Fantômes [Azel]

Le claquement de doigts et le sifflement de l’homme sont rapidement enterrés sous la musique d’ambiance. Son mouvement, par contre, n’échappe pas à Colombe, qui bifurque de son trajet pour se diriger vers le client avec un soupir las. Un signe de la main aurait suffi, mais certains aiment appeler les serveurs comme on appelle un serviteur. Elle ne laisse rien paraître de son irritation alors qu’elle s’approche, souriante. Arrivée à proximité, elle reconnaît sans mal un client régulier qui alimente de nombreuses discussions en cuisines, tant pour son attitude envers les serveuses que pour ses activités… douteuses, selon les rumeurs. Mais le Crust est un lieu neutre où l'anonymat est le maître mot, Colombe chasse donc les ragots de son esprit et se contente de saluer poliment cet homme qui vient de l'apostropher.

– Pourriez-vous transmettre un message à une autre cliente? lui demande-t-il

Officiellement, c’est le travail des messagers, mais le manque de personnel dont souffre le Crust rend parfois la répartition des tâches un peu plus floue. Colombe accepte d’un hochement de tête, appuie son plateau chargé de verres vides sur son avant-bras et se penche légèrement vers l’homme pour entendre ses paroles malgré le bruit environnant.

– De la part d’Henry Stevens, à l’attention d’Azel. Vous la trouverez probablement au casino. Maigre, cheveux roses, yeux verts…

Il marque un temps d’arrêt pour toiser la serveuse, qui devine qu’il cherche les formes sous sa chemise.

– … à peu près votre grandeur, ajoute-t-il avec un sourire. Dites-lui que je suis à bord et que j’aimerais qu’elle me rejoigne à mon vaisseau, au quai numéro sept. J’ai une nouvelle importante à lui annoncer.
– Je m’en charge à l’instant, Monsieur Stevens, lui assure Colombe avant de reprendre son chemin.

Alors qu’elle se dirige vers les cuisines pour y déposer son fardeau, la jeune serveuse réfléchit au message qu’elle doit transmettre et à celui qui le lui a confié. Il y a quelque chose de louche, dans cette histoire, qui fait naître en elle un mauvais pressentiment. Les rumeurs qui courent parmi le personnel au sujet de cet homme sont suffisamment convaincantes pour qu’elle considère raisonnable de se méfier de lui. Elle doit néanmoins s’acquitter de sa tâche, ce qu’elle fait après avoir déposé son plateau et salué les plongeurs. Deux petites minutes plus tard, elle balaie la salle de jeu du regard, à la recherche d'une chevelure rose qu'elle repère finalement au milieu des éclats multicolores des machins à sous. Elle la rejoint en quelques pas.

– Mademoiselle Azel? demande Colombe en arrivant à sa hauteur.

La fièvre du jeu m'a reprise. J'ai essayé, pourtant, de me contrôler. Rien n'y fait. Voir ces machines, toutes ces lumières, ces couleurs, je suis incapable de m'en empêcher. Les algorithmes, les possibilités, l'envie de gagner contre la machine. Les nombres, je n'ai jamais su y résister... Depuis combien d'heures suis-je coincée ici? Je serais bien incapable de le dire... Le temps n'a plus aucune emprise sur moi, seul le jeu compte. Et lorsque je m'apprête à relancer la machine, certaine de gagner le jackpot, une voix m'interrompt. Vive, je me retourne, prête à renvoyer l'importun d'où il vient. Je tombe nez à nez avec une jeune femme, une serveuse. La surprise me prend, j'ignore ce qu'elle me veut. Aurait-elle surpris quelques tricheries de ma part? J'avoue parfois être tentée de hacker les machines... Mais aujourd'hui, je n'ai rien tenté. Pour une fois. Et ce qui m'étonne d'autant plus, est que je n'ai donné mon véritable nom à personne ici... Qui est-elle, que me veut-elle?
Je tente le bluff, lui offrant un tendre sourire naïf.

-Qui la demande?

Je me tiens en retrait, repère les sorties du regard. Mes pensées tournent à plein régime, cherchant désespérément une porte de sortie.

Difficile de déterminer qui est la plus surprise, entre la présumée Azel, visiblement prise au dépourvu par l’arrivée de Colombe, et Colombe qui ne s’attendait pas à une réaction aussi vive. Par réflexe, la serveuse esquisse un mouvement de recul.

– Pardon, je ne voulais pas vous effrayer, s’empresse-t-elle de s'excuser, tout en conservant ses distances pour éviter de l’effaroucher plus qu’elle ne l’est déjà.

La demoiselle aux cheveux roses demande des précisions, confirmant indirectement son identité auprès de Colombe, qui se détend et retrouve une attitude plus professionnelle.

– Un dénommé Henry Stevens. Grand, cheveux poivre et sel, yeux gris, la cinquantaine, le décrit-elle brièvement. Il m’a chargée de vous transmettre une invitation à le rejoindre à son vaisseau, au quai numéro sept. Il a précisé que c’était important.

Elle tique sur cette dernière phrase. Mademoiselle Azel ne semblait pas attendre la visite ou le message de quelqu’un, vu le regard nerveux avec lequel elle observe les alentours. Cette "nouvelle" potentiellement importante que Monsieur Stevens aurait à annoncer à cette femme attise davantage la méfiance qu'entretenait déjà Colombe à son égard. Quelque chose sonne faux à son esprit, sans qu'elle parvienne à déterminer quoi exactement. Il n'est pas de son devoir de mettre en garde ses clients les uns contre les autres, elle hésite donc un instant, puis baisse légèrement le ton pour ajouter :

– Souhaitez-vous que je lui dise que vus n’avez pas pu vous libérer?

Le nom qu'elle prononce m'étouffe, je sens l'air quitter mes poumons lorsque ma main s'accroche désespérément à la manche de ma large veste militaire. Je tiens bon, garde un visage neutre. Mais je le sais, mes yeux me trahissent. Ce nom, je l'ai reconnu, la peur s'empare de moi. Henry Stevens. Je me souviens de son visage, de sa voix. Un homme affreux. Il travaille pour mon beau-père... Il m'a retrouvée. Comment? Je suis pourtant morte, deux fois, aux yeux de la société. Comment est-ce possible? James s'est assuré qu'il ne restait rien à mon sujet, nulle part...
Je ne quitte pas la jeune femme de mes yeux d'émeraude. Je me doute, que c'est important. Il veut me ligoter, me jeter dans son vaisseau et me ramener à mon violeur...

-Je vous remercie de ce message et je vous serais mille fois reconnaissante de lui annoncer que je n'ai pas pu me libérer pour cette entrevue.

Je garde mon calme et pourtant, j'ai terriblement envie de m'enfuir, sans me retourner.

-Pourriez-vous également lui dire que je pars dans deux heures et que vous ignorez où je me rend?

Je ne pars pas, il faut absolument qu'il le croit. Mais où vais-je me cacher? Je ne peux pas tomber sur lui, il est bien trop fort. C'est un chasseur de prime. Il me faudrait me barricader là où il ne me trouvera pas...

Mademoiselle Azel conserve un visage neutre, mais la peur dans ses yeux demeure trop visible pour que Colombe la rate. Les doutes de la serveuse se confirment aussitôt et la délicatesse de la situation dans laquelle elle se trouve la frappe de plein fouet. La voilà à jouer les intermédiaires entre un homme dangereux et une victime potentielle. Elle se racle la gorge pour tenter de dissimuler son trouble, écoute les instructions de la femme aux cheveux roses en hochant la tête.

– Je m’en charge immédiatement.

Elle fait mine de tourner les talons, mais s’arrête au milieu de son mouvement comme si elle avait oublié quelque chose.

– C’est monsieur Stevens qui m’a dit que je vous trouverais ici. Vous devriez peut-être changer de salle, propose-t-elle après une brève hésitation.

Il savait où était Azel, il pourrait très bien décider de faire fi du règlement en vigueur sur le Crust et de venir lui-même à sa rencontre. Peut-être même possède-t-il un contact dans le casino pour l'observer. Le cerveau de Colombe tourne à plein régime alors qu'elle salue la femme et disparaît dans les couloirs en direction du restaurant où l’attend l'homme qui l'a entraînée dans cette mésaventure. En chemin, elle fait un rapide détour à la salle de spectacle pour trouver un agent de sécurité à qui elle résume la situation. Juste au cas où.

Dans mon regard, la serveuse peut lire la reconnaissance que je ressens à son égard. Loin d'être soulagée, je prie Calypso de m'accorder la grâce, d'éloigner cet homme malfaisant. Main sur mon ventre, je supplie Crocket de nous protéger, notre enfant et son Cupcake.
Lorsque la serveuse me laisse seule au milieu des machines à sous, je m'empresse de relever mes cheveux roses, les dissimulant habilement sous un foulard vert que je noue soigneusement, imitant les coiffes de certaines femmes. Bien trop reconnaissable avec ce rose pétillant. Bien que mes parents et Stevens ne m'aient vue que blonde. Cela fait, je me dirige, calme, vers l'une des sorties. Dans le couloir, je jette un coup d'oeil à droite, puis à gauche, me glisse discrètement où grouille le monde. Me noyer dans la masse, m'assurer qu'il ne soit pas à mes trousses. Parce que je le sais, je le sens, quelqu'un me suit. C'est évident. Cet homme de main ne laisse jamais rien au détail, il a un espion ou deux.

Il me faut me mettre à l'abri, trouver une planque. Et espérer qu'il croit aux informations que lui donnera la serveuse, espérer qu'elle ne la trahira pas. Un instinct me dit qu'elle est bienveillante, qu'elle veillera à donner mes mots. Alors, je marche, vite, dans la foule. Et lorsqu'enfin je vois une ouverture, je me glisse dans une nouvelle salle plus dense de peuple encore. Et sous mon foulard, je me fond dans la masse, le coeur battant si fort.

De retour au restaurant, Colombe croise le regard de Rafael, l’agent de sécurité qu’elle a abordé quelques instants plus tôt et qui l’a discrètement précédée dans la salle. Rassurée par sa présence, elle rejoint Monsieur Stevens en quelques pas pour lui transmettre la réponse d’Azel. Sans un remerciement, mais avec une pointe d'agacement, il la chasse d’un signe de la main. Colombe ne se fait pas prier pour s’éloigner d'un pas vif et disparaître dans le couloir de service le plus près. Ce n’est que lorsqu’elle se retrouve à l’abri des regards qu’elle s’autorise enfin à pousser un long soupir nerveux.

Son soulagement n’est malheureusement que de courte durée, puisque la silhouette familière de Rafael apparaît dans son champ de vision quelques secondes plus tard, la faisant sursauter.

– Trois hommes sont sortis de la salle pendant que tu discutais avec Stevens, lui glisse-t-il en en se postant devant elle. J’ai envoyé Nate pour les surveiller.
– … tu crois qu’il s’est servi de moi pour la faire sortir du casino? s’inquiète soudain Colombe en se sentant blêmir.

Le silence mal à l'aise de son collègue suffit à la jeune serveuse pour comprendre qu'elle a probablement visé juste. Mortifiée, elle plaque les mains contre son visage, priant vainement l’Unique pour que Nate et les autres puissent empêcher ces gens de s’en prendre à cette pauvre jeune femme.

Que dois-je faire. Dans cette foule, je me glisse, mais je tremble de peur. Parce qu'ils sont tous trop proches de moi, ils me touchent. Et moi je sursaute à chaque fois, tentant en vain de le dissimuler. C'est impossible. Il va me trouver. Et probablement qu'il n'est pas seul. Il a emmené des gens, pour me ramener. J'en suis certaine. Pour me trainer jusqu'à lui... Que dois-je faire? Ma main glisse vers mon ventre, mon coeur bat plus fort dans ma poitrine. Et quand un homme me bouscule, je retiens un cri. Il m'insulte, continue sa route. Les larmes montent, je les retiens. Je ne peux pas pleurer, pas maintenant, il faut que je nous sorte de là. Tout de suite. J'entrevois une porte au loin, je me dirige là-bas. Mais est-ce malin?...
Je me stoppe nette. Il veut que je sorte. Il veut que je fuis, pour me suivre. C'est certain... Que dois-je faire, Crocket? Je t'en supplie... envoies-moi un signe, quelque chose. Qu'importe où tu te trouves, envoies-moi quelque chose... Pour nous sauver.
Je ne peux pas rester là. Je n'peux pas rentrer dans ma chambre. Il faut que je rejoigne le vaisseau, mais je sais qu'ils m'attendent probablement dehors. Alors je fais demi-tour. Ma marche s'accélère, mon coeur bat plus fort.
Je pousse un cri strident lorsqu'une main se pose sur mon épaule, cri étouffé dans ma gorge par une main qui se pose sur ma bouche.

Colombe aurait vraiment préféré rester en retrait. Mais Rafael avait de bons arguments, soutenant avec raison qu’elle avait gagné la confiance de mademoiselle Azel et que sa présence pourrait leur être utile au moment de l’intervention. C’est donc à contrecoeur que la jeune serveuse se retrouve aux premières loges au moment où Nate fend la foule pour empoigner la main qui s’est posée sur la bouche d’Azel. Une fraction de seconde plus tard, la joue du suspect rencontre le mur sans aucune douceur.

– Holà! s’exclame l’agent en lui tordant un bras dans le dos. Vous ne pensiez tout de même pas faire ça ici, au beau milieu du Crust?

Colombe n’entend pas la réponse étouffée de l’agresseur, car elle est déjà au chevet d’une Azel paniquée.

– Mademoiselle Azel! Tout va bien?
– Pas ici, Colombe, intervient Nate. Emmène-la dans un endroit tranquille, le temps qu’on chope les petits copains de notre ami. Raf va vous accompagner. Je préviens Rae.

Et il disparaît, emmenant le suspect avec lui. Tremblante de nervosité, Colombe croise le regard rassurant de Rafael, puis pose la main dans le dos d’Azel.

– Par ici, murmure-t-elle en la guidant à l’écart, en direction des couloirs de service.