Une guimauve, du rhum et un torse nu. [Eugène & Azel]

Je tourne l'angle du couloir, mitraillette en main. Je reste prudente, on sait jamais ce qu'on peut trouver dans la prochaine salle. J'entend des bruits étranges, ça doit être par là-bas, je prend la direction des cris. Je crois que s'en est. Je pousse une nouvelle porte, à double battants, entre dans une nouvelle pièce. Grande, haute de plafond, un dôme sous l'océan. Les cris se précisent. Et je sursaute quand des zombies sortent en trombe de derrière un angle de la pièce que je ne voyais pas. Réflexe, mon doigt active la mitraillette et je vise. Plutôt bien. Sauf que, je vois un nouveau groupe m'arriver dessus à mesure que j'avance pour m'extirper des griffes des premiers. Et je me fais avoir dans un coin, ils sont trop nombreux. Alors je pousse un crie, peu importe que l'on m'entende ou non. J'enchaine les dégâts, je meurs.
Et je lance ma console sur mon coussin, de rage. Ma voix résonne dans ma cabine.

- Mais c'est pas possible, dix-neuf fois que j'recommence !!

Je prend le coussin, le plaque sur ma bouche et je hurle. Ca m'énerve de perdre... J'aime pas ça. Je retire le coussin, soupire. Mon regard fixe la console un peu plus loin, toujours allumée. Je me penche, la prend, l'éteins et la repose. Je regarde l'heure, presque une heure du matin. Je dois me lever tôt demain, c'est plus raisonnable de me coucher... Je tuerai ces zombies de mon jeu demain. J'le jure.
Alors, je me lève, prend mon petit short et mon haut de pyjama, enlève mes vêtements, les lance par terre et saute dans mon pyjama rose guimauve. La seconde qui suit, je saute sous ma couette. Je n'éteins pas la lumière, je n'aime pas ça. Je préfère la laisser allumer... Et doucement, je ferme les yeux et me plonge dans un demi-sommeil.

Eugène a bu. Il a même trop bu. Il zigzague dans le vaisseau. Il aurait du dormir dans son lit mais il ne s'y résout pas, une mélancolie le guette, il n'a pas envie d'être seul ce soir. En fait il a envie d'être avec quelqu'un en particulier. Quelqu'un qui sent la rose, qui est rose.
Il ne le sait pas mais ses pas l'emmène vers la chambre où il l'a souvent attendue. Un hoquet le surprend et il s'arrête, il se pose à moitié sur un mur. Il aurait très envie de rester là, de s'asseoir et de s'endormir, le temps que le rhum s'extirpe de son organisme. Mais non, et il reste un instant à regarder le vide. Un poids immense semble peser sur son dos, les cicatrices dont il est si fier le brûlent, et il se sent vulnérable, incapable. Le jour viendra et son seul soulagement sera les cris de ses victimes, les explosions destructrices de vaisseau, la peur dans les yeux des autres. Mais pour l'instant il veut une présence réconfortante.

Devant la porte il essaie plusieurs fois d'ouvrir, ratant la poignée. Il ne se rend même pas compte du bruit qu'il fait. Enfin la porte s'ouvre et il trébuche à moitié. La lumière est allumée, ça l'éblouit, il fait deux pas, et se laisse tomber sur le lit. Ses pieds dépassent presque, les draps sont doux sous son torse nu. Il soupire d'aise sans ouvrir les yeux et s'immobilise.

J'entend un bruit devant ma cabine. Et je devine ce qu'il se passe, quelqu'un a la main sur la poignée, essaye d'ouvrir. Et soudain, la porte s'ouvre. La porte de ma cabine, s'ouvre! Mes yeux réagissent en écho, s'ouvrent eux aussi, ronds. Je ne bouge pas. Je l'entend trébucher, qui que ce soit. Je commence à trembler... Qui est-ce ? Que me veut-il ? Je sens la fin arriver... Tout recommence, retour en arrière. Je revois mon père, je revois ses mains, son sourire mesquin, je ressens le contact de sa peau contre la mienne. Et j'ai envie de pleurer. Je croyais m'en être sortie... Je croyais que tout était terminé... Quelqu'un est là. Pour me tuer ? Me violer ?
J'ai peur.
Le lit saute sous le poids de l'intrus, je sens un geignement sortir de ma gorge, presque inaudible. Je tremble comme une feuille. Pourtant, rien ne vient. Rien à part un soupire, une respiration. Il ne me touche pas. Alors, je tente quelque chose et me retourne lentement, toujours tremblante de tous mes membres.
Je tombe nez à nez avec une silhouette, torse nu. La peau sombre. Et ces cheveux, je les reconnais. Je souris, tremble toujours.
Eugène. Je l'observe quelques instants, il semble... dormir? Je ne bouge pas. Que fait-il ici ?

Une fois dans ce lit, avec cette merveilleuse odeur, il se sent mieux. Le sommeil lui vient tout de suite et il somnole. Il ne se rend même pas compte de la présence de son Cupcake. Il a rêvé de ce contact peau à peau mais il ne le sent pas. Pourtant elle est là juste à côté, tremblante, ça non plus il ne s'en rend pas compte.
Il est immobile, on le croirait mort. Les minutes s'écoulent. Puis toujours inconscient ou presque il se décale sur le côté, la libérant. Eugène reste par-dessus les couvertures, sur le ventre et immobile, un énorme poids lourd qui sent le rhum.
Dans cette chambre, malgré la lumière, il est bien.
Et à la porte encore entrebâillée, des griffes poussent le battant et Bullet entre en reniflant. Il est enfin là son maître en fuite. Elle reste interdite dans ce nouveau espace et observe de grands yeux observateurs Azel. Elle ne bouge pas, elle jauge la situation sans la quitter du regard. Une fois qu'elle considère le danger écarté, elle monte elle aussi sur le lit, mais très loin du grand dadais ivre et se roule en boule au pied du lit.
Eugène ne bouge vraiment pas, sa poitrine se soulève juste de temps en temps, au moins il ne ronfle pas... pas encore. On pourrait le gifler qu'il ne se réveillerait pas. Il pousse juste un gémissement au bout d'une vingtaine de minutes.

Il se décale, me libère. Toujours sur le ventre. Mais par tous les dieux, que fait-il ici? De quel droit? Franchement, à quel moment je lui ai fait croire qu'il pouvait s'inviter dans ma cabine et se jeter sur mon lit... et en puant l'alcool autant? Qu'est-ce que c'est qu'ce bordel?
Je me relève d'un coup, prête à lui en mettre une, à lui gueuler dans les oreilles, quitte à ébranler tout son cerveau embrumé par l'alcool qu'il a ingurgité. Sauf que du coin de l'oeil, alors que j'observe ses cheveux, quelque chose m'attire. Des marques... Sur son dos, son corps, partout. Et je me fige. Mon cri de colère reste coincé dans ma gorge, remplacé par des larmes au coin de mes yeux. Parce que je pense comprendre. Machinalement, mes yeux passent de son dos à mon bras. Je tremble toujours, d'un autre sentiment.
La compassion.
Et là, je vois enfin Bullet, qui est entrée dans la pièce. Depuis quand? Je l'ignore. Elle s'approche, son regard fixé sur moi, saute sur mon lit. Et se met en boule au bout du lit.

J'ai renoncé à l'envie de le mettre dehors. De les mettre dehors. Pourtant, j'ai ce vieux réflexe de me tenir à distance. Mon oeil attiré par ces marques que je vois pour la première fois...
Ma main s'approche légèrement du dos d'Eugène... Doucement, reste au-dessus de sa peau, suit les courbes des cicatrices. Et je tourne mon regard vers sa tête presqu'endormie.

Crocket... Qui a fait ça?

Bullet connaît Azel et la voir quasiment toucher son humain vulnérable ne la fait que lever une oreille avant se repartir sereinement dans le sommeil. Quant à Eugène, il ne bouge toujours pas, il rêve. Et lui aussi se met à trembler.
Une présence gigantesque, terrifiante qui s'approche de lui, silencieuse. Je suis désolée mais tu dois être puni. Tu es le fruit du démon. Tu n'aurais pas du exister, il faut te repentir. La respiration s'accélère, un second gémissement sort de son corps. Le bruit du martinet claque et le rêve s'évanouit laissant quelques larmes rouler sur les draps. La respiration se ralentit de nouveau et le corps se tend.
Eugène semble sortir d'un sommeil, il se relève faiblement, ouvre les yeux sans voir, tombe sur Bullet, puis sur Azel. Il ne fait même pas mine de la toucher, il se recouche en marmonnant.

"On mgnng t'as mmd'jà dit ... qu't'étais la mgplus belle femme d'la galaxie ?"

Sa voix est pâteuse et il n'articule rien, sa phrase se finit d'ailleurs dans sa somnolence puisqu'il retombe allongé sur le dos, presque contre le mur, sur les draps toujours. Il prend vraiment beaucoup de place, et il dégage de la chaleur. Il renifle une fois et s'endort complètement. Et une demi-heure plus tard un ronflement brise le silence.

Je sursaute lorsqu'il gémit, ma main se retire vivement, mon coeur bat la chamade. Mes yeux ne le quittent pas une seconde. Le silence retombe. Et soudain, Eugène se relève faiblement, ouvre les yeux. Et me fixe quelques instants avant de formuler une phrase pâteuse que je reconnais pourtant pour y avoir déjà rougi. Il retombe allongé sur le dos, toujours sur les draps. Il prend toute la place, je me recule contre le mur, je ne peux pas bouger. Ni même sortir du lit sans le toucher.
Il est chaud. Et au coin de ses yeux, sur sa peau sombre, je les vois. Ces larmes. Et mon coeur se serre, alors que je fixe son visage si calme. Assise au fond du lit, je remonte mes genoux vers mon visage, pose mon menton dessus. Je ne le quitte pas des yeux. Ils glissent sur son torse, ses cicatrices. Brûlures. Mes bras serrent mes jambes sans même que je ne m'en rende compte.

J'ai envie de le pousser, de le mettre dehors, de retrouver ma cabine, mon silence, ma bulle. Mais il est là, semblant tellement brisé. Comme moi.
Je sursaute quand il ronfle, je fixe ses yeux clos. Et soudain, je sens une truffe glisser contre ma jambe dénudée. Bullet s'est rapprochée de moi, colle son museau vers mon pied. S'endort.
Je suis envahie... Je ne leur en veut pas.

Crocket est comme moi. Je m'en rend compte.
Deux âmes brisées.