Le souvenir commence avec la cicatrice [Billy & Eugène]

100 ADD

Il pleuvait sur Paradis. Eugène était par terre, il mâchonna sa barre nutritive, elle avait une odeur de bois. Le mec chez qui il l'avait prise avait une tête de péquenaud de toute façon. Il amena le reste de la barre à ses narines lentement. L'odeur des pins. Un arbre caractéristique, son beau-père faisait des cercueils avec du pin. Entre autres.
C'était donc pour ça qu'il pensait à sa famille. Encore trop faible pour bouger, il ne pouvait faire que ça de toute manière. Et il était bien comme ça sous la pluie qui se mélangeait à son sang.
Il perdait beaucoup de poids ces temps-ci à se nourrir uniquement quand il le pensait, et quand il pouvait. Il devenait aussi maigre que sa bourse. Alors qu'il avait pourtant le potentiel de prendre des muscles. Sauf que son régime d'alcool, de barres et de rien ne lui allait pas très bien au teint. Cela faisait trop de temps qu'il était là, loin de l'espace, il dépérissait.

Il bâilla, il se dit qu'il pouvait peut-être dormir ici. Sans penser qu'il attraperait sans doute froid. Les gens ne le voyaient même pas dans l'obscurité de la nuit. Et il en était heureux, il était bien seul. Eugène, une fois n'est pas coutume, s'était fait virer d'un bar. En vérité il s'y était endetté et il avait parié des marchandises de contrebande. Sauf qu'on l'avait découvert et il s'était trouvé dans une bagarre. Son nez saignait encore du coup de poing qu'il n'avait pu éviter, tout comme sa cuisse dont le pantalon déchiqueté signifiait un coup de couteau. Des cicatrices sombres de forme géométrique formaient une marque. Sa mère pensait qu'il pourrait être béni de Dieu s'il avait la marque de la constellation. Mais malgré son essai, et les autres qu'elle avait tenté vainement plus tard, rien n'y avait fait. Eugène était le bébé qu'elle n'avait jamais voulu, une cigogne démoniaque du nom de Chateaubriand l'avait déposée chez elle et elle avait du porter ce fardeau.

Eugène souriait en passant ses cicatrice de la pointe d'une lame rouillée, laissant une fine trace derrière elle. Des points de brûlures montraient aussi d'autres sévices et chacun racontait une histoire mais il avait finit par les oublier, il n'en gardait qu'un souvenir vague. Seules les marques lui restaient en tête, limpides. Il aurait aimé y faire des tatouages mais il manquait d'argent. Il dessina lui même le symbole de la rose avec sa lame sur un bout de peau vierge. Puis il se laissa dos au mur crasse en ouvrant la bouche pour recueillir des gouttes d'eau.
Il était bien. Il savait qu'il ne pouvait pas mourir là. Il n'était encore jamais allé dans l'espace. Alors il attendrait de récupérer un peu. C'est sur ces pensées qu'il ferma les yeux.

Dodu et moi, on est un peu déçus. On est partis de la maison il y a quelques jours, mais on voulait rester sur Renaissance. Il y a des tas de gens à soigner, sur Renaissance. Finalement, après quelques patients, Dodu avait faim. Moi aussi, un peu. On a trouvé par hasard une clé informatique en allant chercher à manger, et on s'attendait à y trouver quelque chose de vraiment chouette. Une aventure ! Mais c'était juste un vieux jeu de carte pas très amusant. Ca nous a permis de nous changer les idées pendant le repas, un peu. Et puis on est repartis à la quête d'un homme ou d'une femme qui pourrait avoir besoin de nous.

- Dodu, tu crois qu'on va trouver quelqu'un ? Il se fait tard par ici, mais j'ai pas envie de rentrer. J'sais pas pourquoi, c'est bizarre, non ?

Et nos pas nous amènent dans des ruelles un peu plus sombre. Mes yeux me permettent d'y voir comme en plein jour ! Ça, c'est un vrai avantage. Dodu il y voit pas dans le noir, mais il entend très bien. Mieux que moi, c'est certain. Et puis, soudain je le vois. Je m'arrête un instant, ma cape remontée sur ma tête. Là, dans l'ombre, y a un type affalé contre le mur.

- Dodu, tu vois ça ? Je chuchote.

En guise de réponse, il lâche un petit cri discret. Alors je m'approche.

- Monsieur ? Eh Monsieur ? Tout va bien ?

On lui parlait c'était sûr. On l'avait même appelé monsieur. Et un cri animal était sorti de nulle part. Il n'était pas vraiment curieux de qui s'approchait et joua plutôt la carte du mort. En général ça faisait fuir n'importe qui.
Pourtant bien malgré lui il commença à gigoter, des spasmes de rire le secouèrent. Il était trop faible pour se lever mais il ne pouvait empêcher son corps de tressauter sous les éclats de rire. Il n'ouvrait même pas les yeux.

"Monsieur ... v'là qu'c'est nouveau maint'nant.... qu'on ... m'appelle ... monsieur..."

Il peinait à parler entre ses rires. Puis il ouvrit les yeux d'un coup. Et trouva dans la semi obscurité une personne encapuchonnée et un singe. Il lécha sa canine comme s'il allait se jeter sur sa proie. Puis il hoqueta de nouveau de rire.

"C'est d'pire en pire les anges sur Paradis."

Mis à part les soubresauts son corps ne bougeait pas d'un pouce.

"Toi t'appelles les gens comme moi, sous la pluie, par terre, avec qu'une chaussette sale pis qu'est trouée, tu m'appelles monsieur."

Il soupira et referma les yeux, pensant que maintenant, l'apparition dangereusement proche de l'illusion alcoolisée, allait disparaître. Et s'ils n'étaient pas une illusion ils allaient passer leur chemin.

Je m'approche de lui. Il a l'air dans un sale état. Je vois le sang, et il a les yeux fermés. Dodu aussi sent que quelque chose ne va pas.

- Si vous êtes une Madame, je dois vous dire que votre déguisement est vraiment parfait.

Je m'agenouille près de lui, commence à examiner son corps meurtri.

- Je suis désolée de vous décevoir Monsieur, mais je ne suis pas un ange. Je suis médecin. Je n'accueille pas les morts. J'ai plutôt l'habitude de les soigner avant qu'ils passent de l'autre côté.

La nuit joue en ma faveur. Et en plus, il a les yeux fermés. Il voit pas du tout mon visage, et il a pas envie de fuir ou de me traiter de monstre. Pas pour l'instant, c'plutôt chouette.

- Si vous me disiez un peu ce qui vous est arrivé ? Vous êtes dans un bien sale état.

Dodu reste immobile contre moi. On n'ose pas trop le toucher, on sait pas comment il peut réagir. Il faudrait pas qu'il se blesse encore plus. Mais déjà, à vu d'oeil, je pense qu'il va falloir le recoudre. Il saigne pas mal, et il a l'air imbibé d'alcool. Désinfecté de l'intérieur tout comme il faut.

Elle lui plaisait bien, une sorte d'innocence enfantine transparaissait et il avait toujours eu un faible pour les gamins. Il murmura.

"Ouais c'est ça un déguisement..."

Un long soupir sortit de son torse tandis qu'il s'affaissait.

"J'suis pas un mort, j'suis un démon."

Un ricanement sortit de ses souvenirs. Démon c'est comme ça qu'on l'avait toujours appelé. Il se souvenait encore du plaisir qu'il prenait quand ses parents le regardaient avec cet air terrifié. Quand il finissait par apprécier ce qu'on lui infligeait. Sa voix devint plus profonde, plus lente, plus rauque.

"Un ... DEMON."

Très fier de son propre jeu, il eut un gloussement. Mais elle lui demanda comment il s'était fait ça. Il leva sa main avec une bouteille à demi pleine, mais la bouteille était trop lourde et le liquide sombre tomba directement sur sa cuisse pour finir dans le petit ruisseau d'eau et de sang qui coulait du trottoir.
Il regarda avec passion ce jet qui explosait douloureusement contre sa cuisse. La douleur lui faisait du bien, comme toujours. Surtout quand c'était lui qui le décidait. Il en oublia l'enfant et le singe, concentré sur l'alcool.
Puis il la regarda et la dévisagea sans broncher.

"Ben t'as une drôle de tronche toi. T'es sûre qu't'es pas un ange ? J'suis sûr qu'les anges z'ont une tête comme toi. Pis qu'ils arrivent avec leur singe sous la pluie pour voir nous z'autres les démons. J'suis sûr d'ça."

Il renifla nonchalamment.

"C'quoi ton nom l'médecin ?"

Je poursuis mon observation minutieuse. Ben dis donc ! Ca faisait bien longtemps que j'avais pas vu un monsieur aussi abîmé que lui. C'est à se demander comment il peut encore être en vie. Dodu se gratte la tête. Il se pose sûrement la même question que moi.

- Un démon ? Ca ne me dérange pas. Moi et Dodu, on nous dit souvent qu'on est des monstres. Surtout moi.

Je souris dans la nuit, mais mon sourire s'efface quand il recommence à dire que je suis un ange. Il est bien le premier à me dire quelque chose de gentil sur mon physique, et je ne sais pas vraiment comment je dois réagir. Je suis un peu... Gênée ? Je sais bien que ses mots sont faux, alors je penche ma tête vers Dodu.

- Je crois qu'il divague, Dodu. Il va falloir prendre sa température, il a peut-être une infection.

Dodu est d'accord avec moi. L'état du jeune homme est préoccupant.

- Je m'appelle Billy Jenkins. Et heu... Toi ? Il faut vraiment que tu me dises ce que tu as fait. Est-ce que tu m'autorises à regarder tes plaies ?

Eugène fronça les sourcils. Qui était-il ? Un pirate. Un pirate coincé sur la terre ferme, coincé dans ses souvenirs, coincé dans un avenir qui lui collait à la peau. Son ton devint dur et agressif.

"Eugène putain d'Eugène de putain Chateaubriand."

Il leva lentement la tête vers la pluie.

"Il est passé où c'foutu père."

Il s'en était sorti, lui. Et il avait abandonné Eugène. Peut-être même qu'il ne savait pas qui c'était, il ne savait peut-être pas qu'il avait un fils.

"Tu peux r'garder s'tu veux. T'a du voir plus beau spectacle."

Il tenta de se releva un peu et d'une main paresseuse il lui montra sa cuisse.

"Là c'est la première constellation qu'ma mère a essayé d'faire. Par d'ssus j'sais pas trop, peut-être d'la cigarette qu'a brûlé et pis du verre ou une lame j'sais plus trop."

Il promenait le plat de la lame sur sa cuisse, se demandant où entailler. Les cicatrices n'étaient pas belles, elles avaient guéri sauvagement sans soins. Et pourtant elles restaient plus esthétiques que celle de la gamine médecin en face de lui. Sauf qu'il était surtout laid à l'intérieur Eugène. Son regard se perdit dans le chemin des sillons sombres et il eut un haut le coeur. Décidément la barre à l'odeur de bois ne passait pas, elle devait être périmée.

"Dodu... pourtant l'est pas grosse ta bestiole ?"

Il a l'air vraiment mal en point, et je crois qu'il divague. Alors, quand il me donne son autorisation, je pose mes mains sur son corps et commence à examiner ses articulations pour voir s'il n'a rien de casser, puis ses blessures. Je déchire le tissu qui bloque ma vu. Grâce à mes yeux, je vois avec netteté les blessures, et je zoome dessus.

- C'est qui ton père, Eugène de Chateaubriand ?

J'ai suffisamment d'information pour pouvoir agir. Alors je retire momentanément mes mains, et je sors des compresses, du fil, une aiguille et un onguent de ma fabrication d'un de mes nombreux sac.

- Ces cicatrices te font mal ?

Je m'agenouille un peu plus confortablement près de lui, penchée sur la plus grosse blessure qui saigne abondamment. Après avoir passé une compresse dessus pour essuyer grossièrement le plus gros, je prépare mon aiguille.

- C'est pas une bestiole, c'est Dodu. Bouge pas.

Le visage déformé par une grimace sans doute hideuse de concentration, je commence à le recoudre.

- Il est pas gros Dodu, mais il mange beaucoup, tout le temps et tout. On aime bien manger. Est-ce que t'aimes manger, toi ?

Elle ne regardait même plus Eugène, seulement ses cicatrices. Il en était fier, les affichant comme des médailles, des récompenses, des histoires. Il aimait faire peur, impressionner ou fasciner avec.

"Mon père j'espère qu'c't'un pirate heureux. Mais d'là à te dire qui c'est j'en ai pas grande idée. M'a laissé sur c'te planète quand il est parti."

Eugène fronça un sourcil, quand elle lui demanda s'il avait mal. C'était une excellente question. Il aurait envie de dire non comme ça, déjà parce que l'alcool faisait presque un effet de morphine et ensuite parce qu'en général la douleur physique ne l'atteignait pas vraiment. La deuxième question qu'il entendait était de savoir si ce que ces cicatrices représentaient lui faisaient mal.

"Nan j'en suis fier."

Il lui sourit, de son sourire cassé et agressif à la fois. Et il ne remarqua pas tout de suite qu'elle s'affairait à le recoudre. En fait il était concentré sur la moitié de ce qu'elle disait en général, sa voix lui parvenait de son propre brouillard bruyant mental. Il se mit à glousser.

"J'suis comme ton dodu, j'mange de toute pis n'importe quand. Mais j'ai pas d'sou pour manger autre chose que des barres c'temps-ci."

C'est alors qu'il sentit à travers des gouttes d'eau, l'aiguille. Il se redressa automatiquement avec plus de force qu'on ne l'en aurait cru capable en attrapant violemment le poignet de la gamine.

"EH QU'EST-CE TU FAIS LA !?"

Il parle, et ça l'occupe. Pendant qu'il parle, il reste avec moi et il part pas dans le monde des morts. Moi ça m'arrange, je veux pas qu'il meure. Mais il mourra pas, puisque Dodu et moi on s'occupe de lui. On laisse jamais mourir les gens, nous. Il me parle de son père, je crois comprendre qu'il le connait pas trop. Moi non plus je connais pas trop mon père, enfin, mes parents biologiques. Mais c'est pas parce qu'ils sont partis. Enfin si, mais d'une autre manière. Il me parle aussi de manger.

- C'est pas mon Dodu. C'est Dodu tout court. Mais nous on peut partager un repas avec toi, si tu veux.

Dodu c'est pas un objet. C'est Dodu. Et puis là, d'un coup, il attrape ma main. Je sursaute, je comprends pas tout de suite sa colère dirigée contre moi, ses cris, sont geste trop brusque pour un homme dans son état. Mais je garde mon sang froid, parce qu'il faut qu'il soit soigné.

- Je te sauve la vie, Monsieur Eugène. Tu perds beaucoup de ton sang, et puis la blessure est vilaine. Si tu me laisses pas te recoudre tu vas mourrir. Mais je te laisserai pas mourir, parce que je suis médecin. Non, ça non.

Ma voix est douce, mais un peu autoritaire aussi. Je suis timide et pas très à l'aise quand je dois m'opposer aux autres, mais je laisse pas mourir quelqu'un qui a besoin de moi.

Partager un repas, manger... voilà quelque chose qui semblait plein de promesse. Contrairement à rester bloqué dans cette planète misérable, sous une pluie qui aurait au moins pu être torrentielle, ce qui aurait bien évidemment excité Eugène. Quand il ferma les yeux il s'imagina, sur un vaisseau, avec une bande de gars au moins aussi fous que lui, en train de casser une immense croûte ou de faire un feu et de cuire de la viande avec en fond l'épave d'un autre vaisseau moins chanceux. C'était de ça qu'il avait faim. De l'espace, de batailles. Et puisqu'il n'avait pas ça, il se satisfaisait de douleur.

"Tu m'sauves rien du tout gamine, t'avise pas d'me toucher si tu veux m'réparer ou m'soigner ou m'faire disparaître."

Parce que c'était ça. Effacer la douleur, effacer les blessures, c'était effacer Eugène. Il ne desserra pas son étreinte et son regard brillait d'agressivité. Les bons sentiments tout ça, il s'en fichait bien. Il l'observa un temps, et dans son esprit malade passèrent des images de toute la violence qu'il contenait.

"J'peux pas mourir."

Parce qu'on peut pas mourir deux fois.

"Et j'aime ça."

Sa voix susurrait à sa propre oreille, c'est vrai qu'il y prenait du plaisir à se retrouver là, à souffrir de sa drôle de manière. Il se reprit devant ce cœur pur qui voulait s'occuper de lui.

"T'façon gamine t'es médecin pis j'peux pas sauver tout l'monde c'comme ça. Moi j'suis pirate pis j'peux pas dézinguer l'monde que j'voudrais. Faut s'y faire."

Je fronce les sourcils, contrariée par ce qu'il dit. Il se rend sûrement pas compte de la gravité de ses blessures, mais si je le laisse là sans rien faire, il va mourir, quoi qu'il en dise. Il a pas l'air de savoir bien ce qu'il dit, et je sais pas trop si c'est parce qu'il a perdu trop de sang, bu trop d'alcool, un peu perdu la tête ou tout ça à la fois. Dodu non plus n'est pas content, et il s'agite un peu.

- Ecoute Monsieur Eugène, je vais pas t'enlever tes cicatrices, je vais pas t'enlever la douleur non plus, si c'est bien ça que tu veux garder. Je veux juste que le sang arrête de couler, c'est tout. Si tu me laisses faire, j'en ai pour cinq minutes, et après tu pourras être tranquille avec tout ça. S'il te plaît.

Dodu hoche la tête, comme pour signifier qu'il est d'accord avec moi.

- Je ne peux pas sauver tout le monde, j'sais bien. Dodu et moi, on a vu des hommes mourir, on a connu des parents en deuil devant le petit cercueil de leur enfant. Mais toi, on peut te sauver, juste en arrêtant ton sang de sortir de toi. T'en es recouvert, tu verras même pas la différence.

Il l'écoute à moitié. Elle lui demande poliment et ça lui fait vraiment vraiment bizarre. Et il finit par rire, sa blague de fin lui plaît bien. Il n'avait même pas remarqué qu'il était couvert de sang. Il passe son doigt avant de le mettre à la bouche.

"Ouais c'bien l'mien."

Et sa colère comme elle est arrivée disparaît devant une bonne humeur retrouvée.

"S'tu m'promets que tu m'laisses mes cicatrices et qu'tu prends pas tout ton temps pour m'charcuter vas-y. Mais t'as cinq minutes p'tit ange."

La pluie semble s'être tarie un peu. Curieux pendant qu'elle fait son travail il tend la main vers le singe. Les animaux n'ont pas confiance en Eugène, ils ressentent son instabilité et préfèrent le calme et l'assurance. Les êtres humains aussi cela dit.

"T'veux qu'j'te montre un truc ?"

Son regard s'éclaire et il semble s'éveiller alors qu'il pense à la surprise qu'il veut lui faire, fouillant déjà dans ses poches pour trouver les ingrédients nécessaires.

"Au fait t'as quel âge ?"

Je suis contente qu'il retrouve un peu la raison. Il a pas l'air d'être vraiment bien stable, et j'ai l'intention de me dépêcher avant qu'il change à nouveau d'avis. Je hoche la tête et souris maladroitement, reconcentrant mon regard sur ses plaies ouvertes.

- Merci M'sieur Eugène, mais il m'en faudra seulement trois. Et promis, j'touche pas aux cicatrices.

Je m'exécute tout de suite, avec des gestes précis et rapides. Normalement, il doit même rien sentir. J'ai fait ça tellement de fois que je suis passée maître dans cet art. A côté de moi, Dodu observe le monsieur avec un grand intérêt. Il doit pas voir grand chose dans cet obscurité là, mais il écoute. Il écoute et il sent. Dodu a un bon instinct. Il ne bouge pas quand Monsieur Eugène tend une main vers lui, mais il pousse un petit cri joyeux. Et puis je le sens chercher quelque chose dans un sac. Une framboise. Une belle framboise qu'il tend à Monsieur Eugène.

- Dodu, il t'aime bien.

Quand il propose de nous montrer quelque chose, on dit pas non. On est curieux. Et je termine de le recoudre, je coupe le fil.

- Oh oui ! Et je viens de finir de te recoudre. Mais fais pas de gestes brusques, d'accord ?

La question de l'âge ne me surprend qu'à moitié. Il a l'air de croire que Dodu et moi, on est très jeunes, alors qu'on est très sûrement plus vieux que lui.

- Devine.

Quand elle lui promet de ne pas toucher aux cicatrices, il soupire, ses épaules s'abaissent sans qu'il s'en rende compte lui-même. Il ne se rend pas compte non plus qu'elle s'occupe de lui, concentrée sur le singe. Singe qui pousse un cri. Eugène a du mal à se rendre compte si le cri est joyeux ou apeuré. Si l'animal est pas parti c'est plutôt bon signe. Ce qui donne un grand sourire à Eugène. Le singe en question lui offre quelque chose. Dans l'obscurité Eugène met un petit temps avant de voir ce que c'est. Il attrape le fruit.

"Qu'est-ce que c'est qu'ça ? J'pense bien qu'ça s'mange non ?"

Des fruits ça fait très longtemps qu'il en a pas vu. C'est un gars qu'a toujours vécu à la ville et qu'a jamais été très éduqué, des fruits rouges comme ça, ça lui rappelle bien quelque chose, des fraises mais c'en est pas pourtant.

"Moi aussi j'l'aime bien."

Il engloutit la framboise en goûtant à peine le sucre contenu dedans, ça lui rappelle un cocktail mais sans l'intensité de l'alcool. Et elle lui fait encore plus plaisir en acceptant de voir sa surprise. Il ne fait pas attention à son ordre, des gestes brusques ça ne veut rien dire pour lui. Il protège une surface sèche du sol de la pluie pour y poser quelques poudres colorées qu'il malaxe autour de petits bouts de métal.

"J'sais pas, m'est d'avis qu't'es pas bien vieille. P't'être qu't'es même pas majeure."

Dodu et moi, on est vraiment surpris qu'il reconnaisse pas la framboise. On sait pas si c'est la nuit, l'alcool ou le choc qui fait ça. Ou peut-être qu'il connait vraiment pas les framboises. C'est possible ça ? Ca nous semble difficilement croyable, mais après tout, tout le monde n'a pas le même mode de vie que nous, j'imagine...

- Oui, ça se mange. C'est une framboise.

Je suis contente qu'il aime bien Dodu. Au moins, il lui fera pas de mal. Dodu, il est gentil et fort, mais c'est pas un très bon combattant. On peut facilement lui faire du mal, et moi je veux pas qu'on fasse du mal à Dodu. Monsieur Eugène n'a pas l'air méchant, mais on l'a vu tout à l'heure dans son regard : il donne l'impression de pouvoir perdre le contrôle, et alors, on sait pas de quoi il peut être capable. Et puis c'est bien ce qu'il me semblait : il nous croit vraiment jeunes.

- Ah non, on est peut-être même plus vieux que toi ! Toi, t'as quel âge ?

Mais pour l'heure, il est très concentré. Il étale de la poudre colorée sur le sol, et Dodu et moi on regard, subjugués, curieux, émerveillés par les belles couleurs.

- Qu'est-ce que c'est...? C'est si joli...

Sans même l'entendre il finit de malaxer ces petites boules de couleurs. Trois petites noisettes, une bleue, une rose et une verte. Eugène enfonce une ficelle dans chaque et les réchauffe de la flamme d'un briquet qu'il allume d'un coup de pouce. Puis il met le feu aux ficelles et ...
Des étincelles sortent des boules avant qu'elles s'élancent vers le ciel d'une dizaine de centimètres avant d'exploser en une poudre nuageuse de couleur. Le petit bout de métal noirci retombe en cliquetant sur le sol. Absorbé par sa trouvaille, Eugène récupère vite les morceaux de métal pour les mettre dans sa poche et regarde impatiemment l'ange soigneur.

"Alors !?"

Son sourire est sincère. Il a gardé le briquet dans la main et l'allume.

"C'est magique ça..."

Eugène passe son doigt sur la flamme qui le brûle un peu mais l'enlève aussitôt.

"Mais c'pas pour les enfants..."

Puis il réfléchit.

"Tu m'as d'mandé mon âge non ? En vrai j'le sais pas exactement. J'm'en rappelle plus. Mais j'ai p't'être 20 hivers... Que'que chose comme ça ..."

Dodu et moi, on regarde Eugène qui bidouille quelque chose, et puis ça fait de la couleur, des explosions, des étincelles. C'est la toute première fois qu'on voit quelque chose comme ça, et on est à la fois émerveillés et un peu apeurés aussi. Le feu, on sait très bien que ça fait pas du bien, et on a très bien compris en voyant le corps abîmé d'Eugène que lui aussi, il sait que le feu ça peut brûler. Mais devant le sourire qu'il affiche, on penche du côté de l'émerveillement plus que de la peur.

- Woaaaah ! Comment t'as appris à faire ça ? Tu serais pas un peu magicien ?

Nous, la magie, on adore ça. Enfin, seulement quand ça fait pas de mal.

- Tu te brûles jamais ? Dodu et moi, on a soigné des grands brûlés déjà. J'veux pas que tu sois un grand brûlé toi aussi, ça non.

Et puis il m'avoue son âge. Il est jeune - il sait pas exactement combien il a. Je le comprends, en fait. Moi non plus je suis pas totalement sûre de mon âge. J'étais toute petite quand j'ai été arrachée à ma famille, et après, les souvenirs, bah ça reste pas toujours. Mais par contre, je sais que je suis plus vieille que lui.

- Et tu fais quoi ici, monsieur vingt hivers ?

Son regard se perd dans celui de la médecin. Il la fixe sans rien dire, perdu dans ses pensées, perdu dans l'espace.

"T'sais j'traîne avec des gars qui font c'genre de trucs... c'pas bien compliqué faut lier des poudres ensemble. Pis tu fais des essais jusqu'à c'que ça t'saute plus à la gueule."

Est-ce qu'il serait pas un grand-brûlé ? Il repense à l'incendie qui a tué sa mère et son beau-père. Son incendie. Et le terme grand-brûlé prend une tournure bien plus positive à ses yeux. Oui il l'est peut-être... Un grand-brûlé. Un dommage collatéral de la religion trinitaire, une victime de maltraitance infantile, et si le feu lui est si cher c'est qu'il est celui sur lequel il a pu se reposer.

"J'me brûle souvent ça c'est sûr. Mais j'suis pas encore un grand brûlé, j'ai juste quelques cicatrices."

Ses cicatrices sont ses trophées, et il ne doute pas qu'un jour il verra sa peau fondre et ses nerfs le torturer face à la douleur intense des brûlures. En attendant il se fait des trous dans ses vêtements de temps en temps, vêtements qui auraient bien besoin de retouches et qui lui donnent cette allure de pauvre mendiant en attendant.

"Bah c'coin était sympa pis j'me sentais pas d'avancer plus. J'ai plus qu'à attendre qu'un vaisseau vienne m'chercher. Et toi qu'est-ce tu fais par ici ? A t'occuper d'un pauv' démon comme moi ?"

J'écoute ses explications tout en l'observant toujours. Dodu et moi, on est vraiment beaucoup intrigués par ce monsieur là. Il a rien de communs avec les autres monsieur qu'on a rencontré, et pourtant, on en a rencontré vraiment beaucoup.

- Ca t'a beaucoup sauté à la figure ? T'as vraiment l'air de t'y connaître beaucoup. Moi, je maintiens que t'es un magicien.

Je finis par relever la tête aussi pour regarder les étoiles avec lui. C'est vrai que c'est beau, les étoiles.

- T'as pas juste quelques cicatrices. J'ai jamais vu autant de cicatrices sur un seul Monsieur, Monsieur Eugène.

Et c'est vrai qu'il est impressionnant et unique, Monsieur Eugène.

- Tu voudrais pas qu'on aille manger, avant qu'un vaisseau vienne te chercher ? J'te paie le repas. D'ailleurs, c'est quel vaisseau que t'attends ? Celui de ton père ?

Et je hausse les épaules d'un air nonchalant.

- Moi et Dodu, on se balade. Et puis on soigne des gens quand ils en ont besoin. C'est comme ça qu'on vit. On aime bien ça. Et puis t'es pas un démon, Monsieur Eugène. Et même si t'en es un, nous, on t'aime bien.

Soulever sa carcasse est un calvaire. Pourtant c'est un jeune homme plein de vie ... ou plein de mort. Il se tient au mur pour se relever, ne pensant pas une seconde aux fils nouvellement mis sur sa balafre.

"Ok allons grailler un truc."

Mais c'est la nuit, trouver un boui-boui d'ouvert ne sera pas si facile. Il a retrouvé sa bonne humeur. Entre son émerveillement face au feu d'artifice et les compliments sur ses cicatrices... il est content. Bien sûr il pense à toute sa peau vierge et lisse, à tout le temps restant avant de mourir et à toutes ses possibilités de tatouages, de blessures, de batailles. Il a encore une histoire à écrire sur son corps. Il doit encore aller dans l'espace.

"Mon père ... j'sais pas s'il est encore vivant. J'me dis ptet il est en train d's'amuser, d'boire et d'faire flamber d'autre vaisseaux. Ou ptet il est mort. Il m'connaît pas d'toute façon. Moi j'attends un vaisseau, çui-là j'l'aimerais bien."

Il montre son pendentif. Avant de continuer sur le reste des paroles de la médecin.

"T'es libre comme l'air alors. C'mieux comme ça j'pense. Les gens ..."

Il s'arrête regarde au loin, perd le fil, ne relève pas le reste, il préfère ne pas l'effrayer. Elle ne l'a jamais vu excité alors elle n'a pas peur, pour lui c'est simple.

"T'arrives à manger pis tout ?"

Je grimace un peu quand je le vois se relever trop brusquement, mais son pansement tiendra bon. C'pas de la gnognote, ça non. Dodu monte sur mon dos, on récupère nos sacs, et puis on le suit tant bien que mal - c'est que même s'il est blessé, il a une grosse énergie, Monsieur Eugène. Je me redresse un peu pour essayer de bien voir le vaisseau sur le pendentif. J'ai pas envie de reparler de son père. Ca a pas l'air si important, pour lui. Mais je sais pas trop ce qui est important. Peut-être ce vaisseau là.

- C'quoi comme vaisseau, ça ? Pourquoi tu l'as en pendentif ? C'est parce que tu veux aller dessus ?

Je hoche la tête, même si il peut pas trop me voir dans la nuit.

- On aime beaucoup notre liberté, Dodu et moi. C'est pour ça qu'on travaille pas à un seul endroit. On aime ça, nous. C'est une belle vie, ça oui. Toi aussi, tu es libre. Ca se voit dans ton oeil.

Et puis, sa question me surprend.

- Ben oui, qu'j'arrive à manger ! Sapristouillette, pourquoi j'arriverai pas à manger ? D'ailleurs, j'connais une vieille bicoque ben chaleureuse qui pourra nous faire un bon repas bien chaud comme on les aime !

Dodu pousse un cri d'excitation. Il sait déjà de quoi je parle.

"On m'l'a donné ... Ou j'l'ai pris... c't'ait une capitaine. Elle était belle pis elle était forte. Elle avait chacune d'ses étoiles du ciel dans ses yeux. Pis ça clignotait aussi. Les trinitaires c'te bande de vaches à Dieu l'ont chopé. Pis moi j'ai gardé ça. Son nom c'est l'Némésis. Et un jour j's'rais dessus."

Eugène rigole mais n'ajoute rien. Dans ses yeux on lui a toujours dit qu'on y voyait pas grand chose, pas de réflexion juste un brin d'impulsivité et beaucoup de changements, beaucoup de folie. C'est peut-être ça la liberté. Il peut être qui il veut, quand il veut et aucune norme ne le régulera.

"Va pour ta bicoque, j'te suis gamine. Pis j'te d'mande ça parce que si t'aides des pauvres gars comme moi qu'ont même pas d'quoi manger ça doit pas t'aider. Pis t'as un drôle d'animal pis t'es laide comme pas permis donc les gens y doivent avoir peur. Z'aiment pas les différents. Alors qu'y savent rien."

Il renifle et essuie son nez d'un revers de bras avant de suivre la silhouette encapuchonnée.

Monsieur Eugène a l'air tellement sûr de lui que personne pourrait douter de ce qu'il dit. Il sera sur le Némésis. Y a déjà toutes les étoiles du ciel qui brillent dans son regard à lui, comme ce qu'il décrit pour sa capitaine.

- Alors la prochaine fois que tu nous reverras, Dodu et moi, et bah tu seras sur le Némésis. On compte sur toi, monsieur Eugène !

Et puis, sa réflexion me fait ouvrir des grands yeux. Je le regarde sans trop comprendre pendant deux ou trois longues secondes, et puis je me mets à rire mais à rire très fort. Dodu comprend pas trop ce qu'il se passe, je crois, mais il rit aussi, à cause de mon propre rire. Quand j'arrive à me calmer, j'ai encore un gros sourire sur le visage.

- Beh ça alors ! C'est bien la première fois qu'on me dit ça comme ça, c'est sûr.

On m'a déjà dit que j'étais laide et puis le reste, mais dans sa bouche à lui, ça sonne même pas insultant ni méchant.

- Je mange très bien, parce que les gens trouvent que je suis gentille, et puis je suis un bon médecin, et ils ont pitié, aussi. Et puis ils nous trouvent rigolos, Dodu et moi. Et puis, y a des gens qui ont un peu honte de penser ce qu'ils pensent, tu sais, la vérité. Alors pour se donner une bonne conscience, ils sont encore plus gentils avec nous.

Il n'a pas besoin de lui répondre, il se contente d'un pouce l'air et d'un clin d’œil avant de trébucher, de tomber ... ou presque et de se remettre droit. Ce qui le fait plus que marrer. Il se marre d'autant plus que la gamine aussi a commencé à se marrer. Elle rigole fort, ça l'arrange pas. Mais il aime bien son rire. Et le singe aussi se met à rire. Et ils se retrouvent tous les trois dans la nuit, sous la bruine à se marrer comme des dindons. On entend un chut dans une fenêtre pas loin. Ce qui n'arrête pas Eugène, loin de là.

"Ah ça j'peux t'croire. T'es bien gentille pis tu sais c'que tu fais pis il est rigolo. Z'ont raison ces gens. Et les autres... ceux qui veulent s'donner bonne conscience... tant mieux pour toi pis tant mieux pour eux. Sont tout p'tit. P'tit p'tit p'tit."

Il montre un tout petit espace entre ses doigts. Son discours bourré n'est certainement pas des plus compréhensibles mais il se comprend lui.

"Ils sont p'tit mais sont pas méchants. Au moins ils donnent... ça s'fait pas toujours. Y'en a ils croient tout savoir pis y donnent même pas. Y'en a qui pensent qui z'ont été élus par j'sais pas quel Dieu... et qu'les autres sont bons qu'à rester dans la boue. Ceux là j'les f'rais exploser. L'reste aussi... dans une belle explosion... Mais toi j'suis sûr qu't'es un des anges d'la Calypso. J'en suis sûr sûr sûr."