Dix petits Mo'at et un vilain négrier

Les journées se suivent et se ressemblent, l'amour n'est toujours pas présent dans le quotidien de la belle brunette. Bien que mariée depuis peu, Tempérance ne pouvait pas dire que leur couple était fait pour qu'ils vivent ensembles. Ça ne suffisait pas toujours de s'aimer bien. Enfin, pouvait-on utiliser le verbe "aimer" ? La petite dame de bonne famille l'appréciait, l'admirait, mais son partenaire semblait si froid qu'il lui était difficile de savoir si les sentiments de la jeune mariée étaient réciproques. Il n'y avait rien de drôle à cette situation. Elle avait l'impression qu'hier encore elle était célibataire. Elle s'était tant projetée dans sa vie de jeune mariée qu'elle fut bien peinée lorsqu'elle constata qu'ils avaient beaucoup de peine à trouver les mots pour se parler. Puis, lorsqu'il dut partir elle eut envie de lui dire cent mille choses qui pesaient trop lourd sur son cœur. Hélas, pour si peu de temps, aucun ne sortit.

Aujourd'hui, la petite Dame, entraînée par la foule qui animait chaque matin les rues de Port Salem, finit par s'éloigner de sa route quotidienne pour se laisser déambuler vers les nouvelles rues commerciales. Le cœur lourd, les bras serrant contre sa poitrine les courses de la semaine, elle observait son reflet dans les vitrines. Coiffée d'un chapeau bleu foncé dont le bijou était composé de quelques plumes grises et d'une blanche, bien plus longue, lui donnait un petit air coquet et distingué. Son long manteau bleu nuit fermé, ses petits escarpins cirés, du même bleu, claquaient sur les pavés de la ruelle mal éclairée. Elle finit par l'apercevoir, ce vaisseau négrier. Le souffle lui manqua, il était terrifiant. Est-ce sa forme ou ses couleurs qui le rendaient si menaçant ? À son âge, il y a des choses qu'elle devrait savoir... Pourtant, telle une petite ingénue, elle poursuivit sa marche vers le marché aux esclaves.

Comme un enfant, les yeux attirés par la lumière, Tempérance observait les dix Mo'at à la peau pain d'épices qui étaient regroupés comme du bétail. Ils venaient d'arriver à bord du Sloop qui venait d'arriver à quai. Droit comme une tour, l'esclavagiste semblait guetter quelque chose dans l'ombre. Puis, en quelques minutes, des hommes vinrent de tous les coins pour analyser et observer les nouvelles marchandises. Curieuse à son tour, Tempérance s'approcha du groupe. Alors, les yeux rivés sur les esclaves, elle serpente, se glisse comme une petite anguille pour remonter le courant et mieux voir le guetteur qui commence à vendre à la criée.

- Ils sont forts ! Ils sont jeunes mes Mo'at ! Allons venez ! Ils sont en bon état !

Derrière sa voix graveleuse, on pouvait entendre l'horloge de l'astroport indiquer de ses onze coups la fin de la matinée.

La brunette se mit à battre ses longs cils charbons lorsque l’interlocutrice s’adressa à elle. Elle ne s’attendait pas à ce qu’on la branche de tous les côtés. Les mains jointes non loin de son sac à main et de ses courses, Tempérance ne savait vraiment pas quoi en penser. D’un côté, avoir un tel spécimen sous son toit, alors qu’elle savait son époux perdu dans l’espace, ne la rassurait pas du tout. Puis, dans un second temps, elle ne pouvait pas prendre une pareille décision sans l’avis éclairé de celui-ci. C’était tout de même une bouche de plus à nourrir et qu’il faudrait en plus vêtir et loger.

Le regard perplexe, elle portait une main à son menton pour faire mine de réfléchir un peu à cette proposition douteuse.

« C’est que… Par simple curiosité, à combien vendez la vie de ces sauvages ? »

Il n’y avait, derrière le terme « sauvage » aucune ne rage. On les avait toujours désignés ainsi par chez elle et elle ne pensait pas mal faire en réemployant le vocabulaire. Le négrier semblait surprit à son tour et masqua un sourire à l’intention de la seconde femme qui avait interrogé plus tôt la fervente pratiquante. La demande ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd et le racoleur se pressa d’expliquer ses tarifs. Suite à quoi, la femme au foyer haussa les épaules et pinça ses lèvres rosées.

«Navrée. Non merci. »