Fastes frimousses et boules de neige [Suu & Mam']

La journée est à la détente, le soleil à son zénith et le froid, polaire. L'Iceberg est sur Vanguard, et il est bien hors de question que je reste enfermée dans notre gros glaçon. Prendre l'air n'a jamais tué personne, et puis, avec ma fidèle poêle, ce sont les autres qui ont à redouter la colère de Mam'. Enfin, je me balade quelques instants le long des rues touristiques, cherchant une activité amusante, puisque ce n'est pas parce que je suis vieille que je n'ai pas le droit de me divertir un peu. C'est alors qu'un écriteau lumineux et clignotant attire mon regard. Il indique : ICI, PLUS RAPIDE DESCENTE SUR GLACE !!! Ces jeunes, incapables de faire des phrases entières... Ca clignote en rouge, qui plus est. Quelle vulgarité. Mais le mot "rapide" m'attire quand même, alors, au diable la bienséance et les bonnes mœurs. Ma canne à la main, je me dirige dans cet immense bâtiment qui, je l'apprendrai une fois à l'intérieur, n'était que la partie visible de l'iceberg.

De nouveaux écriteaux annoncent des courses de luge, des glissades et autres joyeusetés. Eh bien, allons-y. J'espère au moins qu'ils servent du bon rhum.

Il n'a rien contre la neige, ce n'est pas ça, c'est… Il ne sait pas trop. Et puis il ne sait même pas vraiment pour quelle raison débile il s'est dit qu'il allait participer à la “PLUS RAPIDE DESCENTE SUR GLACE” vendue par le panneau. Maintenant qu'il a les roues dans le bâtiment et l’air froid dans sa nuque tondue du matin même, il regrette franchement l'idée. Franchement, qu'est ce qu'il va faire, rouler en bas d'une pente ?

- Débile.

Marmonne-t-il donc pour lui-même en se mettant de nouveau en mouvement.
Il ne sort pas du bâtiment. Il va vers la piste de glace si bien vendue par le panneau rouge criard si laid, ne s'arrêtant que parce qu'il y a une vieille dame à l'air très perdue sur son chemin.

- Vous attendez quelqu'un, madame ? Petits-enfants sur les pistes ?

Il demande au cas où elle aie besoin que quelqu'un aille les chercher. Pas pour autre chose.

Bon, par où dois-je aller ? Par ce couloir là ? Non, peut-être celui-ci ? Ou alors... Une voix. Un jeune homme, en fauteuil roulant.

- Ah, c'est donc ça ! Parce qu'on est une vieille dame, on ne peut pas avoir envie d'expérimenter cette stupide plus rapide descente sur glace ? Non, je cherche où est cette foutue piste. C'est un véritable labyrinthe, vous ne trouvez pas ? Sans compter qu'il fait encore plus froid que dehors ! Et pas un seul employé à l'horizon. C'est quand même un monde ! dis-je avec humeur.

Toujours fâchée, je le regarde comme il vient de me regarder.

- Et vous Monsieur, vous attendez une femme ou des enfants ?

J'enchaîne aussitôt.

- A moins que vous ne soyez un employé ? Si c'est le cas, j'aimerais beaucoup que vous m'indiquiez le chemin des pistes, s'il vous plait.

Silence.
Un peu choqué, Suu se laisse verbalement boxer dans les cordes par une petite vieille encore plus teigneuse que lui. Puis d'un coup, il explose de rire, à moitié hystérique de surprise et de joie.

- Je suis… Je suis pas un employé madame.

Et le voilà reparti à se gondoler de rire, les mains sur les côtes, la tresse de cheveux qui tressaille derrière lui au rythme de son amusement.

- Et j'ai ni femme ni enfant ! J'ai l'air d'un père de famille ? Noooon. Je cherche aussi la piste. J'ai pas encore trouvé. Un employé ppppfffft !

Y'a un moment il va falloir se calmer, quand même… Mais ce n'est pas de suite.

Ce petit malotru éclate de rire. Quel toupet ! Non mais quel toupet ! Qu'apprend-on aux jeunes, de nos jours ? Certainement pas le respect !

- Contente que ça vous fasse rire, mon garçon.

Je ne suis pas contente du tout. Ah non, je ne suis pas contente du tout ! Ni femme, ni enfants. Pas l'air d'un père de famille. Hmpf.

- Vous avez l'air d'un père de famille autant que j'ai l'air d'attendre mes petits enfants.

Mais je dois bien avouer que son rire est communicatif, et j'ai bien du mal à retenir mon rire. Je lutte pour que les commissures de mes lèvres restent abaissées. Je me détourne de lui pour ne pas qu'il voit ça, et je me racle la gorge. On ne va pas lui donner raison, à ce malotru.

- Bon, j'imagine que nous auront plus de chance de trouver si nous cherchons ensemble. Et je vous montrerai que je ne suis pas trop vieille pour aimer la vitesse, petit garnement que vous êtes !

Bon, hé bien il a vexé la vieille dame. Ça arrive, ça ne le perturbe pas outre mesure et certainement pas assez pour lui faire arrêter son fou-rire. Même la voir se détourner de lui ne le calme pas vraiment.
Il n'a absolument pas l'habitude de se faire moucher par des mamies. C'est ça qui le tord d'amusement, l'imprévu, l'inhabituel pour lui qui parfois pense avoir beaucoup trop vu.

- Ça je vous crois.

Pour le dernier bout de provocation, il veut bien croire la grand-mère. Elle aime la vitesse. Vendu. Il veut voir ça.

- Vous êtes autant trop vieille pour ça que je suis trop handicapé pour piloter, je vous crois. Vous voulez pas m'adopter ?

Franchement, il l'aime bien. Une petite dame toute minuscule qui envoie paître les gamins malpolis, ça lui plaît beaucoup trop comme personne et ça lui ferait une grand-mère sympathique.
Il faut croire que sa notion de la sympathie est pourrie.

Piloter ? L'adopter ? D'intéressantes informations en peu de temps. Il faut croire qu'il n'y a pas qu'un concentré d'idiotie qui sort de la bouche de cet impoli en fauteuil roulant.

- Fais attention mon petit, je pourrais bien te prendre au mot. Bon, allons-y, cette piste ne va pas se trouver toute seule.

Nous voilà passés au tutoiement. Je n'ai pas pour habitude de vouvoyer les autres. J'imagine que l'endroit m'a suffisamment perturbée pour que j'en oublie mes mauvaises manières. Je commence à m'avancer par... Par-là, tiens. Un couloir bien éclairé, à l'allure engageante. Il faut bien commencer quelque part, de toutes manières.

- Ainsi donc, tu pilotes, mon garçon ? Tu crois que nous sommes sur le bon chemin ? Oooh, c'est vraiment très grand...

Mais il veut être pris au mot, la menace tombe donc à plat sur un Suu toujours hilare. Il est au moins lancé en avant dans le couloir, c’est déjà pas si mal : il aurait pû être toujours sur place à perdre son souffle comme un idiot.

- Je sais pas ? Il faudrait trouver quelque chose pour monter au sommet de la piste. Si possible pas des escaliers.

Sauf que l’accessibilité… Il peut se la mettre derrière l’oreille une bonne partie du temps et s’attend donc à devoir faire avec des marches par dizaines.
Une ça irait, c’est quand il y en a plusieurs que ça l’ennuie.

- Et oui, je pilote.

Il dénude son bras pour montrer l’entrée de son interface de suite, éviter les questions débiles sur la compatibilité entre un speeder et sa condition -sans même parler de la possibilité qu’il puisse faire naviguer quelque chose d’encore plus gros.

- Avec et sans ça. Vous pilotez aussi, madame ?

Tiens, un panneau rose putassier marqué “ACCÈS PISTE GLACE RAPIDE”, il va le suivre, ça semble bien.

Pour la première fois depuis notre rencontre, je suis bien d'accord avec le jeune impoli. Si l'on pouvait nous éviter les marches, mes hanches seraient bien reconnaissantes.

- Nous allons trouver un ascenseur, et s'il n'y en a pas, nous trouverons un employé qui nous portera tous les deux jusqu'au sommet de cette foutue piste !

Ce serait scandaleux qu'il ne pense pas aux personnes tout à fait aptes à glisser mais pour qui les escaliers deviennent une torture !

- Une interface ! Tiens ! J'ai longuement hésité à m'en procurer une, dans ma prime jeunesse. J'ai finalement opté pour des gadgets moins sophistiqués.

Je tapote le coin de mon œil, pour attirer son attention sur mes prothèses occulaires qui ne semblent pas en être. Puis, je fronce les sourcils.

- Un peu, que je pilote ! Ah ! Je pilotais même déjà avant la naissance de tes parents, mon chou. Moi qui croyais qu'on ne pouvait pas faire pire que le rouge du dehors en matière de goût...

Le rose est terriblement laid. Nous suivons pourtant le chemin jusqu'à entendre enfin ce qui semble être un bruit de glissade, ponctué de rires et de cris.

- Nous nous rapprochons, mon petit !

Des gadgets ? Les yeux de Suu se posent sur ceux de la vieille dame. Prothèses cyber. D’accord, c’est sympa aussi, ça fait le travail en étant moins spécialisé que son propre équipement. Il hoche donc la tête pour marquer son approbation.

- ‘marche aussi.

Le marmonnement se fait bouffer lorsque la mamie voit elle aussi le panneau de très mauvais goût et s’en plaint. Ca fait de nouveau pouffer de rire le pilote. Elle est marrante à avoir des manières de parler qu’il n’aurait pas pensé entendre juste en la voyant comme ça.

- Si ça se trouve je suis plus vieux que j’en ai l’air ?

Un unique sourcil s’agite pour accompagner sa blague.
Puis il s’immobilise lorsque Suu se tend en avant en très belle imitation du chien d’arrêt ayant vu une perdrix. C’est un gros “PLONK” qu’il a entendu là ?

- Ils ont pas l’air de très bien savoir gérer leur descente sur glace rapide je sais pas quoi.

Nouveau “PLONK” et hurlements. C’est pas possible, personne ne sait freiner dans cette bicoque ?

- Je vais leur montrer moi comment on s’arrête.

Redoublant d’enthousiasme, il accélère un peu pour finir par se stopper devant… Des marches.

- Mais…

Regard désespéré à la grand-mère. Il l’avait senti. Et une bande de jeunes de leur passer à côté en piaillant, couverts de neige, et de commencer à monter.
C’est vexant.

Plus vieux qu'il n'en a l'air ? Et moi, je suis l'épouse d'un Seigneur pirate !

- Pouh ! Je n'y crois pas une seule seconde, mon petit. J'ai l’œil pour deviner l'âge des gens, j'ai l’œil, je te dis !

On s'avance, aidés par les sons qui parviennent de la piste et l'esprit de compétition du jeune homme, qui a visiblement quelque chose à prouver... Ou peut-être à compenser ? Enfin, quoi qu'il en soit, nous arrivons devant des fichues marches, ce qui a le don de me mettre de mauvaise humeur, alors que jusqu'à présent, j'étais tout à fait calme.

- Non mais c'est tout de même pas croyable ça !!! Dans quel monde vit-on, à la fin ! Alors parce que l'on est trop vieux, trop handicapés, trop je-ne-sais-quoi, on ne peut pas s'amuser ?! TOI LA !

J'hurle après le petit qui vient de presque me bousculer, et il s'arrête, surpris.

- Oui, toi ! Je veux que tu ailles me chercher un responsable en haut de cette piste, tu entends ? Allez, zou ! Ne t'avise pas de repasser devant moi sans ce fichu responsable, sinon tu vas tâter de ma poêle, est-ce que tu entends ?!

Je sors ma poêle de mon sac et commence à l'agiter, et l'enfant bredouille quelque paroles inaudibles avant de foncer vers le haut de la piste. Je me tourne vers le jeune homme.

- Les gamins de nos jours, on ne leur apprend même pas la politesse !

Et c’est le retour du rire de Suu.
La vieille dame hurle sur un pauvre môme qui n’a rien demandé et le pilote derrière est juste en train de pleurer son fou-rire sur ses genoux, penché en avant pour tenir ses pauvres abdominaux qui n’avaient pas demandé à être autant utilisés. Elle est merveilleuse. Pauvre gosse mais s’il le pouvait, il demanderait la main de l’acâriatre mamie juste pour continuer de l’entendre se plaindre chaque jour de sa vie.

- Adoptez-moi ?

Non, ce n’est pas la réponse qu’elle devait attendre face à sa râlerie. C’est la seule chose qu’arrive à penser la hyène hilare face à elle.

- Je suis pas poli et je suis jeune mais je vous aime beaucoup et je sais piloter, je ferais un bon fils, promis !

Un fils très dissipé en tout cas. C’est pas si grave puisqu’ils peuvent qu’attendre au pied des escaliers que ce fichu responsable se pointe, ça occupe le temps de voir Suu se gondoler.

Le jeune garçon en fauteuil roulant rigole. Tant mieux, il y en a au moins un que la situation amuse ! Et puis, je dois bien avouer être prise de court devant sa demande. Cela doit certainement se voir à mon regard incrédule. Il est parvenu à me clouer le bec, le petit vaurien !

- Que je t'adopte ?

Je le sonde un instant.

- Très bien. Mais sache, mon garçon, que je suis une mère pénible, alors les trente ou quarante prochaines années risquent d'être pénibles pour toi ! Et tu n'auras même pas le droit de te plaindre. Tu ne t'en prendras qu'à toi même !

Ma mauvaise humeur est presque chasser par un petit sourire, que je fais disparaître aussitôt. Non mais, c'est très sérieux tout cela ! Et d'ailleurs, le petit revient déjà en courant presque dans les marches avec un employé. J'ai bien envie de lui tirer les oreilles, à celui-là aussi !

- Ah quand même ! On a failli attendre ! Est-ce normal qu'une dame âgée et son fils handicapé ne puissent pas atteindre le sommet des pistes ?!

- Je vais pas me plaindre, je vais surtout pas me plaindre !

Sinon c’est lui qui se prend la poêle sur le coin du nez, il a bien compris le principe. Il va être le gosse le plus poli que le monde aie porté pour éviter ça.
Il ne rigole même pas quand maman le présente comme son fils. Il pouffe juste un peu puis il fait une tête très sérieuse, un peu agacée, en tapotant sa roue pour rajouter du poids aux paroles de la vieille dame.

- Alors qu’on avait tellement hâte de faire la course… On vient de Hope juste pour ça. J’ai pas pu voir de neige depuis mon accident, vous comprenez...

Le pathos, c’est toujours un bon plan, même quand c’est un mensonge éhonté. Ca suffit à faire culpabiliser l’employé en tout cas, qui propose d’une toute petite voix “le monte-charges madame, monsieur, pardon, euuuuh”.
Quelque part, le pilote à mauvais fond espère très fort que sa mère adoptive du jour accueillera l’idée d’un coup de son arme en fonte.

Le monte-charge ? Quel outrage, quel impudence, quelle honte ! Le garçon a l'air sincèrement confus, mais, ooooh !

- Oh ! Parce que tu insinues que nous sommes une charge, mon garçon ?! Ne t'a-t-on donc jamais appris à respecter les personnes âgées et les handicapés ? Comment font le reste des employés, si vous n'avez pas au moins un ascenseur de service ? Ah, c'est une honte ! Une honte, te dis-je !

Agacée, mes gestes accompagnent mes mots, et je fais plusieurs mouvements brusques avec ma poêle, en ne me souciant qu'après coup des éventuels dommages collatéraux causés par une telle amplitude. Tant pis, ce garçon n'avait qu'à nous montrer un peu plus d'égard. Non mais ! Je me tourne vers le jeune garçon assis dans son fauteuil roulant.

- Je suis confuse, mon chou, mais je crois bien que nous n'allons pas pouvoir grimper en haut de ses pistes...

Puis, je regarde l'employé.

- Ne vois-tu pas la tristesse de ce garçon ? Lui qui rêvait de pouvoir faire cette attraction vantée comme étant la plus rapide descente sur glace ! Tu auras ça sur la conscience, mon petit, tu auras ça sur la conscience !

La poêle passe juste au dessus de la tête de Suu, faisant bouger une mèche rebelle. C’est certain, s’il se le prend sur le pif il y perd le nez… Il la suit donc du regard, attentif au cas où il faille esquiver la preuve de l’énervement de “maman”. Ca ne l'empêche pas de cabotiner par ailleurs.
Il prend son plus bel air fataliste, sort un soupir résigné.

- C’est pas grave, maman, j’aurais qu’à me trouver un autre rêve.

C’est peut-être un peu gros, non ?
Non, l’employé est à la limite des larmes aux yeux. Il a lu trop de bouquins pour minettes, pour réagir comme ça ? Si c’est le cas ça arrange bien le, voire les pilotes, vu que le garçon renifle un peu mais leur dit qu’il va “revenir très vite, pour vous monter jusqu’au sommet sur mon dos s’il faut, madame, monsieur”.
Trop de livres. Il se prend pour un héros. Hé ben ça lui va, à Suu. Il attend que l’employé se soit carapaté en courant pour s’adosser mieux dans le fauteuil, très satisfait de leur fourberie.

- J’aurais dû en rajouter sur le fait que j’ai servi pour eux et qu’ils me manquent de respect ? Qu’est-ce que vous en dites, maman ?

Préventivement, il lève un bras pour encaisser un éventuel coup d’arme contondante que lui vaudrait le surnom.

- En tout cas, j’ai beaucoup aimé le bout sur la conscience. Très poétique.

Je ne retiens pas un "Mmh" satisfait, lorsque le jeune malpoli disparaît afin de nous dégoter je-ne-sais-quelle solution. Je ne suis pas magicienne, mais ce petit a bien intérêt à l'être, s'il veut s'en sortir indemne. J'observe le petit Suu.

- Garde-le en réserve, mon chou. Ces bureaucrates sont les pires créatures de notre univers. Il faut toujours s'attendre au pire, avec eux. Je ne suis pas certaine que nous ayons encore gagné, et pourtant ! Elle ont bien intérêt à être sacrément rapides, leurs satanés glissades, sinon ils vont entendre parler de moi, tu peux en être sûr, mon garçon.

Et je ne retiens pas un petit sourire amusé devant son commentaire.

- Merci, mon chou. Retiens-là bien, celle-ci. Elle fonctionne à tous les coups, dès lors que ton interlocuteur a l'impression que tu es plus faible que lui.

Le petit homme revient rapidement, comme il l'avait annoncé. Je darde sur lui un regard courroucé. Il n'est pas seul, mais accompagné d'un homme bedonnant. Le garçon le présente comme étant son chef, et il nous désigne comme étant "La dame et son fils". Il n'a pas l'air bien aimable, mais il porte un regard quelque peu inquiet sur ma poêle. Oh, ça mon garçon, je n'hésiterai pas à m'en servir, si l'on m'y oblige !

- C'est scandaleux, Monsieur, que nous ne puissions pas grimper aux sommets de vos pistes ! Scandaleux ! J'exige réparation ! J'exige une solution qui ne soit pas dégradante !

C'est son heure !
Enfin c'est son heure métaphorique. Face au grassouillet chef du type amateur de livres pour minottes, Suu sent que c'est le moment. Les astres sont alignés.
C'est donc très satisfait qu'il ouvre son bec avant même que Porcinet puisse répondre à la vieille dame possiblement meurtrière qui l'accompagne.

- Vous pourriez au moins faire preuve de respect pour un vétéran de l'armée et sa pauvre mère, mon monsieur. Le monte-charges ou rien, c'est comme ça que vous traitez les citoyens respectables ? J'ai perdu mes jambes pour vous et je peux même pas profiter de la plus rapide descente sur glace avec ma chère mère.

Et maintenant, la conscience. Il a bien compris le principe.

- Est-ce que vous arriverez à dormir avec ça sur la conscience ?

Je suis bien fière du jeune garçon qui m'accompagne. S'ils ne font rien pour nous, avec tout le mal que l'on s'est donnés, nous pourrons les qualifier de véritables monstres, et ils auront mérité de tâter de ma poêle. Je hoche gravement la tête, afin d'appuyer les paroles énoncées par mon fils. Le gros directeur, penaud, nous regarde l'un et l'autre sans plus savoir où se mettre. Alors il sourit.

"Je vous demande de pardonner nos manquements, messieurs-dame. Nous allons vous guider jusqu'à notre ascenseur de service, et vous pourrez faire autant de glissades que vous le souhaitez, et ce gratuitement. La maison vous offre également deux t-shirt et deux mugs à notre effigie, afin de-"

- Gardez vos babioles idiotes ! Allez mon petit, conduisez-nous jusqu'à cet ascenseur, que mon fils puisse enfin réaliser son rêve ! Vous n'allez pas nous faire attendre plus longtemps, après nous avoir proposé le monte-charge à la place de cet ascenseur de service !

Et me voilà en train de marcher en direction de cet ascenseur - pourquoi n'ont-ils pas commencé par là directement ? C'est quand même un monde !

Ha mais lui il aurait bien aimé le mug ! Il aurait pu le fourguer à un des pilotes du Némésis et le forcer à l’utiliser, il est certain que l’effigie de leur descente sur glace débile est aussi moche que leurs lumières roses façon quartier louche, c’est génial.
Mais bon, maman a dit non, il laisse filer l’occasion d’offrir un horrible “cadeau” à un camarade du poste de pilotage. Il ne reste plus qu’à aller vers l’ascenseur de service, à laisser Porcinet confier la clé au pauvre employé terrorisé qui doit se dire qu’il est puni, et à… Monter. Enfin.
Le temps de l’ascension est celui que choisit Suu pour lever le nez vers maman et lui faire un petit sourire totalement provocateur.

- Je te met deux secondes dans la vue en bas, maman.

C’est un sale môme. Il le sait, il s’amuse comme un petit fou à l’être. Après tout, que serait une descente rapide sans une petite course ?
Inintéressante. Voilà ce qu’elle serait.

Nous nous dirigeons enfin vers cet ascenseur - non mais quel culot ! Vouloir nous faire emprunter le monte charge et faire tout ce scandale alors qu'il y a un ascenseur ! Je n'en reviens pas, je n'en-reviens-pas. Mais le commentaire du petit ange qui m'accompagne me sert de distraction et parvient même à me dérider.

- Pfeuh ! Dans tes rêves, mon petit. Tu ne sais pas à qui tu as affaire !

Oh s'il croit que je vais le laisser gagner, il se fourre le doigt dans l'oeil jusqu'au coude ! Je ne compte pas me laisser battre par un petit morveux dans son genre. Et dans l'ascenseur, le patron et son acolyte restent bien silencieux, tandis que je souris.

- Je te mets deux secondes.

Et je tends une main en sa direction, pour passer un marché avec lui.

Main serrée, défi relevé. Le sourire de hyène de Suu s’étale encore plus.

- Bien entendu, m’man.

Rien du tout, oui ! Hors de question de laisser une grand-mère lui mettre une raclée ! Il est pouilleux mais il sait piloter, ce n’est pas une descente sur glace pourrie qui va le mettre en difficulté.
Il est donc remonté à bloc lorsqu’il sort de l’ascenseur dès que les portes s’ouvrent. Les adolescents qui sont en train de se préparer en mettant des casques sont ignorés, les espèces de luges bizarres étant son seul objectif. Un coup d’oeil dedans… D’accord, c’est facile. Une poignée de chaque côté pour tourner et freiner à la fois, c’est tout. Parfait.
Pas de casque alors. Et pas d’aide de qui que ce soit pour se mettre dans son bolide : il se hisse à la force de ses bras hors du fauteuil et dans le siège à baquet. Il est revanchard, le pilote, faire ce genre de choses est sa manière de faire la nique au patron gras du bide.

- Prêt pour les deux secondes.

Je m'installe, poussant un soupire de frustration à cause de mes douleurs au dos qui m'empêche d'être aussi agile et vive qu'autrefois. Je m'assure d'être bien installée, pose ma canne et mon sac à main avec moi.

- Je suis prête aussi, mon garçon.

Et le compte à rebours commence. Et nous voilà partis. Enfin, Suu part bien plus vite que moi. Il faut dire que contrairement à ses jambes, ses bras ont l'air d'être tout à fait fonctionnels. Je pars avec un peu de retard, mais je me défends tout à fait honorablement malgré tout. Les sourcils froncés, toujours assise dans cette maudite luge pas du tout aussi rapide que ce qu'elle prétend, je regarde Suu.

- Je n'étais pas prête ! C'est de l'anti-jeu. De l'anti-jeu ! J'exige ma revanche.

Je vois un membre du personnel un peu plus loin.

- Vous, là ! Venez donc aider une vieille femme à se relever !

- Anti-jeu rien du tout !

Il est explosé de rire, Suu. Il a la houpette décoiffée, il tire sur les bras pour essayer de se sortir de la luge, mais il est beaucoup trop heureux.

- Deux secondes, m’man ! C’est pas de l’anti-jeu. C’est du talent. Tu devrais être heureuse que ton fils soit un si bon pilote !

Et un manche en maîtrise de son corps, visiblement, puisqu’il se vautre un peu lamentablement au sol à côté de son fidèle destrier de descente sur glace. La surface est froide, désagréable, mais il ne peut que se redresser sur les fesses et chopper du regard le type du personnel trottinant vers la grand-mère acariâtre.

- Et l’infirme avec après, merci. Commencez par ma mère.

Oui, il se gèle les fesses mais la galanterie avant tout.

- Si, bien sûr que si, Monsieur mon fils. Je n'étais pas prête, je te dis. Tu m'as prise par surprise.

Je ronchonne, mais je finis par manquer d'aisance pour dissimuler mon sourire.

- Tu n'as pas tort, je suis fière de toi. Mais ça n'empêche que c'est tout à fait de l'anti-jeu et que tu ne t'en sortiras pas à si bon compte, la prochaine fois !

On m'aide enfin à me remettre sur mes jambes, et je gémis.

- Ah bah enfin ! Oh, mon dos, mon pauvre dos... Aidez donc ce garçon avant qu'il ne soit collé à la glace à cause du froid. Merci, vous êtes bien aimables.

J'époussette mes vêtements, m'appuie sur ma canne.

- Allons-y, nous avons une revanche à prendre, mon petit.