut.

"Vous voulez en parler? De ces choses qui marquent?"

"Nan." J'ouvre la bouche avec la ferme intention de répondre ça, mais quand j'la referme j'ai rien dit. J'regarde toujours les gamins se chahuter. J'ai oublié quand c'était la dernière fois qu'on avait fait les idiots tous ensemble. Je reprends un peu de crêpe - c'est vrai qu'elle est bonne - et je mâchonne pendant un moment, pensif. C'est plus le silence de l'awäk terrifié par le Grand Méchant Monde (et les beaux yeux bleus et les dames qui font peur et qu'on sait pas où les regarder pour éviter les incidents diplomatiques). C'est le silence du wovi'ite qu'a pas envie d'étaler ses secrets au monde. 'fin j'suppose. J'ai pas envie d'en parler, ça c'est sûr, mais après, à quoi ça peut bien ressembler de dehors ? T'façon...

"Mon frère a bien dû vous en toucher deux mots." j'avance, un peu boudeur, à peu près certain de pas me planter.

Il en parle à tout l'monde, ce con. Il fait chier.

Laylia le voit hésiter. Elle a d'abord senti qu'il allait se refermer aussi fermement qu'une huître, mais soudain, elle aperçoit une ouverture. Toute petite, amère et réticente, certes, mais une ouverture. C'est une victoire en soi. Puis, lorsqu'il lui répond enfin, la brune hoche d'abord négativement la tête avant de préciser :

"Rien de plus que ce que je vous ai déjà dit. Et même s'il m'avait parlé plus avant de vous, ce ne sont pas ses mots et ses impressions qui m'intéressent. C'est votre vie, Wynnstan. C'est vous qui la vivez, alors c'est vous qui savez ce que vous être, ce que vous ressentez et ce que vous voulez. Personne d'autre, peu importe s'ils sont bien intentionnés ou croient bien vous connaitre."

Non mais si, il en a forcément parlé, le moindre poivrot qu'il a jamais vu au Runny il lui raconte sa vie, son père, lui qui se sacrifie pour ses ingrats de cadets, alors à elle.

Moi j'ai pas envie d'en parler. Ca la regarde pas. Et puis on m'écoute jamais, t'façon. Si elle m'écoute parce qu'elle est payée pour, ça sert à rien. Pis moi j'sais pas quoi faire quand on m'écoute. Quand j'parle de mes recherches ça va, enfin non ça va pas mais j'ai appris à ce que ça aille, et en tout cas ça va moins pire que si j'parlais de, je sais pas, mon père devenu un meuble pendant presque quinze ans ?

"Des pirates." je commente. Peut-être que le plus d'agressivité et de méchanceté dont je suis capable, et ça vole pas très haut, c'est quand il faut dire ce mot.

J'ai pas envie d'en parler. Et pourtant j'ai envie de croire que peut-être elle veut vraiment m'écouter.

Il est mal, encore incertain et bien sur, il ne la regarde toujours pas. Mais il parle de nouveau. Deux mots simples, mais qui veulent dire beaucoup. Des pirates.

Laylia est intérieurement en conflit vis-à-vis ce les pirates en général. Entre ce qu'elle sait que certains font subir d'horrible à beaucoup de gens, le fait qu'elle a plusieurs clients pirates et sa relation de plus en plus compliquée émotivement avec Jaziel... la réconciliation des idées n'est pas une chose facile. Elle sait néanmoins que, comme pour tous dans ce monde, aucun groupe n'est homogène. Il y a donc ce qu'elle appelle intérieurement les "bons" et les "mauvais" pirates. Les bons sont ceux qui se décrivent eux-mêmes comme suivant le Code, comme ayant une Flamme. Laylia n'a néanmoins que trop peu de connaissances sur les autres pirates pour réellement comprendre la différence sur ces deux points, mais le fait qu'ils ne massacrent pas inutilement des innocents et qu'ils luttent contre l’esclavagisme lui suffit. C'est peut-être naïf de sa part, mais peu importe. Elle sait que certains pirates sont des personnes bien. Jaziel est quelqu'un de bien. C'est tout ce qui compte.

Elle ne dira bien entendu pas ce qu'elle pense des pirates et de leurs nuances à Wynnstan, pas après la haine et le ressentiment qu'elle a perçu dans sa voix à leur évocation. Cela ne l'empêchera pas de l'écouter et de tenter de le comprendre. Après un nouveau moment de silence, elle le relance.

"Ils vous ont blessés?"

Si seulement. J'secoue doucement la tête, toujours sans la regarder. Mon reste de crêpe refroidit paisiblement dans ma main. Il s'en fout, lui, des mots à mettre sur l'horreur.

"Non, pas moi."

Si seulement, ouais. J'aurais pas dû commencer. J'aurais dû rien dire, finir ma crêpe, et me casser. Ou lui reparler des liselles. C'est bien, les liselles. Pas prise de tête. Enfin si, mais au labo ou quand il faut préparer un article dessus. Là, ça va.

"C'est à cause d'eux que j'fais ces études."

Pour sauver quelqu'un qui m'a pas attendu. S'il savait comme je lui en veux. Comme j'en veux à Wulf de pas m'avoir laissé sauter de classe. Comme je m'en veux de pas avoir été encore meilleur pour trouver à temps.

La brune tente de se faire un portrait de la situation, avec les minces brides d'informations qu'elle a : Il a peur du monde entier, des pirates ayant blessé quelqu'un près de lui, et à cause de cela, il fait des études en neurochirurgie. La personne ayant été blessé a du l'être il y a longtemps, pour qu'il choisisse cette orientation, aussi elle s'imagine qu'il ne devait être qu'un enfant à l'époque, et que cette personne était particulièrement important pour lui. Un frère ou une soeur? Un parent peut-être? Ou un proche de la famille avec une place particulièrement importante dans sa vie?

"Qui ont-ils blessés?"

Des questions simples, qui n'appellent pas nécessairement au développement profond, mais qui ouvrent la porte à le faire s'il en ressent le besoin, ou si le flot de ce qu'il retient en lui choisis ce moment pour s'échapper. Elle sait très bien que rien de ce qu'elle pourra lui dire n'aura un effet miraculeux, qu'elle ne pourra pas non plus lui offrir une solution magique sur un plateau. Ces choses n'existent pas. Mais parler de ce qui fait mal à une oreille à l'écoute, partager son fardeau et ne plus le porter seul, même pour un moment, peut faire son propre petit miracle sans même qu'on le réalise tout de suite.

"..."

J'ai beau me dire que ça me manque pas, que déjà à l'époque j'avais toujours le nez fourré dans mes bouquins... ils ont de la chance, ces gamins.

"...mon père."

Si seulement c'était aussi simple. J'm'appuie sur mes genoux pliés, la crêpe toujours dans la main. Et puis comme si d'avoir dit ça avait libéré un truc, je m'entends expliquer. Sûrement aux gamins, loin, là-bas, parce que je la regarde toujours pas.

"Pas juste blessé. Il a perdu toute mobilité. Quand je dis "toute", je veux dire qu'il pouvait plus rien bouger. Sauf une paupière. La gauche. Syndrome d'enfermement, on appelle ça. Et on peut rien faire. La cybernétique a besoin d'un système nerveux en bon état pour fonctionner... et lui... lui tout était mort à part cette paupière et l’œil derrière. Et une oreille." J'inspire. Mon souffle tremble un peu, mais ma voix non. Ca va. "Alors j'ai décidé que j'trouverais comment réparer les lésions nerveuses. J'y ai passé ma vie, littéralement, avec des livres et un ami neurochirurgien de mon père. Il m'a appris tout ce que je pouvais comprendre. J'engrangeais tout c'que j'pouvais. J'ai eu des bourses pour aller étudier sur Valenos. J'ai passé tous mes examens, j'ai tout réussi." J'la regarde enfin, comme si elle pouvait faire quelque chose. "Et il est mort."

J'ai presque plus de voix et sûrement toute la détresse du monde dans les yeux. Parce qu'au fond, les quinze dernières années, c'est comme si elles avaient servi à rien.

Être Compagnonne signifie beaucoup de choses, et pas uniquement tenir compagnie. C'est aussi comprendre son prochain, être cette écoute et ce soutien que personne d'autre ne peut offrir, être cette personne qui vous emporte hors du temps et à qui s'ouvrir est sans danger aucun. Mercè est reconnue pour cette facette de son métier, et c'est ce qui justifie son amour pour sa profession. Aussi, cette femme aux cheveux sombres écoute sans rien dire, profondément touchée par ce déversement de mots et son sens après tant de fermetures chez Wynnstan. Ce n'est qu'après un bon moment que sa bouche s'ouvrira de nouveau pour répondre sobrement et avec douceur en dépit de son coeur serré :

"Je suis navrée. Personne ne devrait jamais avoir à vivre ce que vous avez vécu.

Sa main se pose de nouveau sur ses doigts. Tant pis, cette situation rend ce geste nécessaire.

"Ce n'est pas votre faute. Ni son état ni sa mort, Wynnstan. Vous avez fait bien davantage que ce qu'on fait d'habitude en ces circonstances. Vous avez essayé, et vous continuez pour aider d'autres personnes. C'est tout ce qui doit compter. Je sais que cette vie est très souvent injuste... mais ce n'est pas de votre faute."

Défi sans L:

Je hausse les épaules, genre mais non c'est rien ça va, mais de nouveau j'regarde ailleurs. On va pas s'attarder là-dessus. Les Trinitaires diraient que c'était la volonté de l'Unique, les Mo'ats que c'était celle de Calypso. Nous, les Corporatistes, on a personne à invoquer pour justifier ça. Et des fois, qu'est-ce que ça peut manquer. Est-ce que vous savez c'que ça fait, vous, de voir votre père soudain réduit à rien, votre mère devenir une ombre, votre grand frère tout prendre en main avec ses deux points de QI et demi et finir parfaire la même chose que les assassins de papa ? Non elle sait pas. Bien sûr elle sait pas. Y a que les Searuweard qui savent. Et ça s'demande pas, ça. Même aux Searuweard. Alors à une Belle Dame... même gentille et payée pour...

"Donc bon. J'dis pas qu'j'étais un casse-cou avant ça, mais j'pense que ça m'a pas arrangé. Pis à avoir tout le temps le nez dans les livres, les gens..." je tente en forçant un début de sourire.

C'est pas pour rien que j'suis très, très content de faire mon internat dans un labo et pas dans un cabinet.

C'est à peu près là que je capte qu'elle a sa main sur la mienne et que je sens mes joues prendre feu. Mékeskelfé, bugue mon cerveau, pendant que, je suppose, j'me raidis comme un passe-lacets en regardant, genre, très loin. Très très loin.

Laylia hoche la tête. Elle ne peut pas dire qu'elle comprend réellement ce qu'il a vécu et ce qu'il ressent aujourd'hui. Lui seul l'a vécu, et lui seul peut réellement comprendre. Tout comme Laylia est la seule à pouvoir comprendre ce qu'elle a enduré toutes ces années, pourquoi elle l'a fait sans jamais rien dire, comment elle a survécu et comment elle se sent aujourd'hui vis-à-vis cette partie de sa vie. Néanmoins, elle essaie, au mieux de ses capacités, de ses connaissances et de son empathie, de se représenter ce qu'a vécu Wynnstan.

"Est-ce que cela vous pèse? D'avoir peur des autres, de vous isoler?"

L'isolement n'est pas un enfer pour tout le monde, dans une certaine mesure. Elle n'est réellement un problème que lorsqu'elle devient contraignante et nous empêche de faire des choses que l'on souhaiterait, qui nous rendraient heureux. Laylia remarque ensuite sa nouvelle raideur et ses yeux posés sur sa main qui tient la sienne. Puis qu'ils sont sur le sujet, elle profite donc de l'occasion pour glisser ses doigts entre les siens et relever leurs mains jointes entre eux pour les mettre bien en évidence. Doucement, elle joue avec ses doigts et caresse ses articulations du pouce. Il peut retirer sa main s'il le désire néanmoins, elle ne le retient pas.

"Est-ce que cela vous fait peur, aussi?"

Mékeskelfé ? J'la regarde surtout pas, je sais très bien que j'aurais l'air d'un awäk pris dans les phares d'un speeder, et d'ailleurs vu que j'ose à peine respirer et que j'suis encore moins souple qu'y a trois secondes, j'dois quand même avoir l'air de ça. Mais avec les mains de chauve-souris que j'me tape, immenses et toutes maigrichonnes (assorties au reste quoi), les siennes doivent faire toutes petites dedans... euh, dessus. A côté ?

"..." j'essaie, sans même savoir quoi dire.

J'ose même pas jeter un coup d’œil. Au bout de la main, y a une Belle Dame. Gentille. Qui fait peur. Et que je sais pas ce qu'elle veut à ma main ni au reste de moi mais personne me l'a jamais prise comme ça. Et euh ça me gêne pas d'être isolé moi, surtout si ça peut éviter ce genre de... euh... situation ?

"...beeen..."

Malgré sa réaction, Laylia ne lâche pas sa main. Elle répond simplement, à mi-voix, comme pour se confirmer à elle-même avec un pincement de coeur :

"Oui, cela aussi."

Toujours, il peut retirer sa main à n'importe quel moment, elle ne le retient pas. Ses doigts jouent encore un peu avec les siens, sans aucune connotation que celle de la douceur, puis elle vient simplement les entrelacer aux siens avant d'arrêter de bouger. La brune pousse un léger soupire de tristesse. La chaleur humaine est quelque chose d'essentiel, comme l'air qu'on respire. En avoir peur, c'est donc comme craindre de respirer. Bon sang qu'il doit se sentir seul.

"Est-ce que je vous fais mal?"

Ben oui, ça aussi. Surtout ça peut-être même. Situation totalement nouvelle et inconnue, gentille dame (payée) belle comme la Beauté, le frangin derrière, comment elle veut que j'aie pas peur ? Je sais même pas par quel prodige elle m'a fait raconter ma vie sans que je tombe dans les pommes avant !

Et elle me tripote toujours les doigts et c'est un peu comme si ça effaçait le reste du monde, peu à peu. Les gamins qui jouaient sont partis, leur père est venu les chercher. Moi je sais même plus s'il est venu me chercher un jour. Ca me serre un peu la gorge sur le moment et puis ça passe. Comme toujours. J'ai grandi sans. Ca a pas eu le temps de me manquer. Ce qu'on connaît pas, ça peut pas manquer, pas vrai ?

Je comprends pas tout de suite pourquoi elle me pose cette question.

"Non ?" j'avance, en me demandant où est le piège mais toujours sans bouger une oreille.

Peut-être qu'elle veut me prouver qu'elle mord pas et que j'ai pas de raisons logiques d'avoir peur ? D'une j'en ai plein, et de deux depuis quand c'est forcément logique, la peur ?

"Est-ce agréable?"

Un pas à la fois. Quelque part, Laylia a l'impression d'avancer avec la même précaution qu'avec un animal blessé et effrayé. La moindre erreur de sa part pourrait le faire fuir, mais rester à l'écart et ne rien faire n'est tout de même pas une option. Pas uniquement, car c'est son travail, mais aussi parce que c'est sa vocation, car c'est le fait d'être humaine qui l'empêche d'ignorer détresse et solitude chez les autres. Puis, comme elle a l'impression de saisir de plus en plus ce qui le met aussi mal à l'aise, au-delà du contact physique, elle tente une nouvelle fois de le rassurer d'une voix qu'elle veut la plus douce possible.

"Je ne fais pas ce métier pour l'argent, vous savez? Si c'était le cas, je ne serais pas ici. Je le fais pour les gens que je rencontre, pour ce contacte, comme le notre maintenant, qui nous font nous sentir humains."

Elle lui sourit.

"Je vous l'ai assuré plus tôt, mais permettez-moi de me répéter. Que ce soit votre frère qui a organisé notre rencontre n'a aucune importance pour moi. Je ne lui dois aucun compte rendu, ni rien du tout d'ailleurs, et tout ce qui se dira ou se passera... ou ne se passera pas... entre nous restera notre secret. Si vous souhaitez lui raconter notre soirée, libre à vous. Libre à vous de lui inventer une histoire aussi, si cela vous convient. Il n'y a que vous et moi, là maintenant. "

"..."

C'est super flippant surtout, si elle me demande mon avis. Elle le demande en fait, mais j'pense pas qu'ça lui convienne comme réponse.

"Je..."

Est-ce que c'est agréable, j'en sais rien moi. Normalement pour avoir la paix faudrait que je dise ce qu'elle veut entendre maiiis... je suis déjà pas crédible quand je dis la vérité, alors quand j'invente... Mais euh...

"...j'sais pas. C'est surtout bizarre... la situation et tout."

Clair que s'il m'avait demandé mon avis, le débile, j'lui aurais expliqué que j'voyais pas mon premier rendez-vous galant comme ça. Abruti. J'suis pas sûr de bien comprendre la suite. Enfin ce qu'elle veut dire.

"Vous connaissez pas mon frère. La vie privée et lui... pis j'sais pas mentir." Et puis soudain la lumière se fait et je crois que j'deviens violet tellement je rougis d'un coup. J'crois qu'elle parle de euh... "...manger des crêpes c'est déjà pas mal ?" je hasarde.

Clairement je suis pas en état d'envisager qu'on puisse tenter quoi que ce soit de plus... de... enfin voilà. Déjà que j'suis presque à deux doigts de tomber dans les pommes... je l'enlève d'ailleurs, ma main. Doucement, j'essaie. Elle est toute moite, c'est affreux, la dame doit déjà faire avec ma pasdouétude, on va pas lui infliger ça quoi mince... Je la presse sur le pantalon. Ma main.

"Parlant de crêpes..." je regarde le reste de la mienne dans mon autre main, presque heureux de la distraction. Toujours ce sentiment de pas faire ce qu'il faut encore...

Un sourire doux étire les lèvres de Laylia et elle n’oppose aucune résistance lorsque Wynnstan choisit de retirer sa main.

"Manger des crêpes, c'est parfait même."

La compagnonne détourne le regard, posant les yeux sur le paysage qui les entoure, donnant un peu d'espace après ce moment visiblement intense pour lui au jeune rouquin. Sa décision est prise, avec la nouvelle lumière qu'il a apportée sur ses désirs comme ses peurs. Elle ne tentera pas plus avant de le rendre à l'aise avec le contact physique, aussi minime soit-il, à moins que lui-même n'en montre l'envie. Il va aussi s'en dire qu'elle oublie d'emblée les quelques plans qu'elle avait faits d'avance pour plus tard dans la soirée, et ses réflexes de compagnonne la font aussitôt chercher de nouvelles activités à proposer. Ils vont simplement profiter de la soirée, rien de plus. Malgré que le frère de son client sera surement déçu de la voie empruntée, Laylia compte bien rendre leur moment ensemble agréable pour Wynnstan, conformément à ce que lui souhaite, et pas selon les souhaits de qui que ce soit d'autre.

Elle prend donc une nouvelle bouchée de sa crêpe puis, avec un sourire amusé et complice, lance à son partenaire :

"Si vous avez peur qu'il vous pose des questions indiscrètes, je peux me charger de votre frère. Je dois mentir aussi bien que vous, néanmoins, d'après mon expérience, les gens ne questionnent pas mes paroles sur ce sujet, peu importe ce que je dis!"

"Vous avez bien de la chance..." je commente, petite mine, en finissant ma crêpe. Froide. Évidemment. "Mais je... préférerais pas. S'il vous plaît. Parce que... on va où si on commence à mentir à sa famille ?"

S'il y a bien un truc que j'ai appris depuis tout gamin, et que l'autre taré m'a fait rentrer dans la tête à coups de maximes à la première occasion - et de tartes à cinq parts dans la gueule aussi un peu - c'est que quand on est dans la merde on peut compter que sur sa famille. Même dysfonctionnelle à mort.

"Je euh. Vous avez de la famille vous m'dame ? Enfin si j'peux d'mander ?"

"Vous avez bien raison."

Il est attachant, définitivement. C'est dommage qu'il ne souhaite aucun contact physique, au final, car malgré sa gène, sa personnalité est tout à fait compatible avec la sienne, et elle apprécie vraiment sa compagnie, même s'il ne la croit pas. De plus, ça douceur résonne avec la sienne. Dans ces cas-là, l'expérience physique peut généralement être poussée plus loin, être plus pleine et riche, tout comme le reste d'ailleurs. Mais il y a quelque chose de particulier dans l'intimité partagée, lorsque deux esprits parviennent à se trouver. Quelque chose d'unique et de beau qu'elle recherche toujours dans sa vocation. La Compagnonne se demande alors si le jeune homme a jamais connu l'intimité avec quelqu'un auparavant. Son frère avait insinué que non, mais entre le fait que Wynnstan ne souhaite pas mentir à sa famille et celui de leur raconter ce genre de choses, il y a un monde. S'il n'a jamais connu la chaleur d'un autre, peut-être est-ce aussi pour cette raison qu'il craint tant qu'elle le touche? Enfin...

Sa question surprend légèrement Laylia, qui a peu d'habitude à ce qu'on lui pose des questions aussi personnelles. Elle hésite un bref instant, évitant généralement de mêler des choses aussi près de son cœur à son travail, mais dans ce cas particulier, elle ne voit aucune raison dangereuse justifiant de ne pas s'ouvrir à son tour.

"J'ai une famille, oui. Ma fille, Abygaël, ainsi que ma mère, Emilia. Et vous? Outre votre frère aîné, bien sûr."