Ce jour-là. [Jezabel & Azel]

Le brouhaha incessant des ordinateurs me font un bien fou. Depuis ce matin, j'ai un mal de crâne affreux que je peine à éradiquer. Pourtant, je me suis trainée dans notre antre d'ordinateurs avec peine. Heureusement pour moi, je m'entend merveilleusement bien avec les deux hommes et la femme avec qui je travaille. Réticente au départ, ils sont gentils et ne feraient pas de mal à une mouche. Nous ne sommes pas des soldats, rien que de grosses têtes qui ouvrons les portes à nos braves petits guerriers.

Alors, je suis assise dans ma chaise et je me prend la tête dans les mains. Je sens la main de Katy glisser dans mon dos, douce. Nous avons lié d'amitié si vite, c'était naturel. Si proches, nous ne nous quittons que rarement. Je ne pensais pas trouver de tels amis dans ce foutu vaisseau, je ne le voulais pas. Mais ils se sont tous les trois mêlés de ma vie.
N'ai-je pas peur du contact des deux garçons ? Pas le moins du monde... Pour rien ils ne me toucheront, ils se préfèrent mutuellement. Alors je ne les crains pas, bien au contraire. Ils sont tous les trois bien plus doux que la plupart des autres pirates à bord.
Des grosses têtes.

- Tu as toujours mal au crâne, mon coeur ?

Je prend la main de Kate, y dépose un baiser.

- Ca passera, ne t'inquiètes pas. Il faut que je termine ça, notre dernière escapade a fait plus de dégâts que prévu sur la sécurité. Il faut que je code encore...

La belle rousse caresse mon dos avant de s'éclipser vers son propre bureau. Je vais encore y passer des heures...

Pour la millième fois, j'observe mon reflet dans le miroir. Être forte. Il me faut être forte. Pour elle. Pour ma Jayn. Cette journée est une bénédiction autant qu'une épreuve, et si les années passent, la douleur demeure intacte. J'honore sa mémoire autant qu'il m'est possible de le faire, cependant, savoir qu'elle aurait pu être à mes côtés me remplie d'une souffrance que je ne parviens guère à évacuer. Le fait que je ne parvienne guère à trouver le moindre signe de son existence n'aide en rien. Je voudrais tant pouvoir me recueillir sur sa tomber, déposer des fleurs, lui demander pardon, lui dire à quel point je l'aime. Je prends une grande inspiration. Parfaite. Je suis parfaite. Me voilà prête à affronter le monde.

La panique. Voilà le mot qui définit le mieux la situation à bord du Némésis. J'avance à grand pas dans les couloirs, saluant à peine ceux que je croise. Ils ne m'en tiendront pas rigueur. Ils savent à quel point ce jour est une épreuve, et beaucoup d'entre eux sont trop occupés pour y prêter réellement attention. L'heure est au dernier préparatif. Comme tous les ans à cette date, un immense banquet aura lieu, suivie d'une fête qui se poursuivra jusqu'au petit matin. Tout devra être parfait. Je ne tolérerai aucun écart, aucune faute ; rien ne saurait gâcher cette journée de deuil, qui, sur le Némésis, est un jour de fête où l'alcool et les bons plats sont légions.

Je perçois soudainement un bruit bien différent des ordinateurs ou des machines. Des bruits pressés de pas, des murmures, des courses dans les couloirs. Que se passe-t-il donc ? Je tourne mon attention, incapable de me concentrer de nouveau sur ma tâche. Et ne remarque même pas que mon mal de crâne est passé. La curiosité est bien trop forte, je n'avais jamais entendu pas pressés comme ceux-ci.
Je me tourne alors vers Vince.

- Qu'est-ce qu'il s'passe, V. ?

Il relève son nez de sa console portable, affalé sur le sofa, braque son oeil fatigué dans le mien.

- Quoi ? La fête qui se prépare ?

- T'sais bien qu'c'est pas une fête, Vince. C'est le jour du deuil de notre capitaine.

Kate intervient, engouffre un biscuit dans son bec. Faut dire qu'on est plutôt bien logés dans notre petite pièce rien qu'à nous...

- Ouais, mais elle en a fait une fête, du coup. Alors on a banquet, musique et boissons. C'est pas trop mal, malgré que ce soit pour une si triste raison.

Et il se replonge dans son jeu, concentré. Une fête... Pour quoi ? Un deuil ? Qui peut-elle bien regretter ? Ma curiosité est piquée au vif. Pourtant, je me replonge dans mes codes. Je la satisferai plus tard, après avoir terminé tout ça.

Comme tous les ans, je débarque dans la plus grande salle commune du Némésis. C'est ici qu'ont lieu les festivités. Les tables sont dressés, les décorations en place. De succulentes odeurs se mêlent au reste. Je ne tiens à parler à personne, et tout le monde en est conscient. On ne viendra requérir mon attention qu'en cas d'extrême nécessité. La tête droite, je ne souris pas, contrairement à l'habitude. Fermée, dure, froide. Je ne tiens pas à ce que cette journée soit triste. Je ne tiens pas davantage à ce que mon équipage ait à subir ce deuil qui me pèse tant. Je préfère les voir s'amuser, les voir honorer celle qu'aurait sûrement été ma fille. Une femme forte et indépendante, fière et digne de moi. Une femme formidable que j'aurais chéri plus que moi-même.

Jayn. Mon ange. Le plus insupportable de tout cela n'est pas même de l'avoir perdu. Non, le pire est de ne pas savoir. Ignorer ce qui lui est arrivé, qui elle était, si elle a bien vécu, si elle a été heureuse. Savoir si ses yeux étaient aussi brillants d'intelligence que ceux de son père, si elle ressemblait aux Alvarez. Connaître ses passions, ses amours, ses désirs, sa personnalité. Pouvoir enfin pardonner entièrement à ma mère. Pouvoir enfin me pardonner à moi-même. Pouvoir pleurer ma fille, l'enterrer, en faire le deuil dignement. Lentement, je me dirige vers mon fauteuil qui trône en hauteur à l'extrémité de la pièce et vais m'y asseoir, pensive. Observatrice.

- Bon, okay, j'en ai marre. J'veux sortir d'ici, j'arrive pas à me concentrer avec tout ce bruit qu'ils font.

Je me lève d'un bond de ma chaise, tourne quelques minutes dans tous les sens, me met en poirier sur le sol, dévore un biscuit, puis deux, et m'affale juste à côté de Vince. Mon oeil se glisse sur l'écran de sa console, je me contrôle pour ne pas lui dire ce qu'il faut faire. Il n'aime pas trop quand je fais ça.

- Tu veux aller faire un tour, Az ?

Kate n'a pas bougé de sa chaise. Et alors que je m'apprête à lui répondre, voilà que le dernier larron de cette joyeuse équipe de hackeurs entre dans leur repaire, laissant éclater quelques instants le bruit infernal des préparations de cette foutue fête. Fête de quoi, d'ailleurs ?
Lionel ne prête pas attention à ses amis et se fraye un passage jusqu'à son bureau. Il est souvent absent, dans sa tête. Ce n'est pas pour autant qu'il n'en est pas sympathique.
Je me reconcentre sur Kate. Les deux garçons étant bien trop absorbés pour réagir.

- Ouais, non. Je sais pas. J'suis pas certaine d'avoir une envie monstre de me glisser dans cette fête...

- Comme tu veux, j'irais sûrement y faire un tour plus tard, de toute façon. Tu m'tiens au jus.

Affalée sur le sofa, je souffle. Mon mal de crâne revient.

Les jambes croisées, pensive, j'observe. Mes yeux voient sans vraiment y voir. Je balaie la salle du regard, tout me semble étrangement transparent, vide, dénué de sens. Cette journée étrange, cette tradition instaurée sur le Némésis depuis 30 ans cette année, me rappelle irrémédiablement le souvenir de ma mère. Lui aussi, est douloureux. Tellement douloureux. Alors je me relève, incapable de demeurer dans cet endroit plus longtemps sans rien faire.

- Prévenez-moi lorsque vous aurez terminé.

J'ordonne, peu soucieuse de savoir qui a reçu mes ordres. Tout le monde écoute lorsque je parle. Cela fait partie des nombreux avantages qu'il y a lorsque l'on est capitaine. Il m'est impossible de retourner dans mes quartiers. Alors je décide de marcher dans les couloirs du Némésis. Ils sont suffisamment nombreux et évasés pour que je puisse m'y perdre quelques précieuses minutes. Si je m'éloigne suffisamment du coeur de la fête, peut-être pourrais-je trouver un endroit calme, sans personne aux alentours ?

Je pousse un cri de désespoir. Vince relève son nez de sa console, encore une fois.

- Tu sais, Az, si tu as vraiment mal au crâne, vaudrait mieux, primo, ne pas hurler, deuzio aller te reposer. C'pas en restant ici que ça va s'arranger.

Je lui lance un regard noir, pourtant, je ne peux m'empêcher de sourire. C'est comme ça, je souris. Même si je ne suis pas dans mon meilleur jour. Et en plus, je sens déjà la musique me briser les tympans avant de détruire le reste de crâne sain que je possède. Mon mal de crâne va s'éterniser, je le sens...

- J'ai pas le moins du monde envie d'aller dans ma cabine, V. A vrai dire, j'préfère de loin être dans notre caverne. Surtout qu'avec cette fête, j'risque pas de pouvoir dormir en toute tranquillité, déjà que c'est difficile en temps normal.

Katy laisse échapper un léger rire. Elle rit du nez, je trouve ça mignon. Ca change du rire gras de Lionel et de celui, silencieux, de Vince.

- Qu'est-ce qui te fait rire, Kate ?

- Toi, mon coeur. Juste toi.

Je rougis, ce qui me va très bien au teint. Et à mes cheveux guimauve.

Tandis que je m'enfonce au coeur du vaisseau, je ne suis plus certaine d'avoir le désir d'être isolée. A quoi bon demeurer seule et me morfondre alors même que je souhaiterai de toute mon âme que Jayn puisse devenir un synonyme de bonheur et de bénédiction ? Il n'y a guère une infinité de manières pour moi d'évacuer la tristesse perfide qui se fond en mon sein. Il me faut travailler. Et l'occasion se présente fort aisément ; en ce jour traditionnel, beaucoup de mes hommes abandonnent leur poste. Plus que jamais, nous avons besoin d'une sécurité infaillible.

Je reviens sur mes pas, désormais certaine du lieu dans lequel je dois me rendre. La salle où nos informaticiens travaillent d'arrache-pieds. Ils seront bel et bien conviés à venir festoyer avec le reste de l'équipage, cependant, je n'oblige jamais personne à se joindre à ces évènements. S'ils sont importants pour moi, je n'oublie nullement que chaque membre du Némésis a son histoire, ses blessures et son tempérament. Je sais respecter cela.

Les couloirs grouillent de monde, beaucoup semblent excités ou paniqués ; cependant, ils s'écartent sur mon passage pour me laisser passer. Je possède évidemment l'accès à tous les lieux de mon vaisseau, aussi, j'entre dans la salle après avoir débloqué la porte.

- Mesdames, messieurs, je salue. Comment se portent vos préparatifs ? Vous êtes vous assurés que nous pourrions célébrer cette journée en toute quiétude ?

Ma tête dodeline sur mon cou, j'ai envie de dormir. Je crois que je dois couver quelque chose. Vince vient de terminer son niveau, il va affronter le boss final. Je l'observe calmement, mon visage laissant parfois échapper quelques moues désapprobatrices. Je n'aurais pas fait ça à sa place...

La porte de la salle s'ouvre soudainement. Tous les informaticiens sont présents alors qui peut donc bien s'introduire dans notre antre ?
La capitaine. Toujours ce visage si froid et implacable. Et je manque de rire face à elle. Un de mes sourcils se hausse naturellement alors qu'elle prend la parole. Katy et les garçons saluent le capitaine, tous trois déjà debouts, rien ne sort d'entre mes lèvres. Je fais mine de me réveiller d'un court sommeil. Je me lève lentement et me tourne face à elle.

- Tout est bon, le système de sécurité est de nouveau opérationnel. Il ne me reste que quelques derniers détails à réajuster et vous pourrez dormir sur vos deux oreilles.

Plus je la regarde, plus je la trouve étrange aujourd'hui. Quelque chose cloche. Cette fête y est pour quelque chose, cette femme n'est pas facilement déstabilisée. Et elle l'est. Son oeil est différent.
Je la fixe toujours.

- Pourrions-nous faire quelque chose d'autre pour vous ?

Les sourcils légèrement froncés, la tête haute, je fixe Azel. Je ne parviens pas le moins du monde à contrôler mon agacement. Cette année plus que toutes les autres années auparavant, l'anniversaire de ma Jayn doit être parfait. Trente ans. Elle aurait eu trente ans.

- Si vous n'êtes guère opérationnels, pourquoi diable étiez-vous en train de dormir ?

Mon visage est fermé, dur. Je ne pourrais guère supporter que l'on brise cette journée d'une manière ou d'une autre.

- Que vous reste-t-il à faire ? Peu m'importe de dormir tranquille. Personne ne doit pouvoir entrer dans le Némésis ou en sortir ; débrouillez-vous pour que tout soit fonctionnel d'ici une demie-heure.

- Sous votre respect, mon capitaine, je travaille sur la sécurité depuis maintenant plus de six heures de suite. Et je commence à avoir un léger mal de crâne. Je me suis assoupie quelques instants pour ne pas faire la moindre erreur dans mes calculs, ce que je ne fais jamais. Sauf si l'on m'empêche de me reposer quelques instants pour effectuer correctement mon travail.

Vince s'avance devant moi, inquiet. Ils me connaissent et savent que je ne suis pas toujours apte à savoir lorsqu'il faut me taire. Ils sauvent souvent mes fesses...

- Ce que Jones voulait dire, c'est qu'elle prenait quelques minutes seulement pour mieux se concentrer après afin que vous puissiez passer cette journée qui vous tient tout particulièrement à coeur, comme tout un chacun le sait ici.

Je fusille Alvarez de mon regard d'émeraude, je ne lâcherai pas. Qu'elle me fasse peur... Aujourd'hui, rien ne m'importe. Car aujourd'hui, c'est le jour où tu m'as abandonnée. Sale garce... Aujourd'hui, je ne t'épargne pas.

Kate s'avance à son tour.

- De la part de tous les informaticiens du Némésis, nous souhaitons vous présenter tous nos voeux sincères. Et que nos pensées volent vers son étoile.

Je ne comprend rien à leur charabia, je me contente de froncer ces sourcils, à l'instar de notre capitaine. De ma “mère“. Que m'importe sa journée stupide dont je ne me suis jamais préoccupée, fuyant le vaisseau chaque année. Peu m'importe leur stupide fête. Aujourd'hui est un jour de deuil pour moi.

Je darde mon regard glacé sur Azel. Fort heureusement pour elle, je ne suis guère d'humeur à entrer dans un tel jeu, et ses camarades sont bien plus malins qu'elle. Je ne lui en tiendrais nullement rigueur. Elle n'est parmi nous que depuis deux années, aussi doit-elle prendre les traditions moins à coeur que d'autres membres de notre équipage. J'oublie le ton employé par Azel, et regarde Kate.

- Je vous remercie.

Pour Kate comme pour les autres, la journée destinée à Jayn est la même depuis trente ans. A mes yeux, tout est différent depuis la révélation et disparition de ma mère. Ce jour me rappelle aussi à elle. Un sourire amer flotte sur mes lèvres ; j'ai le plus grand mal à étouffer ma peine, cependant, je demeure froide. Je sors un flacon empli de cachets et le lance à Azel.

- Soit, reposez-vous si cela peut vous faire du bien, prenez cela pour vos céphalées et remettez-vous au travail. Rien ne doit venir perturber les trente ans de ma Jayn.

Ton attitude me donne envie de vomir, Alvarez. Ton oeil, de me jeter sur toi. Je n'en peux plus d'attendre dans l'ombre, d'attendre pour me venger enfin de toi. Pour t'exploser des vérités au visage, te dire ô combien je te hais, ô combien j'ai souffert par ta faute. Et que de toutes les personnes qui ont pu croiser ma route, seul James en vaut la peine. Et toi, tu es de la pire espèce. Un cafard que je rêve d'écraser sous ma botte, de noyer dans une marmite d'eau bouillante.
Je rêve de te transpercer le coeur, Jezabel. Et toi, tu me lance ce regard noir, froid, menaçant. Je te boufferai.

J'attrape le flacon qu'elle me lance, retiens de justesse une grimace de dégoût. Tu ne t'es pas occupée de moi avant, tu ne le feras pas plus maintenant.

Et mon coeur fait un bond. Les trente ans de sa... Jayn ? C'est mon nom... celui qu'elle m'a donné. Je le sais. Mais... cette fête ? Pour le bébé disparu ? Moi ?... J'inspire, j'expire. Et ne parvient pas à contrôler les tremblements de mon bras droit, que je cache machinalement sous la manche de ma veste trop grande.
Sa... Jayn. Ta Jayn ?
J'ai envie de hurler. Tu m'as abandonnée et tu crois encore que je t'appartiens ? MENTEUSE ! Tu fête ma mort ? Ignoble...

- Si nous pouvons faire quoique ce soit, n'hésitez pas.

Vince me regarde, Kate s'occupe du capitaine.
Je veux sa mort.

Je secoue légèrement la tête.

- C'est fort aimable à vous, mais je crains que vous ne puissiez rien pour moi. Vous n'avez guère les capacités nécessaires pour me ramener ma fille.

Mon regard se tourne un instant vers Azel, qui semble fiévreuse.

- Vous semblez fébrile, Mademoiselle Jones. Vous devriez vous rapprocher de notre médecin avant de défaillir.

Tout est dit, il me semble. Ou presque. Je me dirige vers la sortie, et avant d'ouvrir la porte, je m'arrête un instant et me retourne vers les informaticiens.

- Oh, j'oubliais. Je souhaiterai vous parler en privé, Mademoiselle Jones. Faites moi signe lorsque vous vous joindrez à nous. Je compte sur votre présence.

Mon regard fixe Jezabel, je sens mon bras trembler. Mon teint devenir d'un pâle à faire peur. Et une bile monte dans ma gorge. Cette garce a instauré une fête le jour où elle m'a laissée... Le jour où elle a décidé de me haïr, de m'oublier. Et elle fait semblant de m'aimer encore.
Un rictus fait trembler ma lèvre, je ne le retiens pas. Qu'importe ce qu'elle pourrait bien me faire. Qu'importe si tu me menace, Alvarez. Menace-moi et je t'écrase... Menace-moi et je détruis tout ce que tu as construit, criant aux quatre coins de Dorado la vérité à ton sujet.

Je me reprend à peine, laisse échapper un dernier mot avant que la capitaine disparaisse.

- Je vous rejoindrais lorsque j'aurais terminé ici.

... compte sur moi pour faire la fête ce soir. Pour fêter cette dernière mascarade que tu offriras à ton équipage d'ignorants.

Je hoche la tête, satisfaite par la réponse qu'elle vient de m'offrir. Les festivités ne vont pas tarder à débuter, et je tiens tout particulièrement à assister au commencement.

- Parfait.

Sans rien ajouter, je sors de la salle et rejoins la pièce dans laquelle aura lieu les festivités. Tout est parfait. La décoration est sobre et élégante, mais rend hommage d'une façon très touchante à Jayn. L'odeur des mets empli déjà l'air, alors même qu'aucun d'entre eux n'est encore sur la table. En revanche, nombre de mes gens se sont déjà attablés et rient ensemble. L'alcool coulera à flot, et je n'en boirai pas une goutte. J'aperçois Jillian qui discute avec passion. Je l'observe un instant. Que ferais-je si elle n'était pas dans ma vie...

J'aurais aimé pouvoir fêter l'anniversaire de ma fille de la même manière, mais avec elle à mes côtés. Ses trente ans auraient été la plus somptueuse réception jamais organisée sur le Némésis, nous aurions dansé, chanté, ri, jusqu'à en perdre la voix. Ensemble, nous aurions fait un portrait de famille. Jillian, Jayn et moi. Cette vision me fait sourire un instant. Cependant, elle n'est pas ici, et ne le sera plus jamais. Le coeur au bord des lèvres, mon sourire s'efface. Ignorer m'est insupportable. Il me faut découvrir la vérité.

Je me reçois une légère claque sur le haut du crâne. Je grogne, fronce les sourcils et me tourne vers Kate.

- Ca va pas ? T'as quoi dans la tête, toi ? Parler comme ça au capitaine le jour de la mort de sa fille ? C'est quoi ton problème, t'as envie de crever ?

Je ne l'avais jamais vu si en colère. Et pourtant, il en faut pour l'énerver, cette furie rousse. Je la regarde et j'ai envie de hurler. De lui crier que cette fête, elle est pour moi. De lui hurler que leur précieux capitaine n'est qu'une imposture, qu'elle leur ment depuis toujours. Que cette fête, c'est une insulte envers ma personne.
Je ne suis pas morte. Je suis vivante. Et je me fiche bien de ce qui peut bien arriver aujourd'hui, car je suis en colère. Terriblement en colère.

Et sans même m'en rendre compte, mon poing part dans le mur. Tous trois se tournent vers moi, yeux ronds. Kate s'approche de moi, je lui jette un regard noir. Digne de notre capitaine.

- Je vais terminer de réparer cette foutue sécurité, j'en aurais pour encore une quinzaine de minutes à tout casser. Ne m'attendez pas pour le début des festivités. Allez fêter ce jour où une pauvre enfant est morte.

Ils ne disent plus rien. Je m'éloigne du sofa, me replace devant mon ordinateur. Et je commence à pianoter énergiquement sur mon clavier.
Souffle court, je tente en vain de me calmer. Je brûle.

Et cette vérité, je la découvrirai. Cela ne fait aucun doute. Je parviens toujours à mes fins, toujours. Même lorsque cela me prend des années, même lorsque je brûle de savoir ce qui lui est arrivé depuis onze ans. Onze longue et terrible années passées sans la moindre trace, sans le moindre signe de son existence. Et si seulement ma mère n'était pas morte, si seulement elle avait survécu, peut-être cela m'aurait-il épargné les deux deuils avortés qui tordent mes entrailles.

Je parlerais à Azel. Cela fait des mois que je l'observe. Des mois que je surveille ses faits et gestes, que je prends garde à ses compétences, à son travail. S'il y a une personne dans l'univers capable de m'aider, c'est bien elle. J'en suis intimement persuadée. Malgré son manque de respect, malgré son insolence perfide qui me dote du désir profond de l'exterminer, je n'en ferais rien. Je n'en ferais rien parce que j'ai besoin d'elle, bien davantage que je ne voudrais l'avouer. Et elle m'aidera, coûte que coûte.

J'avance vers la place qui m'est réservée, au centre de tout, aux côtés de ma fille. Je dépose un baiser sur son crâne, son rire me réchauffe le coeur. Seigneur, que j'aime cette enfant... Seigneur, que j'aime Jayn. Que son absence me fait mal. Que sa disparition m'anéantie. Les conversations se taisent un instant, les regards se tournent vers mois. Je balaie l'assemblée du regard, demeure debout, droite et fière. Pour toi, ma Jayn. Pour toi.

Seigneur que je hais cette femme. Mon oeil tombe sur ma main, je me rend compte qu'elle est en sang. A quoi je peux bien penser lorsque je frappe dans un mur en métal ? Et je ne soupçonnais pas même avoir la moitié de cette force-la...
Qu'importe ma main. Il me faut terminer l'encodage, il me faut terminer tout ça. Les minutes passent, Vince et Lionel sont déjà partis. Il ne reste que Katy, inquiète pour moi. Pour ainsi dire, je serais également inquiète si mon amie frappait un mur et hurlait sans aucune explications...
Elle n'en aura pas. Je n'ai de comptes à rendre à personne. Et je jure que si elle m'accorde le moindre mot, je ne saurais me contenir... Cette colère est toujours là, brasier fou de haine.

Et je termine enfin. Kate n'est plus là lorsque je me retourne et j'ignore depuis combien de temps. Tant mieux. Je préfère être seule, aujourd'hui. Je n'ai pas la moindre envie de voir le moindre visage réjouit... Qu'ils fêtent, qu'ils boivent, qu'ils dansent. Qu'ils nourrissent ma colère.

Je me lève et me dirige vers un évier, l'ouvre et plonge ma main ensanglantée sous l'eau froide. Je frotte énergiquement, je marmonne.

- Quelle garce... Faire une fête aujourd'hui... Elle ne m'a pas fait assez de mal comme ça, il faut en plus que je subisse ça ?... Il faut que je l'observe se réjouir de m'avoir lâchement laissée de côté alors qu'elle chérit sa précieuse petite blonde ?

Les membres de mon équipage sont suspendus à mes lèvres, bien que la plupart d'entre eux ne soient nullement concernés par ce drame qui hante mes nuits depuis trente ans. Pourrais-je un jour seulement faire face à la douleur qui me ronge ? Devrais-je mourir avec le poids de cette perte au creux du ventre ? Maman était persuadée qu'elle rejoindrait papa dans la mort et qu'ils passeraient ensemble leur éternité. Je souhaite que rien ne soit plus vrai, et que je puisse rencontrer ma fille dans l'au-delà. Simplement la connaître. Qu'elle m'aime ou me haïsse, qu'elle comprenne ou m'en veuille éternellement, j'espère qu'elle saura comprendre que je n'ai guère désiré ce qu'il s'est passé. Que j'ai été trompée, et que j'aurais vendu mon âme au diable plutôt que de la voir m'être arrachée. J'empli mon verre d'eau, le lève au-dessus de ma tête.

- A ma fille, Jayn, que j'aime pour toujours et à jamais.

Et je vide mon verre. Tous les pirates présents m'imitent, avec des verres d'alcool, le lève au-dessus de leur tête, et hurle "A Jayn", à l'unisson avant de vider leur verre à leur tour. Puis je m'assieds et les conversations reprennent.

Je suis au fond du couloir lorsque je les entend. Tous ces idiots, trinquer. Et surtout... lorsque je l'entend elle. Mots aiguisés comme un rasoir, dague en plein coeur. Je la hais... et elle vient de me blesser bien plus encore.
A ma fille... que j'aime pour toujours et à jamais.
Je me retourne, fais demi-tour. Si j'y vais, je lui arrache le coeur. Si je la rejoins, je repeins les murs de son sang. Quelle hypocrite. Quelle garce. Infâme, abjecte. Mensonges, pour toujours et à jamais. Que de mensonges. De bien belles paroles, si elles n'avaient pas été prononcées par cette femme glaciale au coeur de pierre.

Je passe une porte, trouve un couloir désert. Et me plaque contre le mur. Mon coeur s'emballe depuis plusieurs minutes, mon sang bouillonne. Et mon esprit hurle. Et si...
Non. Impossible. Elle ne peut dire la vérité. Elle ne peut pas être sincère lorsqu'elle dit aimer Jayn, m'aimer moi. Elle ne peut pas... Pourquoi ne m'aurait-elle pas cherchée ? Pourquoi m'avoir laissée ? Si elle est ce qu'elle prétend, personne n'aurait pu me prendre à elle, m'abandonner pour elle...
Elle savait où j'étais. N'est jamais revenue pour moi. Elle le savait, elle me hait. Ses mots d'amour, du poison. Cette fête, une stupide comédie.
Elle joue un rôle. Elle m'utilise pour donner de la peine aux autres, elle se fait passer pour ce qu'elle n'est pas.
Imposteur.

Je me mord la lèvre, ma main brûle encore du coup contre le mur.

J'ignore si tu m'entends, si tu me vois, si tu es ici ou là. J'ignore si tu as vécu correctement, si tu as été heureuse. J'ignore quel nom t'a été donné, j'ignore quelle famille a eu la chance de pouvoir t'aimer. J'entame les conversations avec ceux qui m'entourent. Je ris, je souris, j'honore autant que je le peux la mémoire éternelle que je voue à Jayn. Inconsciemment, je remarque que j'ai porté ma main à mon ventre. Jayn, sais-tu ô combien je t'ai désiré ? Sais-tu ô combien j'aimais ton père ? Combien nous étions heureux de ta venue, de fonder une famille ensemble ? Sais-tu à quel point ta mort m'a dévastée ? A quel point apprendre que tu m'as été arrachée hante mon esprit, peuple mes insomnies ?

Les plats arrivent sur la table, nous mangeons. Tout est délicieux, à la hauteur de Jayn. Ma petite fille. Je couve Jillian du regard, imagine qu'elles se ressemblent. Pourrait-il en être autrement ? La famille Alvarez possède des gènes forts et solides. Tendrement, j'effleure la joue de ma fille cadette.

Mon ventre hurle. Le banquet doit avoir commencé. Et pourtant, je me suis effondrée contre le mur du couloir. Personne ici, personne pour me voir. Et des larmes de haine roulent sur mes joues.
Je refuse d'y aller. Je refuse de les voir s'amuser, manger, boire. Je refuse de regarder cette femme qui aurait pu être une mère, poser sa main délicate et aimante sur les cheveux d'une fille qui aurait pu être moi. Je refuse de la voir... Je refuse de manger et de boire à ma disparition, je refuse de fêter ce jour.
Parce que pour moi comme pour elle, c'est le jour de ma mort. Ce jour où le bonheur m'a été refusé. Oh oui, j'ai été heureuse. Dix ans. Seulement.
Le bonheur a viré au cauchemar. Et aujourd'hui, je n'ai que douleur et haine dans ma poitrine. Une amertume acide dans la gorge.

Je crève d'envoyer un message à Jamie, je me retiens. Parce qu'il va s'inquiéter. Et que c'est mieux ainsi, toujours seule. Comme ma génitrice l'a voulu. Je survis mieux seule.
Je m'occupe de moi.
Et les larmes coulent sur mes joues, sourcils froncés, lèvres en feu. Poing en sang. Je m'en fous. Qu'il coule, ce sera la dernière fois. La prochaine goutte sera du sien, de son sang. A elle.

Ils fêtent ma disparition... Et je ne sais plus quoi penser. Quoi faire.

Tout n'est que factice. Mes sourires, mes paroles, ma joie. Je me mêle à la fête, je mange en l'honneur de cette enfant que je n'aurais jamais la chance de connaître. Je conserve la tête haute, fière et droite, élégante et hautaine. Cet unique masque qui ne me fait jamais défaut. Cet unique masque qui me permet de me fermer au reste du monde, d'oublier la douleur, la souffrance, la perte et l'oubli. Personne ne sait. Personne. Je n'ai guère tue mes secrets à tous, cependant, personne ne les connait avec l'exactitude et la profondeur qui les habitent réellement.

Je vois les couleurs, j'entends les sons, je sens les odeurs. Tout aurait pu être différent. Tout aurait dû être différent. Et du regard, je cherche Azel. Seigneur, pourquoi met-elle autant de temps ? Il me faut lui parler, lui demander ce service qu'elle seule peut me rendre. Mon ultime espoir... Si une hackeuse aussi talentueuse qu'elle ne parvient rien à faire pour moi, alors personne ne le pourra. Tout, j'ai tout essayé. Pourquoi cela n'a-t-il rien donné ? Je suppose que maman a su payer le silence des bons acteurs. Les seuls susceptibles de m'aider dans ma quête, de m'obtenir une quelconque information, devaient avoir perdu la vie ou la capacité de parler.

Si elle ne se montre pas, j'irai la chercher.

Je prend une large respiration. Pourquoi lui laisser ce plaisir ? Lui laisser cette joie ? Je vais lui montrer. Et ce jour où je lui dévoilerai la vérité, elle saura. Que je m'en fous. Que ses mensonges, je ne les ai pas cru. Qu'elle ne peut pas tout contrôler comme elle le voudrait. Je vais lui montrer, que rien n'est acquis et que tout se perd.
Elle saura. Que sa fille est là, vivante. Que sa précieuse fille lui arrachera le coeur au moment venu. Que sa fille perdue a toujours été là.

D'un geste de main sec, je sèche mes larmes. L'autre main, rougie par le sang sec et les bleus, je l'ignore. J'irais voir le médecin plus tard. Ou pas. Peu importe, il me fallait me montrer à cette fête. Coûte que coûte. Tête haute. Parce que je vaux tellement mieux qu'elle. Je vaux beaucoup mieux...

Je me lève péniblement, tourne l'angle du couloir. Et marche, sûre de moi. J'avance, j'entend le brouhaha de la fête. Et mes dents mordent ma lèvre inférieure. Mon coeur bondit, mon sang ne fait qu'un tour. Et j'entre dans le stade. Quelques têtes se retournent, la plupart m'ignorent. Et je la cherche du regard.
Je tombe dans son oeil. Elle me fixe à son tour.
Dur, froid, je ne peux m'empêcher mes narines de se dilater. Et vite, je reprend le contrôle. Je souris doucement, comme je peux. Et lui fais un signe de tête.