Occupe-toi de tes oignons !

Il avait fini son quart. Il aurait dû être en train de pioncer ou de se détendre avec les autres membres d’équipage – ou tout seul parce que certains membres d’équipage avaient plutôt tendance à le crisper qu’à le détendre – ou… de cuisiner. Et pourquoi pas, hein ? Le cuisinier avait abandonné son domaine jusqu’au lendemain, donc il ne dérangeait pas. Toute façon, depuis le temps qu’il passait plus ou moins régulièrement derrière les fourneaux, il savait où se trouvait quoi... et il savait aussi comment nettoyer et ranger une fois sa tambouille finie pour ne pas s’attirer les foudres du cuistot à son retour. Et s’il avait envie de se détendre en éminçant des oignons, c’était son problème, hein !

Et ça n’avait absolument rien à voir avec le fait que la capitaine n’avait pas mis un pied au mess de la journée.

Agacé, Alejandro découpait les oignons avec beaucoup plus de violence que ne le nécessitaient les bulbes. Autant taper sur un sac de sable était plutôt efficace pour évacuer un trop plein d’émotions, autant couper des légumes l’était vachement moins. Et les larmes qui lui piquaient les yeux, à cause des bulbes récalcitrants, ne faisaient que l’agacer d’avantage. Franchement, c’était quand même pas compliqué d’aller manger à une heure décente, hein ? Et le boulot n’était même pas une excuse, parce qu’elle n’avait qu’à se mettre une alarme sur son HCom si elle avait peur d’oublier !

Les oignons découpés, Alej’ balança son couteau dans l’évier et se retint de s’essuyer les yeux avant de se laver les mains. Il allait mettre sa poêle sur le feu, quand il remarqua une silhouette connue derrière lui.

« Quoi ? T’as faim ? »

Il avait faim.... sans doute pas l'heure la plus adéquat. Mais le problème d'être un patron c'est qu'on a jamais le temps de manger, et encore moins le loisir de le faire au moment des repas. Il se dirige donc d'un pas assuré en direction des cuisines. Il est second depuis peu mais il n'a aucun mal à en assurer les fonctions. C'est le commandement pour les nuls, il suffit de faire appliquer toutes les politiques du capitaine. Cette dernière assume.

Il entend du bruit ce qui est pas vraiment normal à cet heure et prend donc la précaution de s'avancer silencieusement. Rien de grave, juste le gamin. Il note des larmes dans les yeux et sent l'odeur d'oignons.

"Pleure pas gamin, tu vas y arriver un jour. Faut juste persévérer." dit-il de sa voix sérieuse de commandement en second. De toute façon il a toujours une voix sérieuse quand il discute avec des plus jeunes que lui. Surtout les petits bagarreurs comme Théo ou Alej.

Évidemment, le Vieux s’énervait pas. Le Vieux s’énervait jamais. Ce qui avait le don de l’énerver, lui. Ça et ses paroles, bien sûr.

« Je pleure pas, je coupe des oignons. »

Pleurer, genre. Il posa sa poêle sur le feu, qu’il alluma.

« Et si t’en veux, tu te les prépares tout seul. »

On verrait, s’il pleurait pas, le Vieux, hein. Même si ce serait que d’un œil, au mieux. Tâchant d’ignorer le second, même si ses gestes agacés devaient le trahir, Alej’ ajouta la matière grasse dans sa poêle et attendit qu’elle chauffe. Attendre, c’était chiant.

"Oh... bien sur, bien sur." dit simplement le Vieux, il ne faut pas toucher à l'égo des plus jeunes c'est pas bon pour leur santé. Il sort quand même un kleenex et le pose à côté de lui, parce qu'il aime taquiner les gamins.

"Me préparer de la nourriture tout seul ? Tu veux que je foute le feu à cette cuisine ?" Il commence à ouvrir le frigo et cherche un truc à se faire réchauffer. Ça encore c'est dans ses cordes.

"C'est pour ta sœur ?" demande-t-il alors qu'il parcours les restes disponibles.

Alej’ jeta un regard noir au Vieux, mais il répondit rien parce qu’il y avait rien à répondre. En revanche, il ignora totalement le mouchoir. Ça ferait trop plaisir au Vieux qu’il le prenne, hein.

« C’pas difficile. Faut juste persévérer pour y arriver, » répliqua-t-il à propos de la cuisine.

Nan mais.

Laissant le Vieux se diriger vers le frigo, Alej’ ajouta une poignée d’oignons dans sa poêle pour en estimer la température. Ça avait l’air bon. Il ajouta donc le reste, baissa un tantinet le feu et commença à faire revenir le tout.

« Si on t’demande, tu diras qu’tu sais pas ! »

Sérieux. Il était pas de quart, il faisait ce qu’il voulait, où il voulait, pour qui il voulait !

« T’te façon, t’es comme elle, t’as pas mis les pieds au mess de la journée. »

Mais le Vieux, au moins, il avait le bon sens de venir se servir en cuisine tout seul. She’, à tous les coups, elle se disait qu’elle verrait demain. Et bah, elle allait voir, ouais.

"On peut pas persévérer dans tous les domaines, tu as choisi la cuisine... je respecte ça" commente le vieux avec un sarcasme évident dans la voix. "C'est important la cuisine pour le moral des hommes." ce qui n'est pas faux pour le coup.

"Comme ta sœur ? Certainement pas, je suis beaucoup trop sage et avisé pour me passer de manger, j'ai juste des horaires compliqués et une certaine habitude des barres de nutrisoja. Quand tu seras cuistot en chef tu comprendras aussi le poids des responsabilités." précise le second.

"Tu veux que je te fasse livrer un tablier ?" propose le Vieux candide. Il trouve du poulet et le sort. C'est simple, bon et efficace. Il observe le jeune homme un instant comme s'il jaugeait l'idée. "Je suis sur que ça t'irait bien. Bon tu perdras en charme auprès de la gente féminine, elles aiment les voyous."

Il se foutait de sa gueule, le Vieux, en plus ! Quand il disait que la présence des autres membres d’équipage l’aidait pas à se détendre ! Ils venaient même le faire chier dans les cuisines !

« Je persévère pas en cuisine, gronda Alej’, en se forçant à ses oignons sur le feu – manquerait plus qu’ils crament ! – j’apprends à manier les poêles. C’pas mal pour assommer les gens. »

Et chaud, c’était encore mieux. Dommage que celle-ci soit occupée. Enfin, dommage… On tapait pas sur le Vieux, de toute façon, sauf pendant les entraînements. Même s’il critiquait She’. Alej’ grinça des dents, mais jugula son agacement le temps d’attraper la viande hachée qu’il ajouta aux oignons. Alors ouais, techniquement, il était plutôt d’accord avec le fait qu’Hermana était ni sage ni avisée pour le coup. Mais ça voulait pas dire que le Vieux avait le droit de le dire !

« J’te les laisse, les responsabilités. T’les aimes bien, apparemment. »

Mais le Vieux se gênait pas pour continuer à le provoquer. Franchement agacé, Alej’ quitta une seconde des yeux sa tambouille pour jeter un regard noir au second qui se foutait de lui.

« P’têt qu’elles aiment la bonne cuisine aussi ! »

En vrai, il en savait rien… et il s’en foutait. C’était pas avec le nombre de ses histoires qu’il pouvait comparer. Mais hors de question de laisser le Vieux avoir le dernier mot !

"On a pas déjà parler du concept de calme et de recul ?" bien sur que si il lui en a parlé. "Se battre en colère c'est pas donné à tout le monde. Il faut avoir une colère froide pour garder tout sous contrôle. Et surtout il ne faut pas tomber sous la coupe des agressions psychologiques de l'adversaire." Il jette son poulet dans un four pour le faire réchauffer. La nourriture c'est pas vraiment un plaisir pour lui. Juste une nécessité. Au détail près que les barres de nutrisoja c'est barbant à la longue.

"Et c'est pas que j'aime les responsabilités, c'est surtout que les autres sont généralement trop cons pour les assumer correctement. Faut bien que quelqu'un se sacrifie. Ta sœur et moi on est taillé dans le même bois, celui qui comprend le sens du sacrifice aigu pour les autres. précise tranquillement Raul en attendant que son poulet chauffe.

"Mais c'est aussi un sens du sacrifice important que de se faire cuistot, et paraît que ça marche de cuisiner des petits plats aux femmes, mais faut d'abord les attraper. Et pour ça le style bagarreur toujours un peu abîmé ça marche mieux. Regarde l'Autre." le vieux répand un peu plus d'huile sur le feu et regarde le jeune.

Il ne répondrait pas. Il ne répondrait pas, il ne répondrait pas, il ne répondrait pas. Aussi, toujours occupé par sa poêle, Alej’ se contenta-t-il de hausser les épaules au commentaire du second. Ouais, p’têt bien qu’ils en avaient parlé, et alors ? Il croyait quoi, le Vieux ? Qu’il buvait ses paroles ? T’te façon, il se contrôlait, là : la poêle était toujours sur le feu.

« Ouais, ben, t’pourrais lui expliquer qu’elle a pas besoin de pousser le sacrifice jusqu’aux repas. Y a assez de bouffe pour tout l’monde ici, » marmonna seulement l’apprenti cuisinier.

Il remua encore un peu la viande et les oignons, avant de baisser le feu et d’attraper la sauce tomate qu’il ajouta. Se concentrer sur le repas de She’, ça évitait de répondre au Vieux que, clairement, les responsabilités et le sacrifice, c’était pas pour lui. Huit ans plus tôt, l’équipe d’abordage était tombée, La Vanguardia était tombée, mais lui, il était resté debout. Maintenant, Matéo avait disparu, mais lui, il était encore là. Et la liste était longue.

Il attrapait l’assaisonnement, pour l’ajouter à sa sauce, quand le Vieux continua sur sa lancée et… Il venait de citer l’Autre, là ? Furieux, Alej’ pivota sur lui-même pour faire face au second. Ouais, il était très impressionnant avec son pot d’épices à la main.

« Et l’Autre est un exemple à suivre, c’est ça ?! »

Le jeune a tenu bon et comme anticipé la référence à Zélio a rompu le barrage de son contrôle. Les jeunes sont parfois terriblement prévisibles quand même.

"Elle a pas l'air squelettique ta sœur, j'ai la nette impression que les hommes la trouvent à leur goût, physiquement parlant elle a les formes qui faut là où il faut. Donc elle se nourrit suffisamment." Il pèse ses mots, il a "l'impression" donc ce n'est pas une vérité, même s'il sait que c'est la vérité. Il dit "les hommes" et ne se place pas volontairement dans le lot, alors qu'il faut être franc la petite excite toute personne qui aime les femmes, sans distinction de sexe ou d'âge. D'aucun dirait qu'elle a un cul a réveiller les morts. Aux dernières nouvelles il n'est pas mort. Bref... ne pas attaquer le petit sur ce sujet. Il n'est pas prêt encore.

"L'Autre est un combattant beaucoup plus professionnel que toi. Et d'après ce que j'entends les femmes de l'équipage le trouvent séduisant. Un exemple à suivre ? certainement pas dans son intégralité. MAIS si tu te concentres sur son comportement en combat alors oui. Il ne se laisse pas vraiment déstabiliser, reste calme dans ses décisions et déstabilise les autres, Je connais qu'un autre combattant qui fasse ça aussi bien, Théo. Enfin elle se laisse vaguement déstabiliser mais ça n'affecte pas son efficacité." dit-il en regardant le pot d'épices qui sert d'arme au jeune homme. "Non merci je veux pas d'épices"

Venant de n’importe qui d’autre, Alej’ aurait pris le mors aux dents à la moindre allusion au physique de She’. Mais c’était le Vieux. Il prit toutefois une seconde pour repasser la phrase sous son crâne mais ne nota rien dans la formulation qui soit prétexte à exploser. Alors il haussa les épaules.

« Évidemment qu’elle se nourrit suffisamment, j’lui laisse pas l’choix. »

L’allusion à l’Autre par contre, c’était de la provocation pure et simple. Ses doigts se crispèrent sur son pot d’aromates. Ouais, il savait que l’Autre était meilleur combattant que lui, merci. Et que les filles le trouvent séduisant, ça lui aurait fait ni chaud ni froid si She’ avait pas fait partie des filles en question. Il était à deux doigts de perdre le contrôle quand le Vieux dit qu’il voulait pas d’épices. Interdit, Alej’ marqua un temps d’arrêt.

« T’as tort, ça donne du goût ! »

Il souffla par le nez pour réprimer son envie de balancer le pot à la face du Vieux. Avec n’importe qui d’autre, c’aurait déjà été fait. Et il aurait eu des ennuis avec le cuisinier. Au moins. Attaquer le second, ça pouvait aussi causer des ennuis, à la réflexion.

« Un jour, j’lui foutrai une raclée, » gronda-t-il en revenant à sa poêle.

À l’Autre évidemment. Il savait pas qui était Théo, et il s’en contrefichait comme de son premier essai culinaire.

Le petit parvient à rester calme de justesse... c'est mieux qu'avant. Mais il sent la colère qui brûle au fond de lui. C'est pas encore ça, mais Théo n'a jamais réprimé sa colère, elle a appris à faire avec. Sans doute qu'Alej est taillé dans le même bois. Lui et d'un bios similaire à celui du Passeur, calme, technique et tactique. Quoique les tactiques du Passeur ne soient pas non plus très élaborée.

"C'est bien d'avoir des buts dans la vie. "confirme Raul. "Pourquoi tu veux lui mettre une raclée ? Parce qu'aux dernières nouvelles ta sœur n'a pas l'air d'avoir de soucis avec lui. Plutôt l'inverse."

Il commence a manger son poulet tranquillement, mais sa position dans la cuisine est parfaitement réfléchi, si le petit perd son calme il va le regretter rapidement.

Et merde, la sauce commençait à attacher ! Il aurait pas dû répondre à la provocation du Vieux. Mais pourquoi il venait le faire chier pendant qu’il cuisinait aussi, hein ?

L’agacement s’ajoutant à la colère, Alej’ baissa le feu et remua un peu sa sauce, avant d’ajouter les épices, pendant que le second commençait à manger. Et en remettait une couche sur l’Autre. Et She’. Alej’ eut soudain très très envie de lui balancer sa cuiller à la gueule. Voire la poêle entière. Mais She’ aurait plus rien à manger. Alors il serra les dents et se força à se concentrer sur sa cuisine. La sauce, la viande, le dîner d’Hermana.

« She’ sait pas reconnaître les soucis, même quand elle d’dans. »

Suffisait de voir avec l’autre Salaud.

« L’est cinglé, ce type. L’a voulu m’péter le bras sans raison. »

Il l’avait pas fait, mais il allait pas oublier. Et les bleus sur le corps de She’, ça non plus, il les oubliait pas.

Le petit est toujours pas capable de gérer sa colère, réfléchir et se concentrer sur sa tâche en cours. Il a encore des progrès à faire, note simplement le Vieux. Il est temps de relâcher la pression et de parler plus sérieusement.

"Va falloir t’entraîner beaucoup plus alors. Et sacrifier des bouts de chair pour devenir encore plus fort. Tu es prêt à se genre de sacrifice juste pour lui casser la figure ? Parce qu'autrement tu n'as aucune chance. C'est pas pour rien qu'il y a des leagues réservées aux cyborg dans tous les sports." rappelle le Vieux. "Je pense que tu as mieux à faire."

La poursuite d'une spécialisation n'a rien de mal, Enguerrand, Théo et ce Zélio sont une preuve de ce que l'ont peut atteindre en étant un hyper spécialiste. Mais le pouvoir d'une personne vraiment polyvalente est bien plus important. Spécialement à bord d'un vaisseau.

"Augmenter ton champ de compétence sera plus efficient que te spécialiser." lâche-t-il en étant curieux de voir si l'idée peut toucher le corps du colérique jeune homme.

En attendant il continue de se nourrir et mange son poulet. C'est toujours meilleur que le nutrisoja.

Bon, la sauce avait pas brûlé, il avait rattrapé le coup. Il baissa encore le feu et couvrit la poêle pour laisser mijoter le temps de préparer l’accompagnement. Les pâtes, c’était simple, bon – à condition d’avoir la sauce qu’il fallait – rapide à préparer et suffisamment énergétique pour compenser les deux repas que She’ avait sautés. Il allait donc chercher dans les placards ce qu’il fallait quand le Vieux laissa entendre qu’il lui faudrait sacrifier des morceaux de lui pour réussir à battre l’Autre un jour.

« Et pourquoi pas ? » répliqua-t-il, plus par envie de clouer le bec au second que parce qu’il envisageait réellement l’option.

Mais le Vieux avait une autre idée derrière la tête apparemment. Le Vieux avait toujours d’autres idées derrière la tête, t’te façon. Il pensait qu’il avait mieux à faire.

« Bah tu penses trop ! » gronda Alej’, sa casserole à la main.

Ça c’était le genre de phrase qui le hérissait. Ils pensaient tous savoir mieux que lui ce qu’il aurait dû faire, ce qu’il devait faire, ce qu’il devrait faire. Son connard de paternel, She’, les Impériaux, le Vieux, les officiers… Ils pouvaient pas lui foutre la paix, non ?

« Je fais d’jà la cuisine, j’te signale, » rétorqua-t-il, hargneux, en remplissant sa casserole d’eau et en la déposant sur le feu.

"La cuisine c'est un bon début. Si tu veux j'ai aussi une chambre a ranger et à nettoyer, comme ça tu pourras rajouter le ménage à ton vaste champ de connaissance." s'amuse Raul. Le petit à la tête dure comme un bloc de béton armé.

"A ton avis ta sœur à plus besoin d'un tas de muscle cybernétisé ou d'un type comme moi ?" demande tranquillement le Vieux. La réponse est évidente, il est bien plus compliqué de trouver des hommes comme lui que des tas de muscles. Et les sacrifices à consentir pour obtenir les cyberwares et les entretenir sont monstrueux.

N’importe qui connaissant la cabine d’Alejandro aurait éclaté de rire à la proposition du Vieux. Le rangement selon Alej’, c’était simple : le tas au pied de sa couchette – et ses annexes sous le lit – c’était à lui, le reste c’était aux autres habitants de la cabine. Mais l’abordeur était pas franchement d’humeur à rire. Le Vieux se foutait clairement de sa gueule et ça lui plaisait pas. Et il avait pas envie de prendre du recul, comme il disait si bien.

« Tu fous tout dans le sas, t’ouvres la porte extérieure, et c’est rangé, » marmonna-t-il en ajoutant le sel à son eau.

Il avait pas envie non plus d’écouter ce qu’il avait à dire ou de répondre ce qu’il avait envie d’entendre.

« Ni l’un ni l’autre, elle t’a déjà toi et elle a déjà l’Autre. »

Mauvaise foi ? Ouais, et alors ? Ses pensées et ses conseils, il pouvait se les garder, le Vieux, il lui avait rien demandé ! Lui, il avait un plateau à préparer en attendant que l’eau bouille et il était (presque) calme.

"Je suis pas immortel... d'aucun pourrait dire que je suis déjà vieux. Et l'Autre est tout sauf un modèle de stabilité. Dans la vie on doit compter sur soi et sa famille. Si tu veux être un soutien pour ta sœur il faut choisir un voie qui lui soit utile. A ton avis c'est plus facile de trouver des gars comme l'autre ou comme moi ?" demande Raul. La réponse est simple et évidente. Les tas de muscles courent les rues, même si Zélio culmine dans les plus capables, alors que les hommes comme lui sont rares et beaucoup plus utiles et cela dans de nombreux domaines.

Il termine son poulet tranquillement pendant que l'eau chauffe tranquillement. Il va ensuite poser l'assiette dans l'appareil qui lave la vaisselle. Il en profite pour laver ses mains une nouvelle fois. Il l'avait fait avant de venir à la cuisine, il le refait. Sans être un fanatique de la propreté il est clair qu'il fait attention à ce genre de détails.

Il était saoulant avec ses questions, le Vieux ! Sérieusement ! Il faisait la cuisine pour que She’ ait un truc à manger avant d’aller se coucher, il avait pas besoin de ses pensées philosophiques et de ses questions rhétoriques à deux doublons !

Les mains occupées par la préparation du plateau, Alej’ faisait mine de pas écouter ce que disait le second, mais ses paroles touchaient quand même ses oreilles, hélas. Et il était pas très bon pour faire mine d’ignorer ce qui l’agaçait.

« T’es un oiseau rare, c’est ça qu’tu veux entendre ? » répondit-il donc, tout en soulevant le couvercle de la poêle pour vérifier que la sauce et la viande cramaient pas.

Ça, au moins, c’était bon. Et l’eau commençait à bouillir. Il ajouta donc les pâtes avant de revenir à son plateau, en refusant obstinément de lever les yeux vers le Vieux. Il en avait clairement ras le bol de la conversation. Mais il devait encore rester quelques minutes, le repas de She’ était pas tout à fait prêt.

"A mon âge on a plus besoin d'entendre ce genre de chose. On sait qui on est." réplique simplement Raul. "Tu réponds pas à la question, qui n'a rien à voir avec moi. La question tourne autour de toi et de comment tu comptes aider ta sœur. Autrement qu'en lui servant des petits plats."

Il a l'habitude des petits jeunes, mais il est aussi un ex-colonel de la Légion. Et la Légion est implacable. On ne s'évade pas facilement de ses griffes. Il va enfoncer cette idée au plus profond du crâne du gamin et le faire réfléchir à son avenir pour de vrai. Il est pas trop tard pour construire le gamin et en faire un véritable soutien pour sa sœur. Mais pour ça il faut quand même l'orienter un peu.

« Alors t’as qu’à poser des questions plus claires, » rétorqua Alej’ avec toute la mauvaise foi dont il pouvait faire preuve.

Malheureusement, la mauvaise foi avait jamais arrêté le Vieux. Y avait pas grand-chose qui l’arrêtait le Vieux, en fait. Le problème, c’était qu’Alej’ avait une petite idée d’où le second voulait l’emmener et qu’il avait aucune envie d’y aller. C’était pas le premier à lui pondre un « t’aurais mieux à faire » ou « tu devrais faire ça, » hein. Mais il le lui avait dit, déjà : les responsabilités, il les lui laissait.

« Lui éviter de sauter trop de repas, c’est déjà pas mal, gronda-t-il. Et j’défends son vaisseau à chaque abordage, aussi. »

Et sa réputation à terre à chaque fois qu’il y en avait un pour dire quelque chose sur son dos. Mais bon, ça il allait pas trop s’en vanter.

Putain, qu’elles étaient longues à cuire, ces pâtes !

"Et donc tu penses que c'est le mieux que tu puisses faire ? Cuistot et monsieur muscle ?" il pose des questions claires et le petit n'y répond pas. Certainement qu'il ne veut pas y répondre. Mais c'est comme essayer de déverrouiller la mâchoire d'un pit-bull quand il a décidé de garder l'avant bras qu'il vient de mordre entre ses dents. Impossible, sauf en tuant le chien. Raul n'est pas un chien, il n'est pas facile à tuer.

"Trouve autre chose que ça parce que c'est vraiment limité. J'ai pas l'impression que tu sois un gars limité" rajoute Raul en insistant légèrement sur le mot limité la deuxième fois afin d'insinuer un sens péjoratif dans son usage.

Il aimait pas les questions du Vieux et ce qu’il devinait qu’il en attendait comme réponse. Il aimait pas l’obstination du Vieux qui persistait à le titiller et à demander toujours la même chose, en changeant quelques mots, alors qu’il lui avait déjà fait comprendre qu’il avait pas envie de répondre.

« Ouais, voilà, » grommela donc Alej’, histoire de clore la conversation.

Autant espérer faire cuire des pâtes dans de l’eau froide. Le Vieux s’avouait pas vaincu et Alej’ grinça des dents en l’entendant qualifier ses soi-disant aspirations de limitées. Avant de vraiment sortir de ses gonds, quand il répéta l’adjectif dépréciatif.

« Et qu’est-ce t’en sais ? gronda-t-il en pivotant sur lui-même pour faire face au second, cette fois. Tes impressions, elles sont pourries, et tu sais rien ! Garde-les pour toi et fous-moi la paix ! »

Le petit perdait le contrôle finalement. Il lâchait des mots dignes d'un ado en plein crise. Ça serait presque mignon et touchant s'il n'était pas déjà aussi vieux. 24 ans, il y avait longtemps que l'adolescence était passée en théorie. Alors Raul se contenta de le regarder et de sourire. Un sourire narquois, accompagné d'un regard perçant. Des années à encadrer les hommes de la Légion, ses impressions n'étaient définitivement pas "pourries".

Dans la Légion le petit aurait déjà pris une bouffe dans la gueule, on parlait pas comme ça au Vieux. Mais on était pas dans la Légion et il n'y avait pas de légionnaire présent pour mettre la claque. Le Vieux ne se faisait jamais justice lui même, c'était le rôle de son attenant. Ici, Raul s'était déjà habitué au respect tout à fait relatif des hommes vis à vis de son poste. Il s'estimait heureux d'être dans un équipage corsaire, si s'était des pirates il ne supporterait sans doute pas.

Il attendit donc que le gamin se calme, peut-être qu'il prendra conscience de sa connerie. Il était curieux de voir pour le coup.

Le Vieux s’énervait pas, pour changer. En fait, il répondait même pas. Ça aurait pu vouloir dire que l’éclat d’Alej’ avait porté ses fruits et que le Vieux abandonnait la partie mais… Comment dire que son sourire narquois et son regard imperturbable donnaient pas vraiment cette impression ?

Rageur, Alej’ soutint quelques secondes le regard du Vieux avant de se détourner pour retourner à sa cuisine. Enfin, à la surveillance de ses pâtes qui n’en finissaient pas de cuire. Pour se donner une contenance – et se calmer et éviter de se sentir ridicule face au calme du second – il attrapa une fourchette pour goûter les féculents et tester leur cuisson. Il se brûla la langue, évidemment, ce qui améliora pas vraiment son humeur. Et puis, c’était pas encore parfait. Pour lui, il aurait sans doute arrêté là et éteint le feu, histoire de quitter la cuisine une bonne fois pour toutes, mais c’était pas pour lui. C’était pour She’. Alors il attendit encore et termina d’organiser son plateau… tout en évitant soigneusement de jeter un œil au Vieux.

Ce qui l’empêchait pas d’avoir parfaitement conscience de sa présence, de son regard et de son silence.

Et il finit par craquer.

« Et t’as l’impression de quoi, alors ? » grommela-t-il.

Des excuses ? Là, fallait pas rêver !