Birds of a feather [Azel]

Il n’y a pas de nature sur Tortuga. Il n’y a même pas vraiment de coin où on peut voir le ciel et ça, c’est un peu nul. Après avoir passé du temps dans un vaisseau dont les couloirs sont parfois étouffants, il aurait bien aimé prendre l’air tranquillement sous un arbre, regarder les étoiles, ce genre de bêtises.
Mais non.
Enfin… Pas vraiment. Pas tout à fait.
On trouve de tout à Tortuga et à priori ça veut dire qu’on peut trouver, dans une cour intérieure entre deux maisons, un faux jardin. Il y a des lampes à UV, un petit bassin avec des poissons, des perroquets dans des volières posées au sol, des plantes en pot. C’est à la fois triste et pas si pire, a décidé Suu.
Il s’y est donc installé. La porte qui y menait était ouverte, elle a attiré son regard. Personne n’est venu pour le chasser. Il a fini par poser son casse-croûte, son couteau et son pull sur le bord du bassin pour être bien, et maintenant il glandouille comme une andouille.

Il a observé les poissons. Touché une plante qui n’avait pas l’air trop toxique. Et décidé -très stupidement- d’ouvrir la volière qui contenait le plus gros perroquet, celui qui semblait somnolent, pour regarder ses plumes.
C’est idiot. Pas si endormi que ça, le gros volatile se carapate sur ses ergots aussitôt la porte ouverte. Il se permet même, la saleté, de pousser un “COUAC” triomphant.

- Petit…

Mais c’est qu’il court vite en plus ! Suu se lance derrière lui dans la course-poursuite la plus ridicule de l’histoire, sort de la cour intérieure. Le fuyard à plumes fonce vers quelqu’un ? Mais oui ! Mais… Non !

- Attention au piaf !

Il bouge. Je le sens, dans mon ventre. Alors que mon corps, si frêle, change, je le sens. Il grandit. J'ai envie de sourire, de me sentir bien. De laisser ce bonheur m'envahir. Et pourtant... je me sens faible. A la merci de tous, traquée. Jour et nuit. Son visage, à Elle, m'apparait dans la foule. Elle me hante... sa voix, ses mots. Et je crains qu'elle me recherche... Oh, Eugène, nous ratons tout, à cause d'Elle. Que ne donnerai-je pas pour me blottir dans tes bras, sentir ta main si chaude se déposer sur mon ventre de baleine...
Notre enfant te ressemble déjà, je le sens. Un truc dans mon coeur, dans mon corps. Je le sais, il te ressemblera. Je veux te retrouver... Vivre à tes côtés, éternellement...

Un cri retient mon attention. D'un bond, je sors de mes pensées, mon sang ne fait qu'un tour. Un énorme oiseau me fonce dessus, piaillant fort. Je pousse un cri de panique, mes mains protègent ma précieuse étincelle lorsque je saute sur le côté pour l'éviter. Coeur battant la chamade, je me relève aussi vite, me retourne vers le type qui m'a prévenue.

- Eh, ça va pas, j'aurais pu...

Le monde explose lorsque je pose mon regard sur l'homme. Je le reconnais. Suu. Sans même finir ma phrase, je me retourne, tente de m'échapper dans la foule. Elle l'a envoyé, il me cherche. Il va nous prendre, nous ramener sur le Némésis... Et Elle sera là... Je dois m'échapper.

Oublié, le piaf. Oublié, tout le reste. Il a déjà vu la fille aux cheveux roses dans le Némésis, il en est certain, pourquoi est-ce qu’elle s’enfuit ? Pourquoi est-ce qu’elle a l’air d’avoir peur ?
Il la poursuit. Pas méchamment mais il force sur ses roues jusqu’à la rattraper, lui prendre le poignet pour la tenir en place juste une seconde, dire bonjour poliment, lui demander comment elle va. Savoir ce qui lui fait peur.

- Heey ! Je vais pas te man… ger…

Tiens. Il était pas là ce ventre avant.
Suu l’ignore deux secondes et relève les yeux, essaie de chopper celui de la fille.

- Un soucis ?

Une main me prend en grippe, mon coeur panique. Je me retourne, prête à me débattre. Le contact de sa peau sur la mienne m'irrite, me donne des hauts-le-coeur. Personne ne me touche. Aucun homme n'a le droit de me toucher, depuis longtemps. Je ne le supporte plus... mon esprit brisé ne le supporte pas. Eugène seul le peut, lui seul sait être doux. Mon Eugène...
Pourtant, Suu me tient fermement, je ne peux m'échapper. J'essaye, pourtant, de tirer sur mon bras. Rien.

-Lâ... lâches-moi.

Je me calme, ne le regarde pas. J'ai peur de tomber dans son regard inquisiteur, d'y découvrir la moindre trace d'interrogations. Ou pire encore.

-Non, rien, j'ai juste des... gens sur les talons.

Ma tête tressaute de côté, je sens un tique revenir. Il me tient, mon souffle s'emballe légèrement. Mon corps entier me démange, mon esprit devient fou. Ma seconde main se dépose doucement sur mon ventre, pour la protéger. Cette petite larve.

-Lâches-moi... je t'en supplie.

Il lâche.
Ca traine un peu, c’est hésitant, mais il la lâche. Le but n’était pas de lui faire peur, après tout. Il veut juste aider. Malgré les apparences, il veut simplement filer un coup de main s’il le peut, pas vendre les organes de la fille au marché noir.

- Est-ce que t’as besoin d’aide ?

Elle est douce, la voix de Suu. Douce et pleine de sollicitude sincère.

- Je vais pas te faire du mal, euh…

C’était quoi son nom ? Il y avait un “a” dedans, non ?

- … J’ai perdu ton nom. Mais je vais vraiment pas te faire de mal.

Il semble sincère. Et que pourrait-il me faire? La crainte m'habite tout de même, pas pour moi. Mais son regard n'a rien de menaçant. Je me détend, oublie de fuir et pourtant, garde ma main sur mon ventre, loin de la moindre tentative de quoique ce soit. Je garde mes distances en reculant d'un pas, ne le quitte pas des yeux.

-Azel. C'est Azel. Toi, j'crois qu'c'est Suu, c'est ça?

J'ai une excellente mémoire, je suis à peu près sûre de ne pas me tromper, même si nous ne nous sommes qu'entrecroisés dans les couloirs et autres lieux communs.

-Excuses-moi pour cette réaction...

Il ne me fera rien, Elle ne l'a pas envoyé pour moi. Ses mots, son regard, ses gestes. Il m'a relâchée, il ne semblait pas me chercher. Je l'observe encore quelques minutes, m'assure qu'il est seul. Personne ne semble nous fixer, je ne reconnais pas le moindre autre visage. Je me retourne vers lui.

-Non, ça va, je n'ai besoin de rien...

Mon ventre gronde, me coupe la parole. Et je rougis. J'oubliais... je mange pour deux. Et je n'ai presque plus d'argent.

- Azel.

Il répète mais clairement, il va l’avoir oublié dans quelques jours s’il ne la recroise pas. Maintenant qu’il y pense, ça fait quelques temps qu’il n’a pas vu ses jolis cheveux roses dans les couloirs, non ? Bah. Non important.

- C’est ça, c’est Suu. Y’a rien à excuser.

Si elle a peur de quelque chose, elle a toutes les raisons du monde de réagir comme un animal poursuivi. C’est pour ça qu’il la laisse regarder tout autour sans rien dire. Il ne manque plus que les oreilles tendues en avant et elle ressemblerait à une petite souris couleur lever de soleil, se dit-il.
Et la petite souris se retourne vers lui. Et gargouille. Alors il fait un mouvement du menton vers la cour intérieure dont il est sorti comme un dératé pour chasser ce stupide perroquet qui doit être loin maintenant.

- J’ai une casse-croûte. C’est juste de la brioche et de la confiture mais s’tu veux, on peut partager. Il y en a assez pour deux. Ca me ferait plaisir de savoir que t’as le ventre plein.

Froncement de sourcils.

- Enfin, niveau estomac.

J'hésite. Muette, je le fixe toujours du regard. La raison voudrait que je disparaisse, me fraye un trou de souris quelque part, à attendre que le mécanicien s'en aille. Parce que s'il est ici... Le Némésis n'est pas loin. Et son capitaine aussi... Pourtant, mon coeur refuse de priver mon enfant d'un repas. Je vais bientôt manquer d'argent... Ma main glisse sur mon ventre, ne le quitte pas. Suu l'observe bien trop à mon goût.

-Ce... C'est très gentil, tu n'es pas obligé. J'avoue que ça ne serait pas de refus. J'ai... j'ai besoin de manger.

Je me force à sourire, je le sais, Suu n'a jamais été méchant. Les seuls instant où nous avons pu nous croiser n'ont jamais été désagréables. Et rencontrer des inconnus commence à me fatiguer, je suis plus heureuse de croiser une connaissance que ce que je pensais... J'accepte, reste tout de même sur mes gardes.

-Mais je ne veux pas t'embêter.

Je ne lui dis rien sur ma situation, quoique je suis persuadée qu'il l'ai remarqué. Je ne permettrai pas que des informations parviennent aux oreilles de son capitaine. Eugène en deviendrait fou...

- Tu m’embêtes pas.

Il hausse les épaules, détourne son attention du ventre d’Azel pour la diriger vers le côté de la rue d’où il vient.

- J’étais en train de rien faire dans un jardin. Tu ne déranges rien. Et puis je serais quoi, si je te laissais mourir de faim ?

Un pirate. Enfin non, un pirate doublé de sale type et ce n’est pas du tout ce qu’il veut être. Il peut se faire à l’idée d’être un hors-la-loi mais laisser des filles avec l’estomac vide alors qu’il peut aider, c’est hors de question.
Suu fait donc un petit geste pour montrer l’ouverture du jardin qu’il a trouvé.

- C’est par là. Il y a même un bassin si tu veux regarder des poissons. Et… Deux sorties différentes. Si tu veux t’enfuir.

Ca lui semble important à préciser, si ça aide à rassurer la petite demoiselle.

Je me surprend à sourire légèrement. Et mon ventre gronde une nouvelle fois, je rougis encore. Il me met étrangement en confiance, mais je ne baisse pas pour autant ma garde. Je suis toujours un petit animal en fuite, un chat protégeant son petit à venir. Pourtant, je le suis lorsqu'il me montre la direction. J'entre dans le jardin, un léger rire en coin de lèvres.

-Je note, pour les sorties. Merci.

Je les repère immédiatement, en calcule la distance, les obstacles. Et je m'avance, curieuse, jusqu'au bassin. Doucement, je m'assied au bord, remonte une jambe, puis l'autre, les croise. Je souris lorsque je vois tous ces poissons colorés nager dans l'eau claire. J'en oublierai presque de me méfier.

-Ils sont jolis.

Je me retourne, croise le regard de Suu. J'ose un sourire.

-J'aime leurs couleurs.

Elle a l’air un peu plus en confiance, perchée comme ça près de l’eau. Ce n’est pas non plus l’aveugle croyance en Suu alors il reste un peu loin, lui laisse de la place pour vivre sa vie, fait de son mieux pour ne pas bloquer une des sorties. Autant ne pas alimenter les peurs de la fille aux cheveux colorés.

- C’est vrai qu’ils sont jolis.

Il relève le museau pour sourire puis s’affaire à récupérer le repas promis dans son sac.

- C’est les mouvements que je trouve sympas moi. Mais ça m’étonne pas que tu préfères la couleur. Ca va avec les cheveux roses.

Balance donc le type avec une mèche violette sur le crâne, sans se soucis de la stupidité de l’affirmation. Il est beaucoup trop occupé à couper de la brioche pour ça.

- Je pense que tu peux même mettre les pieds dans l’eau si tu veux. Confiture avec le goûter ?

Mes cheveux. Je n'ai jamais aimé mon blanc naturel, plus encore depuis la découverte de mes origines. J'ai été rousse, longtemps. Et mon amour pour le rose a été plus forte le jour où je suis tombée sur cette merveilleuse coloration. Quoiqu'en ce moment, je commence à blondir légèrement...

-J'adore les couleurs vives, les explosions arc-en-ciel. Mais oui, ça se voit avec mes cheveux.

Je souris doucement, ma main glisse vers l'eau, en touche légèrement la surface. Et lorsqu'il me glisse l'idée d'y mettre les pieds, je suis tentée. Mais si je devais m'enfuir? Je me contente d'y plonger ma main.

-Oh oui, de la confiture, merci. Il va aimer ça... Tu es gentil.

Notre fils sera gourmand. Je le sens, au fond de moi, il aura mon appétit et le sourire de son père. J'ai envie de le voir, de lui dire... Je me tourne vers Suu, toujours en tailleur, le fixe de mon regard d'émeraude.

-Comment ça va, sur le Némésis?

La question intéressée, je ne m'intéresse au bien-être d'un seul membre de l'équipage.

Il est gentil ? C’est pas sûr, ça. Il ne propose -et n’étale sur la tartine- qu’un peu de confiture après tout… Mais si c’est la définition de gentil pour Azel, c’est d’accord, il l’est.

- Merci. Tiens, le repas.

Et Suu de se pencher pour tendre la brioche, puis de réfléchir en s’adossant de nouveau au fauteuil pour se faire son propre goûter.

- Ca va… ? Comme sur un vaisseau. Petites histoires sans intérêt habituelles. Dom dit qu’il y a du drame sentimental dans la moitié des équipes, elle sait mieux que moi.

Peut-être qu’elle voulait quelque chose de plus large, tiens, maintenant qu’il y pense. Il se concentre encore un peu mieux pour se souvenir des dernières semaines, des évènements notables. Et il ne trouve rien.

- Il n’y a pas eu d’abordage, pas de morts, de naissances, de mariages. Tout est calme. Si tu veux savoir pour des gens en particulier, je peux… Enfin non, je vais être mauvais pour savoir. Mais je peux essayer.

Ma main s'empare de la brioche, mon ventre gronde. J'ai faim... Mes dents mordent dans la chaire tendre du pain, la confiture réveille en moi une faim dévorante. Et alors que j'engloutis ce repas qu'il partage avec moi, je ne le quitte pas des yeux. Lui et les deux sorties, toujours dans la périphérie de mon regard.
Aucune annonce spéciale, je me fiche bien des petites histoires sans intérêt. Le drame sentimental, très peu pour moi. Je ne me suis jamais réellement intéressée à tous ces petits tracas qui ne sont pour moi qu'une perte de temps futile. Il semble se concentrer, mais ne m'annonce rien. Pas de morts, rien. Et il ne semble pas être au courant de la naissance de l'avorton de ma génitrice... ou estime-t-il que cet événement est déjà trop vieux. Ou... l'aurait-elle abandonné? Mon regard se fait sombre, je doute. Après tout, ce geste infâme pourrait se répéter, dans une telle famille déséquilibrée.
Je souris gentiment à Suu, plus je l'observe, plus je sais qu'il ne me fera rien.

-Bon, tant mieux. Non non, c'était pour savoir, pour me tenir au courant. Mon équipe va bien? Kate? Lionel et Vince?

Les trois autres hackeurs. Je m'inquiète réellement pour eux, après tout, ils sont sans doute mes seuls amis.

-Elle est bonne, la brioche.

Ma main passe sur mon ventre, distraite.

- L’équipe… ?

Mince. Elle était dans quelle équipe déjà, la jolie demoiselle ? Kate, Lionel, Vince… Mince mince mince. Ah, si, c’est bon, il a une piste. Lionel. Il fait quoi, le Lionel… Du papier, des communications, des.. ? DU HACKING. L’équipe des hackers. Trouvé.

- Ils ont l’air d’aller bien, je crois. Je suis pas très sociable alors je demande pas trop de nouvelles des autres…

Et ça l’ennuie, c’est clair dans son ton, mais c’est comme ça qu’il est et il ne va pas s’en excuser. Il ne manquerait plus qu’il se force à devenir un animal social juste pour faire plaisir… Non, Azel est très jolie, mais c’est clairement non. Elle devra se contenter de la brioche.
Ce qui a l’air suffisant. Tant mieux, ça fait plaisir Suu. Elle avait bien faim, elle mérite d’avoir le ventre plein.

- Tu pourras prendre la fin si tu veux. J’en ai moins besoin que toi.

Une bouchée. Juste une bouchée pour prendre le temps de bien formuler sa question, puis il reprend précautionneusement la parole.

- C’est pour ça que tu as peur… ?

Ca étant son petit ventre de femme enceinte, si on se fie au mouvement de menton du pilote dans sa direction.

Je mord à nouveau dans la brioche. Les nouvelles ne sont ni bonnes ni mauvaises, Suu ne semble pas réellement le savoir. Il faut dire que l'équipe des hackeurs n'est pas tant sociable qu'elle ne parait. Tant pis. Je me contente de hocher de la tête, tranquille. Et alors que je gobe le dernier morceau de brioche, il me propose de prendre la fin. Mes yeux se tournent vers lui, mon ventre gronde encore.

-Merci.

J'hésite quelques secondes avant de m'emparer d'un bout de brioche et de mordre dedans. Je relève les yeux, ma mâchoire se stoppe net. Mon ventre commence à se remarquer, il ne passe plus pour une petite bouée de sucres. Il faut dire que je suis une brindille... L'on voit tout de suite que je suis enceinte. J'avale difficilement ma bouchée.

-Je, oui, c'est. Enfin, pas que.

Il me prend de cours et mes mots s'embourbent, mon mensonge est incapable de se former dans mon esprit. J'inspire discrètement, j'expire.

-J'avais quelques affaires personnelles à régler, un truc du passé, avant le Némésis. La capitaine m'a donné ma permission. Mais quelques complications font que je suis un peu nerveuse et bien évidemment, une situation comme la mienne complique les choses. Je dois faire attention, à ça.

Ca... je ne sais pas comment me comporter. Avec ça.

Elle n’avait même pas besoin de s’expliquer. Juste oui, juste non, voilà ça aurait suffi. Suu hausse donc sobrement les épaules après avoir écouté la demoiselle. C’est une manière comme une autre de dire qu’il n’ira pas répéter ça partout.

- Ouais, normal d’y faire attention.

Timidement, il offre une tentative de sourire. Il veut être rassurant. Ce n’est pas dit que ça marche mais au moins il essaie.

- Il faut être prudent quand quelqu’un compte sur toi pour vivre. Tu as raison de l’être.

Et soudain, il se rend compte de deux choses : ce ne sont pas ses oignons et en plus de ça, il ne sera jamais enceinte. Ou même parent. Il aurait mieux fait de fermer sa bouche plutôt que de l’ouvrir alors qu’il ne connaît rien à rien.

- Enfin, je te dis ça mais je suis pas expert sur le sujet… Mais huh, ça semble normal de veiller sur un mini-humain...

J'ai l'impression de découvrir Suu pour la première fois. Je l'ai croisé, à maintes reprises, nous nous sommes parfois adressé quelques mots. Rien de plus. Seulement, j'ai cette impression de reconnaître enfin son visage, de découvrir quelque chose de plus. Un peu froid, il me parait pourtant parfois attentionné même alors que l'on ne se connait pas réellement, qu'il n'a aucune raison de l'être. Rien ne l'y oblige. Mais de sa gentillesse, je devine que la capitaine n'a pas tenu le moindre mot à l'équipage à mon propos... Je suis soulagée.

-Ne t'inquiètes pas, je comprend c'que tu veux dire. L'instinct de protection des petits humains, tout ça. Je comprend.

Tout ça est encore bien trop nouveau pour moi, tout ça est terriblement effrayant. J'ai peur qu'on me l'enlève, j'ai peur d'être comme mes génitrices... D'être une mauvaise mère. Parce qu'après tout, qu'est-ce que j'en connais, sur les bonnes mères? Les deux miennes n'ont pas été à la hauteur... Et le seul en qui j'aurais voulu voir un exemple est mort. Par la faute de cette vieille morue d'Alvarez senior.

-J'y connais rien non plus, tu sais... le fait d'avoir un utérus ne m'rend pas plus experte que toi.

Et soudain, je me rend à l'évidence. Je n'sais pas m'occuper d'un petit humain. Je sens mon coeur s'affoler à l'idée d'être une mère à l'égal des miennes, je cherche une porte de sortie à ces pensées.

-Mais toi, qu'est-ce que tu viens faire ici?

Ouais, l’instinct de protection mais pas forcément des petits humains. Pour l’occasion il va se concentre sur celui que décrit Azel et dire oui, fermer sa bouche pour le reste. Juste oui.

- Ouais. Tu t’y connaitras plus que moi dans quelques temps dans ce cas, sans doute.

Est-ce qu’il faut dire les conneries comme quoi il est certain qu’elle fera une bonne mère ? Il ne veut pas le faire. Ce serait mentir. Il ne la connait pas beaucoup, la jolie demoiselle, il n’en sait rien si elle s’occupera bien d’un autre humain, si elle sera gentille, si elle pourra rester avec l’enfant ou si elle devra partir loin parce qu’elle n’aura pas le choix.
Suu se contente donc simplement d’être tranquille en mangeant un nouveau bout de brioche et de laisser passer le moment de dire des stupidités.

- J’avais besoin de respirer…

Sa réponse à la question sonne un peu comme “c’est pourtant évident”, il essaye de rattraper en agitant la main vers le ciel.

- De voir un peu le soleil, de pas être tassé sur les autres. Je me suis dit que prendre un repas dehors ferait une bonne pause. Je suis pas mauvais pour vivre en groupe mais au bout d’un moment j’ai quand même envie d’être tranquille, sinon je risque de claquer Chance la prochaine fois qu’il fait des blagues pourries.

Un ricanement.

- Et puis j’aime bien la verdure. Faut pas croire. C'est pas plus compliqué que ça.

Besoin de respirer. Je le trouve assez condescendant lorsqu'il me répond, mais je m'en fiche. Grâce à lui, notre enfant a mangé un peu. Alors je ne relève pas, surtout parce qu'il ne semble pas vouloir être froid avec moi. Sinon il ne m'aurait pas invitée à m'assoir avec lui ni à manger sa brioche à lui. Et pour son besoin de respirer, je peux comprendre, dans pareil vaisseau.

-C'est une bonne raison aussi, de sortir juste parce qu'on aime la verdure. Et pour voir un peu le soleil, pas être tassé.

Je n'ai plus envie de rentrer, d'être tassée... alors je comprend. Je me sentais enfermée, sur le Némésis. Je ne parvenais presque plus à respirer. A cause de cette mère, de la voir toujours collée à sa fille adorée. Et aujourd'hui... je ne sais toujours pas si je vais y retourner, malgré mes promesses. Je tiens ma parole, normalement. Sauf qu'à présent, je ne suis plus seule à compter dans le marché. J'ai un petit monstre qui grandit en moi et une terrible femme qui désire se rapprocher de moi.
Je souris en observant les poissons colorés dans la fontaine.

-C'est clair que pour être tranquille dans un vaisseau pareil, c'est pas facile. J'avais souvent envie de hurler sur Vince et Lionel... faut dire qu'ils font tellement de bruit, quand ils sont ensemble. Courage, pour ne pas claquer Chance.

Je crois me souvenir de son visage, mais n'en est pas sûre. Les visages s'estompent parfois.

Il la regarde regarder les poissons, et c’est agréable. Tranquille. C’est rare que ce soit aussi posé quand il y a d’autres personnes mais il apprécie la chose. C’était après tout le but de son expédition, de se poser quelque part et de juste glander peinard.

- Hurler, vraiment ?

Elle ne lui donne pas l’impression d’être du genre à hurler. Elle ne lui donne pas trop l’impression de pouvoir être très combative tout court, en fait, sauf qu’elle était sur le Némésis. Elle doit avoir une part de furie quelque part, ils ont tous un grain sur ce navire. Même Suu.


- J’ai l’habitude de pas frapper sur les gens qui sont de mon côté, faut pas s’en faire. Même pas s’ils font des blagues pourries ou trop de bruit comme tes gars. Et puis… Le Code.

Qui justifie tout. Ou encadre tout. Ou les deux.
Puis son chemin de pensée part totalement ailleurs et il ne le retient pas.

- Tu veux que je dise à Vince et Lionel que tu vas bien… ?

Je souris lorsqu'il me dit ne pas frapper sur les gens. C'est étrange, pour un membre du Némésis. Ils sont tous dingues... Même moi. Surtout moi. Et il prend le code à parti. Ce foutu code. C'est vraiment une plaie, bien qu'ils semblent tous lui vouer un culte ridicule. Les codes sont ridicules. De toute manière, il y en aura toujours pour les transgresser. Je continue à observer les poissons dans l'eau, pensive.

- Ouais, y a le code. On peut pas frapper qui on veut.

Soudain, il me fait une proposition qui, étrangement, ne me fait rien. Ou peut-être juste un petit pincement au coeur. Parce que finalement, je les aime bien, les hackeurs du Némésis. Ils ont fini par devenir mes amis... Même ces deux abrutis.

- Pourquoi pas, oui, c'est gentil. Au moins, s'ils s'inquiétaient, ils arrêteront. Quoique je suis convaincue qu'ils jouaient plus à leurs jeux vidéos qu'ils ne me recherchaient. Kate en revanche...

Elle, elle a dû s'inquiéter. Elle a dû poser des questions. Je relève mon regard d'émeraude et le plante sur Suu.

- Dis-le plutôt à Kate. Que je vais bien et que j'reviendrai.

Je replonge ma contemplation sur les poissons colorés.

- Merci. Mais ne dis pas où je suis, s'il te plait. Je n'ai pas envie que l'on me retrouve. Je te fais confiance, sur le code.

Confiance... Un mot dont j'ai oublié le goût.

- Nan, on peut pas.

Et quand c’était pas le Code, c’était le règlement militaire. Et avant… Avant il s’en souvient plus, en fait. Il y a toujours eu quelque chose pour l'empêcher de frapper sur ses collègues relous quand il en a eu, il s’est fait à l’idée de ne jamais pouvoir le faire. C’est mieux, quelque part. L’encadrement de tous les gestes est rassurant.
Et les demandes aussi. Il se perd dans les yeux verts mais pas assez pour ne pas noter ce que leur propriétaire veut de lui. Ca veut dire qu’elle lui fait un peu confiance. C’est bien.

- Kate, tu vas bien, tu reviendras. Je fais ça dès que je remonte.

Azel se détourne de lui, ce qui veut dire que Suu peut commencer à fixer un bout de mur en face comme s’il était perdu dans ses pensées.

- Je comptais pas dire où tu es…

Non, parce qu’il n’est pas encore totalement débile. Il fait bien attention de le dire doucement, même, tellement il est intelligent sur le moment.

- Si tu as des gens sur les talons, dire où t’es serait dangereux. J’allais pas le faire. Promis, sur le Code. Je peux même faire un serment si ça te rassure.

Les poissons nagent doucement et la voix de Suu me parvient, beaucoup plus discrète. Je tend l'oreille, n'en perd pas un mot. Je regrette de ne pas avoir pris plus de temps pour connaître ces gens, sur le Némésis. Je me gardais bien de faire le moindre lien, au cas où je doive partir vite. Et puis je n'avais qu'un seul but, jusqu'alors. Détruire ma mère. Me venger. Et aujourd'hui? Je n'ai plus rien. Rien que la fuite. Alors, je m'étonne d'entendre cet homme, qui finalement m'est encore inconnu, promettre d'être loyal envers moi. De ne jamais avouer où je me trouve, de garder mon secret.

- Ca ne sera pas nécessaire, mais je te remercie.

Oui, ce serait dangereux. Que quelqu'un sache où je suis. Plus encore sur le Némésis, puisque le monstre s'y trouve. Si seulement il s'en doutait, que ceux qui sont sur mes talons ne sont enfaite qu'un. Et qu'il est son capitaine. Tant que personne ne sait, sur le Némésis, je ne crains rien. Et lui, il sait. Mais il me promet de le garder pour lui. Alors, je suis presque rassurée, je vais essayer de l'être, en tout cas. Je relève mon regard vers lui, une nouvelle fois. Et ose lui offrir un sourire, timide cependant.

- C'était agréable, de te revoir. Et de parler un peu. Merci, pour ça. La confiture, le message. Et le secret. Peut-être qu'on se reverra.

Je n'en sais rien. Mais je ne rêve que d'en revoir un seul.

C’est une réussite, si on peut dire que ne pas faire fuir ventre à terre Azel en étant simplement compréhensif peut être vu comme une réussite. Ca ne fait que l’encourager à continuer d’être doux et tranquille comme il le ferait face à une biche effarouchée, et c’est un peu bête.

- Peut-être.

Là il a envie de dire plus de choses, d’essayer de la rassurer, de… De il ne sait pas en fait. Et il ne peut même pas dire que tout ira bien, qu’ils se reveront, que ça sera la fête et les paillettes et les papillons. Alors Suu ferme sa grande bouche, répond d’un sourire à celui qu’on lui offre, et garde pour lui ses mots.

- Si on se revoit pas, bon courage et bonne chance. Je pense que tu vas en avoir besoin.