Faustina reconnut immédiatement le visage de sa mère avec son air de petite souris apeurée, comme toujours préoccupée qu’un chat vienne subitement la dévorer.
—
Oui ‘man ?—
Tout va bien ma chérie ? Avec ton père, on est en croisière, enfin plutôt en voyage d’affaires à Alegría, tu le connais, elle eut un petit rire nerveux.
Je t’appelle depuis l’astroport, nous venons à peine d’arriver. Tu n’as besoin de rien ? Je peux te transférer des crédits, tu sais ?Oberon avait rejoint Faustina, assise en tailleur sur son lit. Il était grimpé sur son épaule pour s’installer confortablement au creux de son cou. La jeune fille caressait le furet distraitement, en essayant de dissimuler un certain agacement.
–
Non ‘man, tout va bien, je t’assure. J’ai pas besoin d’argent. Le che…enfin, mon oncle me paye pour mon travail au garage. Sa mère eut un étrange sourire forcé, comme si elle était sur le point d’éclater en sanglot. Elle était décidément beaucoup trop sensible, trop protectrice. Il ne manquait plus que l’éternel discours « mon bébé a tellement grandi » – le genre tout boursouflé d’émotions – et Faustina aurait eu assez de bons sentiments pour la journée, voir même le mois à venir. Pour le coup, la jeune fille tenait davantage de son père ; il était hors question de tomber dans le sentimentalisme.
–
Tu manges bien ? Tu m’as l’air pâlotte…Cette fois-ci Faustina soupira longuement.
—
‘Maaaaaan, s’écria-t-elle plaintivement.
Je t’ai dit : ça va. On va pas en discuter pendant mille ans. Et puis c’est pas comme si je venais d’arriver, ça fait presque onze mois que je suis ici. Je me suis bien adaptée.Sa fille avait beau lui tenir le même discours à chacune de leurs communications, Marzia Machiavelli n’était jamais rassurée. Faustina était bien trop secrète à son goût. Et ce n’était pas Inigo qui allait davantage la renseigner. Il était toujours trop occupé pour discuter. Mais Marzia soupçonnait plutôt qu’il n’avait aucune envie de parler à sa belle-sœur. Dès lors, comment être sûre que sa fille ne faisait aucune bêtise ? Qu’elle ne fréquentait pas les mauvaises personnes ? Après tout, Valentía n’était pas la ville la plus recommandable pour une jeune fille de son rang. On y racontait des histoires horribles, remplies de vermines, de sang et de tragédies. Il n’en fallait pas plus pour que l’imagination d’une mère s’emballe. Elle avait eu, au début, l’intuition que l’idée de son mari était sotte, maintenant elle en était persuadée. Marzia n’espérait qu’une seule chose désormais : que sa fille rentre sur Tyrion, auprès d’elle, qu’elle finisse par se marier à un bon parti et qu’elle puisse couler des jours heureux, entourée d’enfants. Malheureusement, mère et fille ne partageaient pas la même vision du bonheur. Faustina préférait encore réparer des vaisseaux cargos plutôt que faire des courbettes à des nobles, qui ne les considéreraient jamais comme leurs égaux. Ceux qui croyaient au mythe de l’élévation sociale, n’étaient rien de plus que des petits caniches, bavant devant l’os que leurs maîtres cruels gardaient jalousement. Finalement, son père ignorait combien il avait eu raison. Il s’agissait véritablement d’un changement salvateur.
***
—
Le changement sera salvateur, c’est certain. Domingo Machiavelli faisait les cent pas dans le salon de la demeure familiale cossue, tandis que sa femme, assise dans fauteuil, l’écoutait attentivement.
—
Il faut se rendre à l’évidence, Marzia. En l’état, nous ne pourrons rien faire de notre fille. Elle est têtue, insubordonnée, dissipée. —
Comme un certain jeune homme que j’ai connu, il n’y a pas si longtemps.D’habitude, sa femme le contredisait rarement. Question de bonnes manières. Marzia avait été élevée dans un milieu bourgeois. Son éducation consistait seulement à faire d’elle une jolie poupée, assez fière pour maintenir la réputation de la famille, assez docile pour la marier aisément. Mais aujourd’hui, la question était sérieuse. A ses mots, Domingo tiqua sévèrement :
—
Tu ne m’auras pas aux sentiments. Pas aujourd’hui. J’ai pris ma décision : Faustina travaillera pour mon frère, dans son garage sur Oscuro. Ici, elle est trop choyée. —
Et s’il n’accepte pas ? demanda-t-elle, avec une once d’espoir dans la voix.
—
Il acceptera. Il est mon frère aîné et j’ai investi de l’argent dans son affaire, il y a quinze ans. Il me doit un service. Si tout se déroule conformément…
Marzia se leva brusquement pour faire face à son mari
—
Tu refuses donc de m’écouter ?L’homme jaugea du regard sa femme, avec une forme méprisante de supériorité.
—
Comme j’étais en train de le dire, si tout se déroule…Domingo s’interrompit, coupé net par une gifle inattendue. Mais à voir l’expression de sa femme, des deux, elle était sans doute la plus surprise. Marzia qui n’avait jamais usé de la violence, tenta de bredouiller quelques excuses. Son mari la saisit par le poignet, sans force, et examina ses mains, lisses et blanches.
—
Tu ne sais pas ce qu’est le travail. Il suffit de te regarder. Si je disparais qui s’occupera de maintenir cette famille ? Toi ?Marzia baissa les yeux. Elle savait pertinemment qu’elle n’avait pas l’étoffe d’une matriarche. Quand Domingo avait rencontré les Machiavelli, ils n’étaient rien de plus que les représentants d’une bourgeoisie déclassée, au bord de la banqueroute. Un jour florissante, la famille avait petit à petit dépérie, salie par des scandales à répétition. Domingo s’était marié à la seule héritière et avait vendu une partie de sa dignité en acceptant de renoncer à son nom. Un nom qui ne disait rien à personne. Chez les Impériaux, une famille de bourgeois sur le déclin valait toujours mieux qu’un parvenu.
—
Tout ce qu’il y a autour de toi, tu le dois à ces callosités. Domingo guida la main de sa femme. Sous ses doigts délicats, elle sentit la peau rugueuse d’un homme du peuple. Travailleur, passionné, obstiné, il avait finalement su séduire les riches habitants de Tyrion avec ses inventions, pour la plupart drôles et frivoles. Un miroir qui commentait votre tenue, selon les tendances du moment. Un corset cybernétique qui corrigeait immédiatement votre posture. Un poudrier pouvant enregistrer des heures de conversation en toute discrétion. Dernièrement, il travaillait sur un système de communication de courte portée à cryptage immédiat. Avant le succès, il avait connu les basfonds, la misère et les échecs à répétition. Parfois, pour le rabaisser, on l’appelait encore « l’autodidacte ». C’était là son drame, il n’était pas né, il était devenu. Une infamie pour une société de castes. Secrètement, il rêvait encore de plus hautes sphères. Et cette ambition lui revenait sans cesse, comme une vielle douleur.
—
Notre fille connaîtra la valeur du travail et en reviendra grandie. Je te l’assure.Son ton était désormais plus doux, plus réconfortant.
—
Et si elle fréquente de mauvaises personnes ?—
Inigo veillera sur elle. ***
Inigo ne veillait pas réellement sur Faustina. À dire vrai, il n’était pas le tuteur idéal. Il manquait, semble-t-il, de patience et était sans cesse accaparé par son garage. Peu sociable et secret, il n’avait jamais eu à se soucier de qui que ce soit et surtout pas d’une adolescente gâtée. Entre lui, le célibataire endurci et elle, la gamine insoumise, il y avait eu quelques étincelles. Mais au fil du temps, il avait réussi à la discipliner, un peu, et elle, à l’égayer, un peu. Il aurait été malhonnête de dire que Faustina était enchantée de la décision de son père. D’abord en colère, elle s’était ensuite résignée, avant de voir toutes les possibilités qui s’offraient à elle. La ville ne ressemblait en rien à ce qu’elle avait connu. Et en l’espace de quelques mois, Faustina s’était pleinement adaptée à cette nouvelle vie. Elle avait appris quelques rudiments de mojat — les insultes en particulier —, jouait désormais au poker, connaissait toutes les escroqueries du bonneteau, marchandait de temps en temps, avait connu ses premiers émois, embrassé une fille, goûté à de l’eau-de-vie, volé à l’étalage sans nécessité et zoné avec ses nouveaux amis jusqu’aux heures les plus avancées. En somme, elle profitait de la vie. L’adolescente fréquentait en majorité les mécaniciens de son oncle et quelques gamins des rues, auxquels elle évitait soigneusement de parler de ses origines. Elle mentait un peu, mais pour la bonne cause. Sur sa planète natale, elle s’était toujours sentiment en décalage, constamment hors-propos. Toujours trop ou pas assez. Ici, elle pouvait recommencer à zéro, faire enfin ses propres choix. Appartenir.
—
Et c’est quoi ton nom ? Le garçon, un peu malingre, ne devait pas avoir plus de quinze ans. À ses côtés, d’autres adolescents la dévisageaient comme la dernière des curiosités.
—
Venus, répondit-elle avec aplomb.
—
Drôle de nom. T’es née où ?—
Dans un coquillage.
Personne n’avait réellement compris, mais au moins, ils avaient ri.
***
—
C’est un coquillage, Faustina. Co-qui-lla-geuh. Il te plaît ? Papa l’a ramené exprès pour toi. Tandis que son père lui parlait, la petite, à peine âgée de quatre ans, riait et tendait les mains, attirée vers cette curiosité aux reflets de nacre. Domingo, souriant, s’accroupit pour être à la hauteur de sa fille. C’est alors qu’une pièce glissa de sa poche et retentit bruyamment. À la vue du doublon, Marzia fronça les sourcils. Son mari se releva, un sourire mal assuré, tentant d’amadouer sa femme :
—
J’ai rendu service à Inigo, il a voulu me remercier. J’ai pensé les faire fondre, ça ferait une belle parure. –
L’argent sale ne m’intéresse pas. Son visage d’un naturel si doux arborait une expression fermée et sérieuse. Le sourire de Domingo disparut lorsqu’il comprit qu’elle ne plaisantait pas. Inutile de négocier. Il s’apprêtait à ramasser la pièce lorsqu’il s’aperçut que sa fille la tenait désormais entre ses mains minuscules et semblait grandement s’en amuser.
—
En tout cas, en voilà une que cela ne dérange pas. Elle te plaît, Faustina ? Papa t’en fera un collier.