Gettin' hungry

Le nom avait raisonné en elle pendant des jours. Si tôt que Noor'hayl avait entendu des membres de l'équipage parler d'un arrêt prochain au Crust, en orbite autour de Hope, elle avait gardé cette mauvaise sensation que quelque chose lui échappait. Elle avait déjà entendu ce nom d'une bouche qui n'était pas la sienne mais était bien incapable de reconstituer le puzzle mémoriel en cours. Elle se maudissait un peu, elle et ses excès d'alcooliques qui lui troublaient l'esprit.

Les premiers jours à bord de l'Albatros n'avaient pas été de tout repos. La jeune métisse, volontaire mais râleuse, avait passé beaucoup de temps avec les mécaniciens à voir et revoir les différentes particularités du vaisseau. Elle n'avait pas encore l'occasion de rencontrer l'équipe de navigation mais ne désespérait pas de le faire prochainement. Le pilotage était quoiqu'il en soit son objectif premier.

Malgré son arrivée quelque peu remarquée, elle n'avait pas tardé à lier quelques liens plus ou moins forts avec tel ou tel membre d'équipage. Quand elle n'avait pas les mains dans le cambouis, elle jouait aux cartes, buvaient, fumaient. Parfois même les trois en même temps. Bref, même l'espace intersidéral n'empêchait la routine de s'installer chez tout un chacun. La nouvelle d'un arrêt autour de Hope s'était répandue comme une traînée de poudre et avait déclenché chez beaucoup une effusion contenue de joie. L'air vicié d'une carlingue fermée plaisait peut être à certains, mais les autres aimaient la perspective de pouvoir en changer une fois de temps en temps.

Ce n'est réellement qu'une fois proche du restaurant spatial que Noor'hayl retrouva la mémoire. La conversation d'un soir étoilé lui revint comme un flash back en noir et blanc. Cette remontée mielleuse émotionnelle la fit sourire. Elle avait finalement réussi à s'échapper d'Oscuro, après tout. Peut-être que la gérante se souviendrait d'elle. Peut-être qu'elle aussi se souviendrait de leur conversation. Les pieds dans la troisième pièce de la première aile, la jeune métisse attrapa ce qui semblait être un serveur et l'invectiva poliment - du moins selon ses critères.

"Hé, garçon ! J'cherche une nana à bord, j'suis plus bien sûr mais j'crois que c'est la patronne. Elle doit être grande, genre plus que moi, et on dirait qu'elle fond à vu d'oeil. Ouais voilà t'as compris, maigrichonne. Ah ouais putain aussi elle a un espèce de truc avec elle souvent, le genre d'bestiole qu'il faut pas faire chier j'crois. Des yeux à t'faire froid dans l'dos j'te jure", déblatéra-t-elle sans discontinu. "Tu vois pas ? Fais un effort putain j'lui veux pas d'mal. Elle s'appelle... Rah putain elle s'appelle... Ça commence par une consonne, ça j'en suis presque sûr. Un T peut être. Ou non... Un R ouais ! Ré - quelque chose ? Ra - quelque chose ? Allez aide moi là !"

On reçoit l'Albatros, aujourd'hui. Entre autres vaisseaux. J'espère que j'aurais le temps d'aller saluer l'équipage. Ceux que j'aime bien, ou que j'connais, en tout cas. Avec qui j'ai eu le temps de discuter. L'Alvarez, et d'autres. C'toujours sympa, de boire un verre avec eux. Apparemment, ils aiment bien le Crust aussi - et peut-être même ma compagnie. Pour l'instant, j'ai pas trop l'temps. J'ai la main dans l'sac, au sens propre. Le sac de farine, un truc énorme, plus lourd que Waalan et moi réunit. On fait pas d'pâtisserie - on réserve ça à notre pâtissier en chef - mais aujourd'hui, y a des tartes au menu. Des tartes salées, et puis des tartes sucrées. Nous, on s'occupe des salées.

J'suis tranquille dans ma pâte, Waalan roulée en boule dans un coin, j'plaisante avec mes gars, on avance bien. Et puis là, y a un type de l'accueil qui déboule en courant, un peu essoufflé.

- Chef ! Y a quelqu'un qui veut vous voir !

J'lève un sourcil, j'plaisante plus du tout, là.

- Roooh, fais chier.

Pas l'choix, faut que j'y aille. Ca peut être important, alors... J'abandonne ma pâte à un autre, j'me lave les mains, j'récupère Waalan, qui pousse un sifflement mécontent.

- Oh, la ferme, Waal'.

C'est affectif, hein. J'me roule une clope, alors que j'marche vers l'accueil. Quand j'arrive, j'suis clairement surprise de la voir, elle. J'ai oublié son nom, pas notre soirée.

- Toi ? Ben merde, qu'est-ce que tu fous ici ?

Un sourire étira les lèvres de la métisse. En apercevant la silhouette de Raedhun se dessiner au loin, elle agita les bras. Comme si on pouvait passer à côté d'elle. Quand elle arriva à son niveau, le premier réflexe de Noor'hayl fut de pencher la tête pour attraper le regard du serveur.

"Là tu vois j'disais pas d'conneries c'était pas si dur à comprendre", commença-t-elle avant de s'adoucir dans un rire gras. "Oh tire pas cette tête, j'déconne. J'te remercie mon pote !"

Toujours aussi volubile et expansive, la jeune métisse en revint à Raedhun en hochant la tête vivement.

"Bah oui moi ! C'est toi qui m'disait que j'devais me casser d'Oscuro. Bah voilà, j'me suis barré. Un pote a parlé de moi à un de ses contacts et paf, j'me retrouve à bord de l'Albatros. Bon on va pas se mentir, pas simple pas simple au début. Une histoire de panneaux, bref...", expliqua-t-elle en levant les yeux au ciel. "Puis t'sais les règles et tout machin c'est pas mon truc donc j'ai mis un peu de temps à me fondre dans le moule. Après bon, chassez un cheval il revient au galop hein. Mais maintenant, ça va, je bats tout le monde au carte et j'ai même pu emmener mon speeder !"

Si Raedhun ne connaissait de Noor'hayl qu'un fantôme alcoolisé, elle allait découvrir la vraie Noor'hayl. Celle, bien vivante, qui se découvrait elle même, plus bavarde et énergique qu'elle ne le fut jamais.

J'suis contente d'la revoir, putain. J'regarde mon gars, il a pas l'air traumatisé, et il retourne déjà au boulot. Moi j'l'oublie. J'lâche un sifflement qui fait relever la tête de Waal'.

- Ah ben tu vois, j'avais raison. T'as l'air mieux, là. J'suis fière de toi, tiens. En plus avec ton speeder, et à bord de l'Albatros ! C'est des gens bien, là-dessus, c'est safe.

J'l'observe.

- T'as meilleure mine que la dernière fois. Tu fais plaisir à voir, tiens. J'te devais quoi déjà ? Deux baffes si tu te cassais pas de tes mines à la con ? J'suis sûre que c'est ça qui t'a motivée.

Et puis j'claque dans mes mains.

- Bon, tu tombes hyper mal parce que j'étais en train de faire des tartes salées qu'auraient été à tomber par terre. En plus on bloque tout le passage à rester là, merde. Mais maintenant qu't'es là, j'vais pas t'laisser en plan. Allez, j't'invite. Mais c'est toi qui choisis la salle, et t'offres les boissons. Deal ?

Y a l'écran de l'accueil qui montre des images des différentes salles où on peut bouffer. Avec ça, elle a du choix.

"Deal", lâcha une Noor'hayl la tête déjà levée vers les écrans d'accueil. Elle plissa les yeux un instant, concentrée sur les différents schémas et plans défilant sous ses yeux. Elle pointa du doigt quand elle vit quelque chose qui l'inspira. "Là, là, la troisième salle dans la première aile. La taverne quoi. Ça me rappellera le Runny. J't'ai parlé du Runny ? Ouais j'pense hein."

Noor'hayl déblatéra un flot de paroles en tous genres alors que les deux femmes se dirigeaient vers le restaurant choisi. Les coursives du vaisseau-restaurant étaient animées, bien plus que pouvaient l'être celle de n'importe quel vaisseau pirate hors période d'abordage. Arrivées à destination, elles s'installèrent à une table sans que Noor'hayl n'ait fini de raconter son arrivée sur l'Albatros. Ce n'est qu'une fois le rhum ambré commandé et servi que Noor'hayl acheva sa tirade.

"Enfin bref, ouais tu vois, il s'est passé des trucs quoi. Et quand on m'a dit qu'on v'nait ici direct j'me suis dit : ah tiens y'a ma pote là bas, elle va halluciner !"

Noor'hayl prit enfin le temps de regarder autour d'elle.

"Et toi tu gères tout c'merdier ? Mais attends, ça doit être autre chose que de faire des tartes, non ? C'est gigantesque !"

- Allez, va pour la taverne. T'es une pirate jusqu'au bout des doigts, toi. J'sais même plus pourquoi t'as mis autant de temps à ouvrir tes putains d'yeux.

Puis j'hausse les épaules.

- On est en orbite autour d'Hope. Tu crois pas qu'le Runny, c'est un endroit putain d'important pour nous ? Mais ouais, j'crois que tu l'as évoqué une ou deux fois.

Et puis elle me raconte sa vie. Elle parle vite, elle parle beaucoup, même moi j'ai pas l'temps d'en placer une. Et pourtant, merde, j'ai pas ma langue dans ma poche. Quand on arrive dans la taverne, on s'assied sans même qu'elle s'arrête de parler, on commande sans même qu'elle s'arrête de parler, on respire sans même qu'elle s'arrête de parler. Mais quand on a nos verres devant nous, elle s'arrête.

- Ben putain, il t'en est arrivé des trucs. Tu perds pas ton temps, toi.

Et puis j'souris quand elle a l'air étonné, et j'croise les bras, plutôt fière d'mon gros bébé.

- Et ouais, j'te le fais pas dire. On gère ça avec mon mari. C'nous qui avons fait les plans, c'est nous qui avons fait la déco, enfin bref. On est partis de rien, et on est plutôt fiers de tout ça. J'file des coups de mains un peu partout et j'dors pas trois heures par nuit tellement on est débordés, mais ça vaut l'coup, putain. C'pour ça que je fais des tartes, et parfois l'accueil, et parfois l'service même. T'en penses quoi ?

"J'en pense quoi, j'en pense quoi...", se questionna la jeune métisse en embrassant la salle du regard. Les serveurs et serveuses allaient et venaient au rythme des commandes passées par des clients bien souvent trop bruyants. Les bruits de verres qui s'entrechoquaient marquaient le tempo d'une symphonie cacophonique désorganisée. Les rires haut perchés de certains jouaient les sopranos quand les voix bourrus de quelques barbus officiaient en tant que barytons. L'orchestre n'avait même pas besoin d'un chef. Il était un joyeux bordel organisé.

"J'en pense que si j'devais gérer ne serait-ce qu'une salle comme ça, j'tiendrai pas deux jours. Alors si t'en as plusieurs des comme ça, et en plus des trucs différents, c'est impressionnant", reconnut Noor'hayl avant de vider le contenu de son verre et de lever la main en attendant que quelqu'un accepte de le lui remplir à nouveau. "En plus, t'as deux fois plus de courage si tu bosses avec ton mari. Paraît que c'est un enfer d'bosser en couple. Enfin, j'te dis ça, j'ai connu qu'un paumé à la mine qui se prenait des baffes par sa femme quand il bossait pas assez bien.... Mais ça a l'air d'marcher en tout cas. Tu m'diras, fallait y penser, aussi. Après tu dois te coltiner des sacrés cas quand même."

Des cas qui pouvaient l'interrompre en plein travail pour boire un verre sans vraiment la connaître. N'est-ce pas, Noor'hayl ?

J'lui laisse le temps de réfléchir à sa réponse, et ça me fait hausser les épaules.

- Te sous-estime pas, hein. C'est clair que c'est pas facile tous les jours, mais j'suis sûre qu'y a des trucs que t'aimerais bien faire ici. C'est un rythme à prendre, et j'suis pas toute seule. Au contraire, bosser avec mon mari c'est c'qui rend tout ça possible. On s'entend très bien lui et moi, et on est pas sur le dos l'un de l'autre. Il respecte ma liberté, j'respecte la sienne. Ca fait vingt-trois ans qu'on est mariés, hein. Bientôt vingt-quatre, même.

J'sors une clope de ma poche.

- T'en veux une ?

Et puis je hausse les épaules, encore.

- Ben des cas, y en a partout. Ici ou ailleurs... C'pareil. Y a bien des gens qui me confondent avec une miss météo quand j'suis à terre, alors... Alors autant s'faire plaisir, hein. Et puis crois pas, on m'fait pas chier, moi. Le client est roi, mais moi ma pote, j'ai créé tout ça. C'est mon Empire.

J'parle tout bas quand j'dis ça, mais là, ça me fait un peu sourire. Y a pas grand monde à qui j'dis ça. Mais elle, j'lui dis.

Après avoir sorti son propre paquet de cigarettes d'une des poches de son pantalon cargo, Noor'hayl esquissa un doigt d'honneur amical. Elle le présenta avec un large sourire quand sa voisine évoqua la bêtise de la métisse qui s'était essayé à deviner son métier. Elle laissa la gérante terminer de présenter son entreprise avant de reprendre, son verre vide toujours dans la main.

"Et bah tu sais c'qui manque dans ton empire ? Une chaîne météo sur les écrans à l'accueil, comme ça tes clients ils savent où partir prendre du soleil", expliqua-t-elle très sérieusement avant de rire tout bas. Elle alluma sa cigarette et cracha une volute de fumée grise devant elle. "J'déconne qu'à moitié hein. Mais ouais, j'te crois qu'on t'fait pas chier. T'es du genre à dire à ta bestiole : bestiole, bouffe le ! Et elle le ferrait."

Le serveur vint enfin remplir les verres des deux comparses. Noor'hayl le remercia d'un signe de la tête et d'un pouce levé en l'air.

"Mais putain 24 ans... T'as quel âge ? Oh non, dis moi pas qu'tu t'es mariée à genre 15 ans ! Mais attends... Même tu fais pas bien plus que 40 balais. Tu fais d'la chirurgie c'est ça ? Fais gaffe, le botox ça fond un moment !"

J'allume ma clope aussi en rendant prestement son doigt d'honneur à la jeune femme, et j'fais quand même l'effort de souffler ma fumée ailleurs que sur elle. Habitude que j'ai prise pour pas enfumer mes potentiels clients avec qui j'saurais pas me priver d'une bonne clope. Déjà, j'fais l'effort de pas me piquer en public, faut pas m'en demander trop, hein.

- J'note ton idée, j'y réfléchirai. J'te rappelle que le but c'est que les clients restent chez nous, pas qu'ils aillent se dorer la coquille à l'autre bout de la galaxie. Mais sait-on jamais c'qu'on pourrait faire de ça.

J'la regarde très sérieusement quand elle parle de ma bestiole, et j'caresse Waalan du bout des doigts, faisant l'effort de laisser mon verre un moment sur la table. Un air de défi dans le regard.

- Tu veux que j'te montre ?

Et puis sa réaction quant à mon âge me fait hausser les épaules à nouveau et j'bois une gorgée.

- J'me suis mariée à dix-huit ans, ma poule. Mon mari en avait vingt-cinq. Avec un p'tit calcul mental rapide tu peux donc savoir mon âge. C'pas évident, je t'aide t'inquiètes. Tu sais donc grâce à ton cerveau sur-entraîné que j'vais avoir quarante-deux piges. Mais l'important, c'pas le chiffre. L'important c'est qu'tu restes jeune dans ta tête et dans ton cœur. Ca fait nyan-nyan, mais r'garde, ça fonctionne pas trop mal, hein ? T'as quoi, toi ? La trentaine ?

Noor'hayl jeta un regard en coin à la sus-nommée bestiole et frissonna avant d'avaler une nouvelle gorgée. Elle susurra un "Non, non, ça va..." anxieux à l'égard de sa voisine avant de l'écouter parler et d'enfin pouvoir se détendre sans plus prêter attention au prédateur sur son épaule.

Elle était plutôt d'accord avec son interlocutrice. Pour preuve, Noor'hayl Staroak qui approchait des 31 ans n'avait en réalité jamais franchi le cap de l'adolescence. La faute à une scolarité bancale, à une éducation plus remplie d'amour que d'autorité et à des fréquentations qui ne l'avaient jamais encore poussé vers le haut.

"J'vais avoir 31 ans, ouais", répondit-elle simplement. "Et ouais, j'vois c'que tu veux dire. En plus des fois les trucs un peu nyan-nyan comme tu dis, c'est les plus vrais. Moi r'garde, en vrai j'ai 15 ans hein. J'fume, j'bois, j'parle mal, j'ai aucun plan d'vie et j'en veux à tout l'monde. Si ça c'est pas la définition même d'une adolescente, jsais pas c'que c'est", expliqua-t-elle en rigolant à moitié. "Une fois pareil hein, j'rencontre une mamie, j'me dis : 'tain elle veut quoi le cercueil sur pattes ? Et bah en vrai dans sa tête elle était pas si vieille que ça."

J'continue à caresser Waalan. J'souris pas, mais putain, j'adore l'effet qu'elle fait ma grosse bestiole. Ca m'apporte une satisfaction totalement inavouable. J'suis comme une gosse avec ça, et même si je râle souvent parce qu'elle est lourde et encombrante, j'l'échangerai pour rien au monde. Mais bref, j'suis presque déçue qu'elle décline ma proposition. J'aurais aimé lui montrer à quel point j'l'ai bien dressée, ma Waalan. J'suis sûre que ça l'aurait impressionnée. J'bois mon verre en l'écoutant.

- C'est p't'être pour ça qu'on s'entend bien, toi et moi. On est pas les mêmes, mais on s'comprend sur ça. On emmerde le monde, et on aime ça.

Quand elle évoque la mamie pas si vieille, j'peux pas m'empêcher d'penser à Mia. Ca m'fait presque sourire. Doit y avoir un coin d'mes lèvres qui se soulève un peu.

- C'que tu dis, ça m'fait penser à une grand-mère que j'aime beaucoup aussi. Elle fait croire à tout l'monde que c'est une vieille dame, mais elle est encore bien en forme. Comme quoi, les apparences, c'est trompeur, parfois.

T'façon, vu la facilité avec laquelle j'mens - à moi-même et aux autres - j'ai pas la connerie de croire que tous les autres sont hyper sincères. Ce serait totalement con.

- Merde, j'ai une de ses dalles. T'as pas faim, toi ?

La description que faisait Raedhun de sa vieille dame arracha un sourire nostalgique à Noor'hayl. Voilà longtemps qu'elle n'avait plus vu Mia de Moya et il y avait de grandes chances maintenant pour qu'elle ne la revoit jamais. La vie de la métisse avait toujours été comparable à un fil tendu entre deux mondes. Un jour, elle sympathise avec un officier impériale qui pourrait être sa mère, le lendemain, elle s'engage à bord d'un navire pirate qui fait parler de lui dans tout le système. Avait-elle fait le bon choix ? Le saurait-elle un jour seulement ? Qu'arriverait-il si d'aventure elle venait à croiser Mia de Moya ? Devront-elles s'entretuer ? En serait-elle capable ?

Son raisonnement dura probablement plus longtemps qu'elle ne le pensait. Il fut interrompu par la question de son interlocutrice. Elle releva la tête, força un sourire et hocha.

"J'ai putain d'faim ouais, j'mange rien à bord, j'trouve ça dégeulasse. Même moi j'pense que j'cuisine mieux... Après réflexion nan en fait, j'cuisine pas mieux. Mais là j'boufferai n'importe quoi !"

J'lève un sourcil, faussement outrée par les conneries qu'elle vient de sortir. J'fais claquer ma langue contre mon palais, vieux réflexe dont j'ai jamais su me débarrasser.

- Eh la pirate, c'pas parce que tu bouffes de la merde à bord de ton vaisseau que c'pareil sur tous les vaisseaux. Crois pas que j'vais t'servir n'importe quoi. Alors tu dis plus jamais qu'tu boufferais n'importe quoi en ma présence. C'pas une bonne idée d'insulter la cuistot.

J'souris pas, mais en vrai, ça m'amuse, tout ça. Ca sonne comme un défi. Un défi que j'vais relever haut la main, pas le choix. J'appelle mon serveur d'un geste. La taverne, c'est une salle dans laquelle on a encore des cartes matérialisées, comme le restau étoilé. Pour l'ambiance.

- Tu nous apportes la carte, s'te plaît.

Il nous amène immédiatement la carte, et j'fais un mouvement de défi en direction de Noor - ah putain, c'est ça son nom, à elle.

- Vas-y, choisi.

Noor'hayl fronça les sourcils en entendant les remontrances de la gérante. Elle était bien incapable de déterminer si elle était tout à fait sérieuse ou faussement sévère. Mais elle s'en fichait. Tout ce qui comptait à cet instant précis, c'était de manger. De manger bien et de manger beaucoup. Elle regarda le serveur s'affairer - probablement était-il plus rapide avec la gérante qu'avec ses clients lambdas - et attrapa le menu qu'on lui glissa. Elle le parcourut un moment, laissant ses yeux glisser de gauche à droite. La lecture n'avait jamais été le fort de Noor'hayl, qui avait encore des progrès de rapidité à faire. Elle pointa finalement son doigt en bas du menu.

"Fish & Chips", dit-elle en étirant un large sourire. Ses yeux pétillaient et sa voix se faisait un peu plus douce qu'à l'accoutumée. "Quand elle arrivait à choper du poisson frais sur Oscuro, autant te dire que c'était pas tous les deux jours, ma mère en f'sait. J'adorais ça."

Elle hésite, elle lit, j'me la ferme. C'est elle qui choisit. Finalement, son choix se porte sur les fish & chips. Simple et efficace. Efficace parce que c'est simple. Elle m'parle de sa mère. J'crois qu'c'est elle qui a crevé quand on s'est rencontrées la première fois, mais dans l'doute, j'vais pas être morbide et pas remuer le couteau dans la plaie. Elle a l'air contente là, j'vais pas la plomber inutilement, hein. J'ai autre chose à foutre.

- Va pour les fish & chips.

Le serveur revient, on commande. Ca arrivera dans une quinzaine de minutes, peut-être vingt. Le tout fait maison, ça a un prix et surtout, ça prend un peu de temps. Mais bref, ça me laisse le temps de discuter avec mon invitée. Puisqu'on en est au partage de souvenirs, autant entrer dans la danse.

- Mon beau-père aussi nous en f'sait. C'est lui qui m'a fait connaître ça, en fait. Il était adepte de la cuisine bien faite, vite faite, mais il pouvait passer deux putains d'heures à préparer ça, et j'peux te dire que c'était une tuerie. C'est sa recette qu'on a récupéré, avec mon mari. J'espère que ça va t'faire kiffer autant qu'moi.

Le serveur fut définitivement trop rapide et trop aimable pour ne pas avoir été impressionné par la présence de sa patronne. La situation fit rire la jeune métisse qui n'hésita pas à rajouter au malaise du pauvre employé qui n'avait vraisemblablement rien demandé à personne. Une fois ce dernier parti, elle se l'imaginait ronchonnant, inventant des plans diaboliques pour la piéger à son tour. Elle retrouva son sérieux quand son interlocutrice évoqua les souvenirs d'une nourriture familiale comme elle même l'avait fait quelques secondes plus tôt.

"J'me fais pas trop de doutes sur la question", répondit-elle. "D'toute façon, la nourriture c'est vachement conditionné par les souvenirs qu'on en a, non ? Enfin, j'pense que le goût et le cerveau doivent fonctionner de paire. Moi par exemple, tu m'mets un sandwich de chez Alto dans les mains, j'repense directement à mes années de formation avec ce grand con de Cathwulf, tu vois ? Enfin ouais, tu vois, c'est toi qui cuisine, tu dois savoir de quoi je parle. Mémoire culinaire, quoi..."

Noor'hayl marqua une pause, probablement surprise par l'intelligence de ses propres propos.

J'l'écoute parler presque religieusement, et j'lâche un sifflement.

- Ben merde, c'est dingue comme tu peux devenir philosophe quand il s'agit de bouffe. J'aurais jamais pensé que mes fish & chips auraient cet effet sur toi.

J'la regarde, un peu moqueuse, mais c'était loin d'être con ce qu'elle vient de me sortir. J'sais par exemple que j'peux plus toucher à un seul truc avec du saumon dessus. C'est con, c'est pas mauvais en soit. Mais ça me rappelle trop mon enfance, et toutes ces putains de fêtes où nos parents faisaient toujours venir des kilos et des kilos de saumon qu'on servait sous toutes ses coutures. Rien que d'y penser, j'sens presque l'odeur et j'dégueulerai là sur la table. Vite, faut qu'j'pense à autre chose.

- Cathwulf ? Le patron du Runny Amber ?T'as été formée à quoi avec lui ?

En plus, si elle le connait, peut-être qu'elle va pouvoir lui dire du bien de nous aussi.

Noor'hayl laissa échapper un rire à la remarque de sa voisine. Philosophe était bien le dernier mot qu'elle pensait entendre accolé à son nom un jour. Elle se recoiffa plus ou moins, ajusta l'écarteur niché dans le lobe de son oreille et haussa les épaules.

"Ouais ouais, l'patron du Runny. Grand, con, roux. On parle du même ?", demanda-t-elle en pouffant de rire. Noor' et Cathwulf avaient été taillés dans le même bloc : ils n'étaient pas bons quand il s'agissait de se complimenter ou de se dire les choses. Tout passait bien souvent par la taquinerie. "Alors j'ai principalement été formée à la fumette et à la picole avec lui. Ça j'peux t'dire on est sortis premiers de la classe hein ! Mais sinon, on a bossé en mécanique surtout. On n'était pas mauvais, lui comme moi. On a enchaîné les patrons, en alternance. Y'en a avec qui la discipline était trop importante pour qu'on reste. Mais dans l'ensemble, ils étaient contents." C'était la pure vérité. "Mon speeder, c'est lui et moi qu'avons planché dessus. Une merveille. Mais maintenant, lui il a sa taverne. Sa famille surtout. C'est un vrai patron comme toi quoi. Ça compte plus que tout le reste pour lui. Mais pareil, pour une amie, il prend toujours le temps de discuter. C'est grâce à lui si j'en suis là."

J'suis amusée par ce qu'elle dit du patron du Runny. Ca dissimule à peine la grande affection qu'elle a l'air d'avoir pour lui. Faut vraiment que j'aille le voir, ce gars-là. Il est sûrement sympa, et p't'être même qu'y a moyen qu'on devienne potes, lui et moi. Enfin, j'sais pas, c'est pas l'moment de penser à ça.

- J'sais pas, j'le connais que de nom, et parce que j'ai rencontré un de ses frangins.

Elle me raconte son parcours avec lui. Ouais, définitivement, ils ont l'air sacrément proches ces deux-là.

- Eh bah. Faut vraiment que tu me montres ce foutu speeder. Tu m'as promis, tu t'souviens, hein ? Ca a l'air d'être un chic type, en tout cas. Faut que j'prenne le temps de descendre d'mon restau' pour aller l'rencontrer. Ca fait un moment que j'dois y aller. J'savais pas que c'était un mécano avant tout. D'habitude, on entend plus parler de sa cuisine, d'ses cocktails, ou d'l'ambiance qu'y a là-bas. Comme quoi, on en apprend tous les jours.

J'aime bien sortir ces vieux adages à la con, qu'on peut placer dans toutes les situations et qui m'paraissent pourtant toujours sacrément inappropriés.

- Et toi, ça t'a pas tentée d'bosser avec lui au Runny ? Pourquoi t'as pas fait ça, plutôt que d'te perdre sur Oscuro ?

Noor'hayl explosa de rire - assez fortement pour que plusieurs client se retournent pour la regarder malgré le bruit ambiant - et secoua vivement la tête. Geste qu'elle appuya d'ailleurs d'un mouvement similaire de la main droite.

"Parce que franchement si y'a bien un truc que j'me vois pas faire, c'est servir des gens. Faut avoir l'truc un peu commercial, tu vois. L'côté : hey, j'te paie un café ? Moi j'ai plutôt l'côté : hey, paye moi un café j'suis à sec", expliqua-t-elle avec une nouvelle de ses analogies bien senties. "Et puis, moi j'pouvais pas m'permettre de bosser sur plusieurs créneaux, en soirée, la nuit et tout. Fallait que j'rentre pour ma mère. Puis de toute façon, j'voulais rester dans la mécanique. Bon ok sur Oscuro j'me suis un peu planté mais... Ouais, non, on était installées ma mère et moi après. J'voulais pas lui imposer un nouveau mode de vie après le vaisseau pirate, Hope puis Oscuro."

Elle se calma à fur et à mesure qu'elle s'expliquait. Elle savait et pouvait être sérieuse quand l'importance de tel ou tel sujet la rattrapait.

"Mais ouais, on s'tapera une course de speeders un d'ces quatre. Quand Cath' était mon copilote, on s'en est mise des bonnes. On ressortait jamais sans avoir la gerbe !"

J'hausse un sourcil en l'écoutant.

- Ouais, t'es l'genre à faire couler un établissement, quoi.

Mais après, elle me parle de sa mère. J'me souviens qu'c'était à son enterrement qu'on s'était rencontrées la première fois.

- Elle était malade, ta mère ? Vous avez été sur un vaisseau pirate ?

C'est clairement une invitation à ce qu'elle m'en dise plus. J'suis pas hyper intéressée par la vie des gens, mais Noor, elle a un truc différent dans son regard quand elle parle de tout ça. Et ça m'intrigue. En fait, c'est vachement bizarre d'voir des gens attachés à leurs parents. J'sais que c'est la normalité, et j'étais attachée à mon beau-père, en fait. Bon, et il a été comme un père pour moi. Mais merde, j'l'ai choisi, pas comme nos parents, ceux qu'on nous impose et qui sont des gros cons.

- Tu pilotes, hein. J'ai jamais touché ces trucs là, moi.

"Ah bah non hé, c'est drôle si c'est toi ! Mais t'inquiète c'est tout bidon. T'as la manette des gaz et après bah... C'est du réflexe !", expliqua une Noor'hayl rieuse qui se voyait en bien en monitrice d'auto-école sur circuits de speed-racers.

Elle haussa ensuite les épaules - véritable toc quand il s'agissait de redevenir sérieuse l'espace d'un instant - et chercha ses mots dans la salle animée de la taverne qu'elle avait choisie. Elle finit par les trouver entre deux respirations profondes et revint planter ses yeux sur ses mains désormais jointes sur la table. Ses pouces se prêtaient à une drôle de chorégraphie, dansant l'un sur l'autre maladroitement.

"J'suis née et j'ai grandi sur un vaisseau, ouais. L'Interceptor. Ça s'voit un peu à ma gueule, mais ma mère était Mo'at. J'connais pas mon père. Pour le moment. Ma mère était esclave, les pirates l'ont sauvée de la Trinité. Mais elle m'avait dans l'bide en montant à bord. Quand elle s'est fait plus vieille, j'ai d'mandé au capitaine de nous laisser descendre. Elle avait b'soin de se poser. De vivre. D'où Hope, puis Oscuro. Mais elle est tombée malade sur c'putain de caillou. Les bronches. Rien à faire", expliqua-t-elle d'un bloc, sans tellement s'en rendre compte. "Marali elle s'appelait. Les rares trucs biens que j'ai en moi, c'est grâce à elle. J'cherche encore un peu comment faire sans elle."

J'lève un sourcil. Elle veut vraiment que j'pilote son... Truc ? Merde.

- J'sais que je suis particulièrement bonne et douée, hein, mais aussi incroyable que ça puisse paraître, j'ai des limites dans mes habilités. Faudra pas chialer si j'te le crash ton machin.

Et putain, elle me raconte sa vie. A l'entendre, j'l'envierai presque.

- Eh bah. Ca avait l'air d'être quelqu'un, ta mère. Et vous aviez une sacrée relation. J't'aiderai bien à trouver comment on avance après avoir perdu quelqu'un d'aussi cher, mais... J'ai jamais connu ça avec mes parents. C'était des connards. Des gros connards. J'me suis barrée de chez moi dès que j'ai pu, et j'les ai jamais revu. J'sais même pas s'ils sont en vie ou pas, et j'm'en branle. Heureusement, j'ai mon mari et j'avais mon beau-père, qui lui, s'est occupé de moi comme si j'étais sa fille. C'est con mais... J'crois qu'les gens, quand tu les aimes vraiment et qu'ils t'aiment aussi, ils te laissent jamais tomber, même quand ils ont crevés. Ouais, en fait, j'pense que t'as pas à faire sans ta mère, parce qu'elle est avec toi, au moins dans ton coeur.

J'croise les bras, j'la regarde de haut et j'prends un ton d'pétasse coincée.

- Et puis, fais pas ta dépressive à la con. Si t'avais que des rares trucs bien en toi, j'serai pas là en train d'tirer au flan alors que mes collègues se cassent le cul et sont débordés partout. J'suis sélective avec mes potes.

Noor'hayl explosa de rire en secouant la tête. "T'as raison, parfois j'm'égare et j'fais ma pisseuse. J'suis à deux doigts d'te sortir des bondieuseries comme ces fils de pute de trinitaires", s'exclame-t-elle à haute voix, trop haute, peut-être, pour quelqu'un qui se trouve au milieu d'une taverne dont elle ne connaît pas la clientèle.

"J'déconne. C'est cool d'avoir écouté et c'est cool..." Elle chercha ses mots un moment, agitant ses bras comme pour les trouver plus facilement. "Enfin c'que tu dis. C'est cool. Ouais, c'est cool." Oui, la jeune métisse connaissait plus d'insultes qu'elle ne connaissait de synonymes pour le mot cool. "Et t'sais, moi c'était pas tellement les liens du sang. C'était juste... Bah celle que j'avais, que j'ai toujours eue quoi. J'crois moyen au concept de famille tout ça. Donc ouais, ça m'surprend pas tant c'que tu racontes. Au final, toi, t'as trouvé ceux que tu voulais. Pis du coup, vous avez bien réussi on dirait", dit-elle en ouvrant un peu les bras sur la salle agitée.

Le serveur finit par revenir, les bras chargés de deux assiettes franchement bien garnie. De la panure dorée émanait un fumet délicat qu'on ne s'attendait pas à renifler dans un tel endroit. La métisse releva les yeux sur la gérante dans une moue, incapable de masquer son admiration devant l'assiette. Les yeux de Noor'hayl la suppliait de lui donner la permission d'ouvrir les hostilités.