La Cuisinière et l'Anti-cuisinière

Affamée, Audrey ferma la cuisine. Le midi, c'était moins de travail que le soir, c'était juste une fermeture provisoire. Elle en eut vite finit. Puis elle sortit de la chambre froide son plat du jour, un tartare préparé. Elle y ajouta des frites, nettoya le tour de la friteuse, l’éteignit (oui, elle aurait dû faire dans l'autre sens) puis elle quitta la cuisine pour la salle.

Normalement, elle mangeait à 10h30, avant le service, mais ce matin là, elle était arrivée en retard, donc son repas avait sauté. Elle le prenait donc en fin de service. Et la salle était encore blindée de clients finissant doucement leurs repas. Bon. Elle chercha un moment avant de trouver une table ou n'était assise qu'une petite dame brune-rousse qui semblait un peu intimidée par la clientèle bruyante du Runny. Elle rappelait un peu Wynn à Audrey.

"Bonjour, je peux m'installer à votre table?"

Il était vivant. Il avait perdu une jambe, certes, mais il était vivant. Et elle avait encore du mal à y croire vraiment, après tout ce temps à craindre le pire. Le voyage depuis Renaissance et les jours passés à attendre qu’il se réveille lui avaient paru interminables. Mais il était vivant. Bien sûr, il lui fallait des soins et des séances de kinésithérapies et de rééducation, mais il était vivant.

La séance de la matinée d’ailleurs avait été particulièrement costaude et avait fini tard, si bien que, une fois son mari raccompagné à sa chambre et recouché, il était un peu tard pour que Catherine puisse espérer trouver un déjeuner correct à l’hôpital. Elle avait donc pris la direction de la ville et ses pas l’avaient menée au Runny Amber. La clientèle était bruyante mais l’endroit propre et ils servaient toujours.

Et le plat du jour était une tuerie.

Assise à une table un peu à l’écart, seule, Catherine savourait son déjeuner. Honnêtement, elle n’avait jamais rien mangé d’aussi bon. Ses (anti-)exploits culinaires étaient évidemment hors compétition, mais même la cuisinière des Pontillac ne pouvait rivaliser. Ça en faisait oublier l’atmosphère bruyante, tellement différente de celle des tavernes trinitaires qu’elle connaissait.

Elle releva les yeux lorsqu’une jeune femme rousse lui adressa la parole.

« Oh bien sûr. Faites comme chez vous, » plaisanta-t-elle, sans savoir que c’était le cas.

"Merci."

Elle s'installa et commença a manger. Hum... Elle était toujours aussi douée...

"Nouvelle dans le coin?"

Elle pris quelques bouchées de son tartare et une ou deux frites puis elle adressa un clin d’œil à la cliente.

"Audrey Darand, la cuisinière locale. A qui ai-je l'honneur?"

Une fois la jeune femme installée, Catherine retourna à son déjeuner. Elle ne se sentait pas très à l’aise pour lancer une conversation – de quoi pouvait-on bien parler à une inconnue dans une taverne de ce genre à Espoir ? – et, de toute façon, son repas l’appelait. Chaque bouchée était une explosion de saveurs comme elle n’en avait jamais connue. Tout ça dans un simple tartare !

Mais elle n’était pas malpolie pour autant et ne se fit donc pas prier pour répondre à la question qu’on lui posait.

« Oui. C’est la première fois que je viens… et j’avoue que je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon. »

Elle faillit baisser les yeux lorsque son interlocutrice se présenta comme la cuisinière, mais n’en fit rien. Et sourit même. Après tout, ce n’était pas comme si elle avait menti ou critiqué en mal.

« Catherine Lambert, enchantée. Et enchantée de goûter votre tartare, du coup. Toute votre carte est aussi savoureuse ou j’ai eu de la chance ? »

"Ah il faut revenir, alors. Parce que oui, tout ce qui sort de cette cuisine est au pire délicieux, au mieux, a couper le souffle!"

La jeune cuisinière dégusta son tartare puis elle releva le nez:

"Qu'est ce qui vous amène par chez nous, M'dame?"

Évidemment, la jeune femme n’allait pas lui dire que sa cuisine était mauvaise. Mais, étrangement, Cathy était prête à la croire. Peut-être parce que son déjeuner était le meilleur repas qu’elle eût jamais mangé. Ce n’était pas parce qu’elle était incapable de cuisiner quelque chose de mangeable qu’elle ne savait pas apprécier un bon plat. Et la formulation de la rouquine fit même naître un sourire amusé sur ses lèvres.

« À couper le souffle ? Je pense que je pourrais dire ça de ma cuisine aussi… Mais pas dans le même sens. »

Elle reprit son repas, le temps que son interlocutrice reprenne la parole. Il lui fallut le temps d’avaler sa bouchée avant de répondre, et ce n’était pas plus mal. Parce que « j’essaie de trouver un moyen de faire déserter mon mari » n’était définitivement pas la chose à dire.

« Mon mari est à l’hôpital. J’attends qu’il puisse en sortir. »

Audrey gloussa, sans deviner a quel pour la cuisine de son interlocutrice coupait le souffle. Face a son talent, il n'était pas rare que les gens sous-estiment le leur.

"Et bien vous savez ou trouvez de la nourriture de qualité, désormais. Le plat du jour change tous les jours, en fonction du marché."

Dommage que Catherine n'ait pas révélé ses véritables intentions à Audrey. Celle-ci aurait peut être put l'aider. Mais elle ne le pouvait pas, sans savoir.

"Oh mince. En plus on y mange super mal. Je ne peux pas aider votre mari à guérir, mais je vous donnerais un sachet de biscuits pour lui, ça lui remontera le moral."

Le rire de la rouquine accentua un peu le sourire de Cathy. Un peu. Elle ne connaissait pas assez la cuisinière et n’était pas suffisamment à l’aise pour laisser s’exprimer ses émotions sans fard. Pas que le Runny Amber ne soit pas accueillant, hein. Mais il était peuplé… et très différent du seul refuge qu’elle connaissait – à savoir la maison qu’elle partageait avec Ainsley et Aldric. Qu’elle avait partagée. Puisqu’Ainsley n’y était plus et qu’il était probable qu’Aldric n’y retourne jamais.

« J’en prends bonne note, » répondit-elle toutefois aux explications d’Audrey.

Elle reviendrait, c’était une certitude. Pas tous les jours, bien sûr, ils étaient loin d’avoir les crédits pour ça – surtout qu’il fallait économiser pour le moment où Aldric serait prêt – mais elle reviendrait. Ne serait-ce que parce que l’entrecôte d’ataa’oor avec sa garniture, mentionnée sur la carte, lui faisait de l’œil.

La déclaration suivante de la rouquine teinta le sourire de Catherine de chaleur. Mais genre, de vraie chaleur. Celle qui réchauffait même ses yeux.

« Il en sera ravi ! Sauf… si je lui fais croire que c’est moi qui les ai faits… Mais il n’aura qu’à les goûter pour comprendre que je le fais marcher. »