Le fil prodigue

La première fois que L’Iceberg s’était posé à Tortuga, Catherine n’avait pas eu le courage de s’en éloigner. La ville lui paraissait trop étrange, trop différente, trop… pirate, avec son absence d’organisation apparente, son extension souterraine, son atmosphère particulière. Mais c’était six mois plus tôt. À présent, elle se sentait presque chez elle à bord du vaisseau et parmi son équipage – malgré quelques tensions avec certains – et elle avait appris à se défendre. Aldric et Idayo y avaient veillé. Dire qu’elle était complètement sereine en évoluant dans les rues tortueuses de l’astéroïde aurait été un mensonge mais elle n’était pas trop inquiète. Et, de toute façon, elle n’avait pas le choix si elle voulait une chance de trouver ce qui lui manquait.

À savoir du fil à broder.

Depuis qu’ils avaient tous deux rejoint L’Iceberg, Aldric persistait à ne porter que du noir. Des T-shirts noirs, des pantalons noirs, des chaussures noirs. C’était d’un triste ! Alors Cathy avait décidé d’égayer tout ça. En douceur, évidemment. Petit à petit, elle avait commencé à broder quelques petits symboles sur les tuniques de son mari. Discrets, les symboles, tant par leur forme, leur taille que leur couleur. Du gris pour commencer. Puis quelques couleurs pastelles. De toute façon, elle ne risquaient pas de le transformer en arlequin parce que, si elle aimait broder, elle avait beaucoup moins de temps libre qu’avant et elle n’avançait donc pas vite.

Et là, elle risquait d’avancer encore moins vite puisqu’elle avait épuisé son stock de fils pastels. Pas sûr qu’Aldric apprécie les dessins rouge vifs ou vert fluo.

Mais ce n’était pas évident à trouver, surtout quand on ne savait pas où chercher. Les mains vides, Cathy quittait donc en soupirant la boutique qu’elle venait de visiter, lorsqu’elle sentit qu’elle marchait sur quelque chose. Elle s’immobilisa et, sous sa chaussure, trouva une petite clé informatique. Elle reprit sa marche, en faisant tourner l’objet entre ses doigts, mais sans regarder où elle allait… et ne manqua donc pas de percuter la personne qui venait en face. Dont les cheveux roses lui indiquèrent tout de suite l’identité.

« Aliénor ?! »

La vie à Tortuga était toujours plus reposante pour la maître d'abordage. Paradoxalement, elle ne sentait pas le plus relaxée et en sécurité dans un endroit entièrement pirate. Pas d'Inquisition au coin de la rue, pas d'identité secrète, etc...

SAUF QUE ! Parce qu'il y a toujours un sauf que... Dans cette journée qui commençait plutôt bien sans que personne lui eût pété les couilles. Après une nuit de sommeil parfaite sur Tortuga au chaud sous les couvertures et avec assez d'alcool dans le sang pour rendre saouls deux autres mecs.

Et bien, son cœur avait raté un battement. Ses sourcils s'étaient froncés plus que d'habitude et elle avait eu des sueurs froides à la vue de Catherine. Ses pas s'étaient approchés rapidement, mais l'autre femme semblait scotchée à une clé USB. Elle profita un peu de l'impact pour l'attirer dans un coin moins animé et poser sa main sur son arme tandis que l'autre tenait fermement le col de Catherine.

-T'as 30 s'condes pour m'dire s'qu'un p'tite trinitaire fout ici ?! J'te jure qu'si tu m'racontes des bobards, j'te troue. T'as c'mbien d'potes d'l'inquisition ici ?!!

Sa main se fait plus ferme malgré son air angélique, on peut voir qu'elle ne rigole pas.

Une seconde elle ramassait une petite clé et la seconde d’après elle se retrouvait prise à parti, menacée et accusée de bosser pour l’Inquisition. Bon, d’accord, entre temps elle avait bousculé quelqu’un mais, même pour Tortuga, ça semblait un peu excessif, non ?

Sous le coup de la surprise, Cathy n’essaya même pas de se défendre ou d’échapper à la prise d’Aliénor. Son cœur rata un battement, sa gorge s’assécha et… les mots accusateurs de son assaillante firent naître une bouffée de colère qui étouffa sa peur naissante.

« Je ne suis PAS trinitaire. Lâche-moi. »

Elle aurait dû dire qu’elle n’était plus trinitaire. Elle aurait pu tenter de s’expliquer. Et, peut-être que si Aliénor avait été un grand pirate costaud et ivre, elle se serait aplatie. Mais là, la mention de l’Inquisition avait balayé tout le reste. Elle n’avait rien à voir avec ces connards. Et elle n’avait rien fait qui justifiait de se faire agresser.

Bon, le temps de reprendre un peu ses esprits pour Aliénor. Si Catherine avait bien été de l'inquisition, ce qui était fort peu probable pour une femme, on ne va pas se le cacher... Toute la flotte de la trinité serait déjà en train de raser Tortuga à l'heure qu'il était. La colère gronde encore plus à l'intérieur d'Aliénor quand elle lui dit de la lâcher et qu'elle n'est PAS trinitaire. Sa prise de resserre encore plus, son envie de se battre aussi, c'est comme si Catherine venait de jeter de l'huile sur sa flamme.

- A ouais ? Et t'c'nneries d'ch'min d'la lumière, c'pour épater l'galerie ?!! Pfff... J'y crois t'l'ment pas ! P'tin ! T'es encore au st'de d'faire semblant ?!

Sa protestation n’avait pas vraiment l’effet escompté puisque la prise d'Aliénor se resserrait. Quelque part au fond de l’esprit de Cathy, il y avait peut-être bien une pointe de peur, mais elle ne faisait pour le moment qu’aiguillonner sa colère. Colère qui flamba aux paroles dédaigneuses de l’artilleuse. Comment ça, elle en était encore au stade de faire semblant ? Pour qui la prenait-elle ? Une gamine qui n’y connaissait rien ?

« Et même si c’est le cas, qu’est-ce que ça peut te faire ? riposta Catherine. Je n’ai pas de compte à te rendre, que je sache. L’identité que je prends à terre ne regarde que mon équipage ! »

Parce que c’était son équipage qu’elle mettait en danger si elle attirait l’attention de l’Inquisition. Ses camarades pirates, les mo’ats et Aldric. Et, avec son allure et son accent, elle ne pouvait pas vraiment se faire passer pour quelqu’un d’une autre faction, alors qu’elle savait très bien jouer le rôle de la petite trinitaire bien sage. Mais Aliénor se croyait sans doute meilleure qu’Ati pour en juger.

De colère, Catherine serra le poing sur la petite clé qu’elle avait ramassée et attrapa le poignet de son assaillante avec sa main libre. En théorie, il suffisait qu’elle appuie au bon endroit pour que l’artilleuse la lâche. Mais elle n’avait encore jamais testé.

« Lâche-moi, » répéta-t-elle.

Alienor lâcha le col de Catherine avant de l'observer un peu plus. Sa réaction avait peut-être été un peu disproportionnée. L'adrénaline du moment coulait encore dans ses veines et elle souffla par le nez, toujours en colère.

- Mouais. C'qui ton équipage ? Et l'ident'té qu'tu prends à terre r'garde tout l'monde ! A partir d'moment ou t'vas au Runny, ou t'm'parles à moi !

Elle fait un petit tour dans la ruelle en trépignant. La jeune femme lui en veut et en même temps peut comprendre cette envie de se cacher.

Si Aliénor était toujours en colère, Catherine n’était pas en reste. L‘artilleuse avait beau la lâcher – enfin ! – ses paroles ne l’aidaient pas à se calmer. De quel droit lui demandait-elle des comptes ? En quoi le nom de son équipage la regardait-elle ? Et après, c’était elle qu’on accusait de faire partie de l’Inquisition ?!

« C’est pas écrit sur ta tête que tu es pirate ! – oui, bon, peut-être que si, en fait, vus sa couleur de cheveux et son franc parler… mais flûte ! – Et je ne vais certainement pas décliner mon identité à n’importe qui et n’importe où ! »

Sérieusement. Elle en avait rien à faire de ce que pensait « tout le monde » en général et Aliénor en particulier. Ceux qui comptaient, c’était Aldric, le capitaine et l’équipage. Et l’artilleuse pouvait faire les cent pas dans la ruelle et pester autant qu’elle voulait, si c’était à refaire, Catherine se comporterait exactement de la même façon. Tant pis si Aliénor était vexée de s’être faite avoir. Et même, tant mieux, ça voulait dire qu’elle avait réussi à jouer le personnage que lui avait fabriqué Ati. Ce n’était pas un rôle très difficile, certes, mais quand même.

« Je ne vois pas en quoi ça te regarde, mais je suis sur L'Iceberg, ajouta Cathy, un peu radoucie à cette idée. Et toi ? Je suppose que Le Centurion n’existe pas. »

- Nan, b'sur qu'non. Le centurion n'existe pas. Mais au moins j't'ai pas fais l'pitch d'la bonne Trini au m'lieu d'un r'pere de pirates.

Alienor se calme petit à petit. Tortuga restait un endroit sain. Personne pour venir l'emporter la nuit. La trinité aurait déjà rasé la ville s'ils savaient... Son cœur battait toujours autant la chamade, tandis qu'elle avait arrêté ses 400 pas.

« Je ne veux pas te vexer, répliqua Catherine, mais tu aurais eu du mal à te faire passer pour une bonne petite trinitaire. »

Entre ses cheveux teints, ses implants oculaires, son langage… et la compagnie avec qui elle avait débarqué au Runny Amber, Aliénor n’avait pas grand-chose de la petite jeune fille sage ou de la bonne épouse dévouée à son mari et à l’Unique.

Quant à l’histoire du repère de pirates, ce fut au tour de l’infirmière de se sentir un brin vexée. Ça voulait dire quoi ? Qu’elle était trop cruche pour avoir reconnu le statut des habitués de la taverne ? Ce n’était pas écrit sur leur front qu’ils étaient pirates !

« Espoir est un port neutre, je te signale. Et rien n’indique que le Runny accueille des pirates. Je m’y suis rendue avant – sous-entendu avant son recrutement sur L’Iceberg – et tout le monde peut en faire autant. Tu veux que je me présente comment avec le risque d’avoir un Inquisiteur dans le dos ? »