Si vis pacem

J’entre dans mon bureau à la volée, mon pas est déterminé, mais mon esprit incertain est embrumé d’idées et d’émotions contradictoires. Je reviens d’un entretien avec Monseigneur Valbert. Nos échanges s’étaient fait rares ces derniers mois, et son invitation ainsi que ma présence à Port-Salem étaient l’occasion de le rencontrer une fois de plus.

Je m’assois de l’autre coté de mon bureau et pose mes mains sur mes tempes alors que je me remémore notre entretien. Il a commencé de la même manière que d’habitude. L’archevêque m’a posé une série de questions sur mes missions dans un premier temps avant de s’enquérir de mes ressentis personnelles. Ce à quoi je réponds en général très évasivement ou par un long silence. C’est au détour d’un de ces moments de silence qu’il a pris la parole à son tour, chose inhabituelle. Le Clergé me faisait l'insigne honneur de me faire présent d'une épouse pour mes services rendus et mon impeccables dossier. Dossier qui ne faisait pas mention d'un mariage. En tant que prêtre je devais aussi faire cadeau de plus d'enfants à l'Unique et pour cela il me fallait une femme. Je ne répondis pas, cachant mon indignation. Je m'étais toujours refusé à prendre une femme mais il me semblait que je ne pouvais me permettre de refuser ce cadeau.

Ce qu'il confirma quelques instants plus tard, au moment de mon départ en me retenant par le poignet. Son regard prédateur posez sur moi et son ton ne suggerait guère que le choix m'était laissé. Le mariage aurait lieu dans le mois et serait célébré selon les dispositions que j'aurais choisis. D’un mouvement de la main, j’attrape le premier objet à porter de main et le lance à travers le bureau. Vaine tentative de me calmer. Je respire profondément, ignorant comment réagir face à cette épreuve que Vous avez placé sur mon chemin. Il me faut d’abord me recentrer.

Quelqu’un frappe, je me redresse et pris par l’adrénaline oublie tout de mon tourment.

- Entrez.

Cela fait presque trente jours que son chemin croise celui du Père sans avoir le plaisir d'en profiter. Les premiers jours ont été d'un calme saisissant, presque inconfortable. Elle s'attendait à être confrontée à son ignorance suite à cette correction soit disant rédemptrice ; elle pensait bien que l'homme ferait tout pour l'éviter, par crainte d'être tenté. Mais au fil des semaines qui s'écoulent, l'attente est devenue plus piquante, presque vexatrice. Tenter de provoquer une rencontre ne s'est soldé que par l'échec jusqu'alors et l'impatience bouillonne dans ses veines.

La journée touche à sa fin alors qu'elle regagne ses quartiers, après une journée paisible de plus à l'infirmerie. Plantée au milieu de la pièce, elle observe son environnement d'un regard absent. L'ennui lui est insupportable. Elle avise les cierges sur son bureau. Et si ... ? Avec un sourire concupiscent elle sort le petit panier en osier dans lequel elle place quelques cierges sobres. La soeur, aussi coquette qu'à l'accoutumée, prend quelques secondes pour vérifier son allure et sa tenue avant de prendre la sortie.

Ses pas la guident sans hésitation dans les couloirs silencieux, son motif de visite tout trouvé. Cierges, gratitude, remerciements ... Elle improvisera. Par tant de fois ces derniers soirs l'image de l'inquisiteur s'est glissé dans ses rêves. Elle brûle d'envie de sentir son contact à nouveau et estime avoir fait preuve de suffisamment de retenue. La chasse peut reprendre.

Enfin, Eurydice pousse la porte délicatement quand on lui en donne l'autorisation.
- Bonsoir mon Père.

La silhouette de sœur Eurydice passe la porte et je la toise de mon regard impassible. Mon cœur a fait un bon dans ma poitrine et de nouveau mes sens sont en alerte à la simple vue de ses formes, mais je n'en laisse rien paraître. Les émotions précédentes ont disparu pour laisser place au pêché dans ma tête.

- Bonsoir ma Sœur.

Je m'assois sur la chaise posée derrière mon bureau, redresse les épaules contre le dossier et croise les mains devant moi. Mes yeux se tournent discrètement vers les débris de verre qui jonche le sol dans le coin opposé de la pièce avant de retourner vers elle. Ils sont cachés dans l’ombre et si elle n’a pas entendu l’objet se briser contre le mur, il y a peu de chance qu’elle fasse la déduction d’un excès de colère.

- Que puis-je pour vous ? Mon ton est calme, le plus calme possible.

Mon esprit n'est plus centré sur la colère vis-à-vis du mariage. Non, d'autres terribles pensées le ronge maintenant. Les semaines sans la voir plus de quelques instants n'ont pas suffit à sceller la rédemption à laquelle nous avions procédé avec tant de ferveur. La tentation qu'elle représente est toujours là et elle est maintenant plus forte que jamais auparavant et tourmente mon esprit troublé.

Humble et discrète, dans son habituelle posture de la sage religieuse qu’elle n’est pas, Eurydice s’avance jusqu’au bureau de l’inquisiteur.
Elle prend soin de ne pas le regarder, note son ton bien trop calme, lui qui démontre toujours aisément de l’agacement qu’elle lui inspire. Il y a quelque chose dans sa voix basse et sa posture raide qui laissent deviner que tout ne se passe pas « bien » dans la tête du Prêtre. Curieux.
- Mon Père, j’ai pensé à la bougie que je vous ai offert quelques semaines plus tôt et me suis fait la réflexion que de nouvelles étaient peut être de rigueur ...

Un mensonge à la fois. Celui ci touche presque à la vérité. Elle n’aperçoit nulle part dans le bureau le cierge qu’elle lui a cédé. Elle pense au parfum qui l’accompagnait et se demande s’il l’a porté. Rien qu’une fois. Penser à cette odeur, crée de ses mains, imprégnée sur la peau du Père ... Il y a là quelques fantasmes malsains.

Alors qu’elle fait mention des bougies, je les visualise parfaitement rangées dans le premier tiroir de mon bureau, accompagnées du parfum qu’elle m’a offert à la même occasion. Des gages de gratitudes bien inutiles et qui ne m’intéresse guère.

- Je n’apprécie que peu ce genre de témoignage de gratitude. De plus, il est déplacé, c’est l’Unique que vous devez remercier Sœur Eurydice et ce pour chaque chose en ce monde.

Je ne compte pas faire semblant. Mon ton n’est pas tranchant, ni même agacé, plutôt réprobateur et explicatif. Je pourrais me lancer dans une plus longue explication sur la façon de montrer sa gratitude et de faire preuve de foi, mais mon cœur est ailleurs. Comme mon esprit, il a soif de pêcher. Je laisse un moment de silence s’installer et sent la tension monter, dans la pièce comme dans mon corps.

- Autre chose ? Dis-je avec autant de maîtrise que possible.

Mon regard se maintient à hauteur de ses yeux, mais l’envie me brûle de descendre et de voir chaque nuance de ce corps. Je serre un peu plus la mâchoire pour dominer la pulsion.

Le ton moralisateur du Père manque de lui faire lever les yeux au ciel. Elle ne se sent nullement concernée par ces remontrances au profit de l'Unique. A quoi bon témoigner de sa gratitude à une entité omnisciente qui aurait parfaitement conscience de la déviance dont elle fait preuve au quotidien ? Si l'Unique existe, elle attend son châtiment.

La soeur marque un silence, se gardant soigneusement de répondre à ces mots. Elle observe les traits tirés, le muscle qui pulse dans la joue rasée de près, les yeux sombres fixés dans les siens. Il y a une tension dans l'air qui fait se dresser la peau fine de ses bras, de son dos ... Elle aimerait lui dire, lui dire qu'il peut se laisser aller, à déchainer toute cette passion et cette violence qu'elle descelle dans son regard tourmenté.

Sans un mot elle contourne le bureau, s'approche de lui, le plus près possible sans qu'elle ne le touche, pas encore. Elle aime lui offrir la possibilité de pêcher, pas d'en être l'initiatrice. Il n'y a rien de plus plaisant que de pousser un homme à céder à ses plus bas instincts, prétendre l'innocence et la surprise, se dédouaner de toute responsabilité, alors qu'ils se décomposent, flattant son égo sadique.

Elle dépose le panier sur le bureau, à côté de la masse de papiers et joint sagement les mains sur son ventre avant de murmurer :
- Y'aurait-il alors une autre manière de vous témoigner ma gratitude, mon Père ?

Ma mâchoire se serre de plus en plus et mon regard reste dans le vide à mesure qu’elle s’approche de moi. Les images s’enchaînent : baisers passionnés, nos corps l’un contre l’autre dans le pêché. Hérésie. Je réussis à reprendre mes esprits et à m’en éloigner.

- Connaissez, et retrouvez votre place ma Sœur.

Je la sermonne sèchement avant d’attraper et d’enserrer son poignet dans un seul mouvement la tirant dans un premier temps vers moi avant de la repousser au sol. Debout, au-dessus d’elle, ma mine est sombre et mon ton persuasif.

- Vous ne comprenez pas. Votre gratitude ne doit être adressée qu’à l’Unique.

Je m’éloigne, passant de l’autre coté de la chaise et lui tourne le dos. Si mon regard ne croise pas le sien, je ne serais pas tenté.

- S’il n’y a rien d’autre, j’ai à faire. Je surprend tout même une part de moi espérer qu’elle résiste et renouvelle mon envie. Puis les images s’enchaînent à nouveau dans ma tête.

En deux secondes elle trébuche et se retrouve à moitié allongée sur le sol duveteux, hagarde. Elle contemple sa silhouette austère, suit son trajet à travers la pièce. Avec un soupire contrit elle se redresse.
- Je vais vous faire une honteuse confidence, mon Père ...

Elle se rapproche d'un pas.
- ... Je n'ai pu ces derniers jours m'empêcher de penser à ... Ce baiser que l'on a partagé ...

D'un mouvement souple elle s'appuie contre le bureau, toujours dans le dos de l'inquisiteur.
- ... Ma chambre, mon lit, tout me rappelle au souvenir de vos lèvres contre les miennes.

Elle marque une pause avec un soupir tremblant.
- ... Malgré la punition, malgré la recherche de rédemption que j'ai pu mener par votre biais, par la prière ou par la douleur ...

Elle presse une main sur sa poitrine en prenant une profonde inspiration.
- Tout me rappelle au souvenir de votre corps contre le miens ...

Elle se mord la lèvre en retenant un gémissement qui devient une plainte à peine audible.
- Dites moi mon Père, comment cesser de vous désirer ... ?

Je reste immobile, dans un premier temps. Je repense à la scène qu’elle évoque et lui imagine une suite. Je me vois la prendre avec force et passion. La tension dans mon corps continue de monter et bientôt, il n’y a plus rien d’autre dans ma tête qu’hérésie et luxure. Tout se mélange et rien d’autres n’existent que la possibilité, entrevue, de nos corps l’un contre l’autre.

D’un mouvement, je me tourne pour me retrouver face à elle. Il ne me faut qu’un pas pour franchir la distance qui nous sépare, l’attraper par les épaules et la faire basculer de toute ma force sur le plateau du bureau. Je la surplombe alors et mes lèvres viennent se presser contre les siennes. Le premier baiser vient simplement chercher ses lèvres doucement avant de s’emballer dans un second plus fougueux au cours duquel je mords sa lèvre inférieure. Une de mes mains la maintient plaquée, au niveau de l’épaule, tandis que l’autre tire les couches de vêtements pour aller chercher le contact de sa peau.

Son sourire est masqué par les lèvres du Père qui s'abattent sans pitié sur sa bouche, elle jubile. L'espace d'une fraction de seconde son esprit est concentré sur la satisfaction de le voir enfin abandonner, de le voir céder à ce désir qu'elle provoque ; une fraction de seconde avant d'être emportée dans la frénésie de ce moment tant attendu.

Elle s'abandonne entièrement sous le Prêtre, presque hébétée sous le plaisir qui l'assaille. Elle se sent fébrile, incertaine comme cela ne lui était pas arrivé depuis des années, quasiment fragile sous ce corps massif qui pourrait lui briser les os sur une simple volonté. Pourtant il n'est pas violent, un peu abrupt mais son toucher reste doux malgré la fermeté.

Dans un mouvement lascif elle emprisonne le bassin du Père entre ses jambes, s'accrochant avec ce qui pourrait être assimilé à la force du désespoir à ses épaules. Elle se perd.

Je reboucle ma ceinture après avoir remonté mon pantalon. La réalisation de mon pêché me frappe petit à petit et à mesure ma mâchoire se serre. J'ai à nouveau fait preuve de faiblesse. Ma vue est pourtant perpétuellement attiré vers le corps encore nu de Sœur Eurydice. Après le chaos de plus, tôt, la pièce est parfaitement silencieuse et calme. Je garde le silence, ignorant comment le briser. Ma foi et ma raison me dictent de la faire partir rapidement, mais mon corps la désir encore.

Après avoir remis mes cheveux en place, j'enfile ma chemise et l'ajuste parfaitement. Comme si rien n'était arrivé.

Je ne sais qu'une chose en cet instant : cette faute doit être expiée pour être pardonnée et d'autres le seront certainement.

Eurydice tache de calmer sa respiration erratique, les membres tremblants et les yeux encore humides. Elle pose sur lui le regard flou de ceux qui ne sont plus vraiment là, un regard perdu quelque part dans les méandres de l'extase. Elle l'observe comme si elle ne l'avait jamais vu et comme si elle le connaissait depuis toujours à la fois. Etrange sentiment.

Chaque parcelle de son corps brûle du toucher de l'inquisiteur, et pourtant le feu qui l'habitait un peu plus tôt semble s'être momentanément apaisé. Momentanément. Elle n'a plus aucune peine à comprendre ce besoin de luxure que semblent éprouver les Hommes. Les portes de la jouissance lui semblent plus captivantes que n'importe quelle promesse de rédemption offerte par l'Unique.
Elle se redresse, assise sur le bureau, ne prenant pas la peine de cacher son corps nu dont elle n'a aucune honte. Il y a un drôle de parfum dans l'air, mélange de sueur et de plaisir. Un parfum de pêché qu'il lui ferait plaisir de savoir reproduire. Délicieuse effluve.

La soeur tend une main pour attraper le poignet de l'homme affairé à reboutonner son uniforme.
- Je ne connais pas votre nom, dit-elle soudainement.

Elle ressent le besoin impérieux d'être plus proche encore de lui, si cela lui est possible.

Ma main attrape la sienne lorsqu'elle touche mon poignet et la serre fort. La violence du geste est à la fois portée par l'agacement mais aussi par la passion et le perilleux désir qui brûle encore pour elle. Mon autre main s'arrête de déboutonner la chemise et j'apprécis la vue de cette femme étendue qui s'offre à moi. Je me baisse pour approcher mon visage du sien et attrape son mon menton, de ma main libre, que je soulève pour la forcer à soutenir mon regard orageux. Elle peut y lire la colère, la sévérité mais aussi un appétit bouillonant.

- Nous devrons expier cette faute pour retrouver Sa lumière, Eurydice.

Mais en attendant. Ma bouche prend la sienne dans une nouvelle étreinte violente. Je la pousse contre le bureau plaquant sa main et sa tête contre le plateau. Son odeur, douce, de sueur et de parfum réveille mon désir. Je romps le baiser en mordant sa lèvre inférieur.

- Charles. dis-je en m'éloignant.

Soucieux qu'on nous interrompe je me dirige vers la porte que je ferme à clef cette fois et me tourne vers elle, l'avidité dans les yeux.