Le "plan"

Premier amarrage depuis qu'il était Mécano en chef. Il avait pu discuter avec Jaziel le jour précédent, passer un nuit agréable et se faire chasser au petit matin comme l'amant qu'il était. Il avait fini sa nuit dans la salle des moteurs, vide en ce temps de repos général. Ne se réveillant que de rares fois pour vérifier que les tests de calibrage qu'il faisait étaient bien corrects. Vers les dix-sept heure, il alla prendre une longue douche où il se frotta si fort que la peau de ses bras était légèrement rougie. Il sortit de là et passa sa main sur le miroir pour enlever la brume qui s'y était déposé. Le plan, hein. Il passa une chemise d'uniforme, mais garda un de ses vieux jeans. Il sentirait moins la cigarette, comme ça. Il coiffa ses cheveux en songeant à tous ce qu'il devait faire. Choisir ses mots. Surtout. Bien choisir ces mots.

Trop tôt à son goût, il était devait la porte de l'intendance. S'il y avait bien quelqu'un pour travailler même dans ces moments de détente, c'était les officiers. Et particulièrement l'intendante. Il souffla longuement et frappa à la porte.

"Seik'el, c'est Valmont. J'aimerai te parler."

"Casse-toi fais pas chier" est le premier réflexe d'une Seik'el qui comptait bien profiter du calme d'un vaisseau déserté pour bosser tranquille, mais il paraît que ça se dit pas aux types qui ont la mauvaise idée d'être, théoriquement en tout cas, plus haut sur l'échelle hiérarchique. Et puis reste toujours l'hypothèse, qui la met d'autant plus en rogne qu'elle est probable, qu'il ait une bonne raison de venir la faire chier dans son placard. Enfin, bureau. Rempli de tellement de dossiers, d'étagères, de papiers et de trucs qu'on dirait un placard.

"Si c'est pour le boulot t'as trente secondes, sinon tu peux te casser." elle lance donc à la porte, avant de la déverrouiller sans broncher de son bureau.

Il ouvrit la porte et entra. Elle était pas foutue d'être aimable, hein ?

"Justement, oui, ce serait pour le boulot. J'aimerais plus de 20 secondes pour qu'on discute un peu de la manière dont on se parle."

Il croisa les bras, l'observant de biais.

" Tous le vaisseau est déjà au courant que tu pendrais ma tête au cadre de porte si tu le pouvais. Ce serait intéressant qu'on essaye de montrer une autre image du corps officier de l'Iceberg."

"On est tous seuls, y a pas d'image à s'inquiéter." elle grogne.

En plus de parler boulot, peut-être, il est là pour lui faire des remarques à la con sur son comportement. Elle prend sur elle pour pas lui mettre les tripes à l'air en direct, déjà, ça suffit pas ?

"On arrive à travailler quand il faut, ça me semble pas si mal. Je te contredis pas en public et je crois pas avoir remis en cause tes compétences en mécanique. Tu veux quoi de plus, que je te claque la bise ? Parce que ça, tu peux t'asseoir dessus."

Et sur le reste, tant qu'à faire.

"Comme tu dis si bien, tout le monde est au courant qu'on peut pas se blairer. Alors c'est pas la peine d'essayer de passer une couche de peinture rose sur la façade, personne y croira."

"Mh, mh. T'as un peu faux sur un truc."

Le visage sérieux de Valmont ne lui allait presque pas, c'était comme un habit trop guindé pour l'ancien Trinitaire. C'était ça, son plan, essayer de comprendre. Étreindre cette haine jusqu'à ce qu'elle soit moins brûlante.

"C'est sans doute que de mon côté, je ne te déteste pas. Je rends simplement les coups que tu me donnes. J'aimerais comprendre ce que je dois faire pour que tu arrêtes de me considérer comme un ennemi."

Il avait fait une connerie il y a des années, alors qu'il était ivre. Par Calypso.

"Arrête d'exister" n'étant manifestement pas la réponse attendue, Seik'el prend le temps d'une longue respiration et d'un regard noir.

"J'suis sûre qu'en réfléchissant un peu tu vas trouver tout seul." elle commente, sarcastique. Son visage déjà sérieux le devient encore plus. "Y a des choses à pas dire à certaines personnes, Valmont."

Essayer de draguer une ancienne esclave qui envoie paître à coups de tartes tout ce qui l'approche à moins de trois mètres en manifestant ce genre d'intention, par exemple, surtout quand on a la mauvaise idée d'avoir le mauvais accent et de sentir l'alcool, c'est pas une bonne idée.

"Je connais une chose, oui. Mais il y en a d'autre ?"

Le regard perçant de Valmont était posé sur Seik'el. Depuis qu'il était devenu Chef Mécano, sa posture s'était raffermi, ses pieds étaient bien ancrés au sol. Il était plus sûr de lui, car à présent, il était au dessus d'elle. Elle ne pouvait pas le virer par dessus bord lors de ses délires de traumatisée. Mais il avait aussi décidé qu'il n'avait plus à les subir aussi fort. Qu'elle ne se fasse pas de soucis, voilà longtemps qu'elle avait quitté les listes de futurs amantes de Valmont. Il faudrait qu'il soit ivre.

La métisse se démonte pas. Il en faut pas mal pour l'intimider maintenant, et les galons qui les séparent n'y changent pas grand-chose, tout juste s'ils lui tirent un sourire narquois intérieur - il se sent fort le petit maintenant qu'il est sûr de pas se faire virer, hein ? Elle a beau pas pouvoir le piffer pourtant, elle a jamais envisagé de demander son renvoi pour la simple et bonne raison que la compétence du bonhomme prime sur ses inimitiés personnelles, et que sa compétence elle l'a jamais discutée. Et puis au fond, tant qu'elle l'a pas dans les jambes, elle peut faire comme s'il existait pas. Manque de pot, il trouve régulièrement un moyen de lui rappeler que si si, il existe. Elle ? Elle a suffisamment confiance en son capitaine pour être sûre que tant qu'elle fait pas de bêtise du genre essayer de l'étriper ou autre manquement au Code, il la laissera pas se faire jeter dehors. Et puis si elle voulait être parfaitement objective - c'est pas le cas -, elle serait bien obligée de reconnaître qu'effectivement, à part le fameux soir où il lui a fait sa déclaration malheureuse, il lui a jamais vraiment cherché des poux, alors pourquoi soudain essayer de la dégager ?

"Ca te suffit pas ?" elle lui demande, l’œil noir et un rien blasé.

Non, visiblement. Et il va sûrement lui expliquer à quel point ça lui suffit pas. Elle a confiance.

"Non."

C'était pour ça qu'il avait demandé, d'ailleurs.

Voyez ? Même pour la chicane, jamais faire confiance à un Trinitaire. Jamais.

"Dommage."

Rien d'autre. Est-ce que pour faire chier on peut lui faire confiance, maintenant ?

Valmont s'étira alors. Longuement. Comme un vieux chat plein de courbatures. Il était plein de courbatures, à vrai dire, celles de cette nuit et d'avoir dormi n'importe comment dans la salle des machines. Elle cherchait à l'énerver pour qu'il soit à son niveau, bien évidement. Leur relation ne le dérangerait pas s'il s'agissait d'une entente cordiale : Je te fais chier, tu m'envoie chier et on continue notre chemin en travaillant correctement. Ici, il y avait autre chose. Son sang Trinitaire, sans doute. Une haine mal déguisée qu'il ne supportait plus.

" Bien. "

Il s'avança et déposa un carton sur la table qu'il glissa vers elle.

" A partir de notre départ, je passerais uniquement par mes sous officiers pour venir faire les demandes. Tu ne me croiseras plus. Je vais également notifier le capitaine Jaziel de mon choix et des efforts que j'ai mis en place pour assainir nos relations dans un rapport."

Nous allons être convoqués. Que choisiras-tu entre deux enfers ?

"Si tu te décides à vouloir discuter plus calmement en terrain neutre avant, renvoie moi cette carte et je serais au restaurant indiqué dessus le soir à t'attendre."

Tu peux me faire faux bond, mais crois-moi que je saurais trouver une autre compagnie en un tour de main.

"Bonne journée, Seik'el."

Il se dirigea vers la sortie.

Elle dit rien. Le regard haineux, vraiment haineux, qu'elle lui rend est une réponse bien suffisante. Il l'a pas vu souvent celui-là.

Le bruit du presse-papier de verre qui explose contre la cloison après son départ traverse certainement la porte. Celui-là non plus il l'a pas entendu souvent.

Valmont ferma derrière la porte un instant et écouta avec délectation le bruit du presse-papier contre un mur. Un sourire satisfait passa sur son visage tandis qu'il marchait vers la salle des machines. Il se mit é chanter une vieille chanson qui ne lui était plus passé par la tête depuis un certain massacre.

"Tout le monde veut devenir pirate... Car un gars qui est pirate retombe sur ses pattes."