Would you say it's a nightmare ? [Flora & Raedhun]

Alegria. Villa des Belmonte. J'viens juste d'arriver. J'm'arrête un instant devant la demeure pour admirer un peu l'amas de richesses qui dégouline le long des murs d'enceinte. Ben putain, on se fait pas chier chez les Belmonte. J'ai exactement deux heures et quarante trois minutes de retard. Autrement dit, j'suis pile à l'heure. Règle numéro une : il faut savoir se faire désirer. J'ai été invité par le Duque en personne, y a deux ou trois semaines, un truc comme ça. Il m'a remis l'invitation en main propre la dernière fois qu'il est venu au Crust. Trois jours, à partir du jeudi le plus proche après le 20 du mois. Comme tous les mois.

C'est un habitué. Un type qui prend toujours la même suite, toujours la même place au restau, toujours le même menu, toujours la même bouteille de champagne. La seule chose qui change, c'est la personne qui l'accompagne. En même temps, vu la gueule de sa femme, c'est pas étonnant, hein. Bon, elle est plus laide qu'un mo'kraan, mais en plus, elle est conne comme pas permis. Rien pour elle, la pauvre fille. Son mari, lui, il s'amuse. Il a eu son héritier, au moins aussi con que sa mère, et depuis, il va baiser un peu tout ce qui lui tombe sous la main. C'est comme ça que je l'ai connu, d'ailleurs. A une des soirées ou je vends ma came. Pas les soft, hein. Les autres.

Mais ici, comme sur le Crust, et comme partout ailleurs, on parle pas de ça. Officiellement, j'suis juste la patronne du Crust, et accessoirement, une bonne amie à lui. C'est vrai qu'on s'entend bien, même si c'est un vieux riche lubrique aussi insupportable que les autres. Mon h-com affiche 21h45. Alors je prends une grande inspiration, et je rentre. J'pouvais pas me permettre de lui poser un lapin, de toutes façons. Même si j'ai autant envie d'y aller qu'un homard qu'on balance dans l'eau bouillante. Ce type, il a tellement de connaissances et d'influences qu'il faut surtout pas le contrarier. Peu importe ce qu'il veut, il faut s'arranger pour le lui donner. Et quand c'est vraiment pas possible, ben faut au moins qu'il soit pas déçu. J'suis sûre qu'il serait capable de planter un couteau dans le dos de son meilleur ami s'il le décevait. Enfin, s'il en avait un, de meilleur ami.

Bref, quand je rentre, y a déjà tout le monde dans la salle, certainement. Quelques regards se tournent vers Waalan et moi. Pour une fois, j'ai fait un effort sur ma tenue. J'ai mis une longue robe d'un bleu nuit presque violet, qui fait ressortir le vert de mes yeux. Elle coule sensuellement jusqu'à mes chevilles. Le décolleté s'arrête à peine au milieu de ma poitrine. Mes cheveux sont attachés. J'ai aussi mis des talons hauts. Vingt centimètres, et même pas peur. Un sourire discret de façade, une attitude de noble. Je sais comment il faut faire. Je l'ai déjà fait un milliard de fois.

Gaspar et Flora Prim de Lluvia annonce le domestique lorsque le couple passe le salon d'entrée.

Ils sont arrivés en même temps que de nombreux autres convives qu'ils ont salué, ou avec lesquels ils ont discuté. Gaspar s'est comme à son habitude montré froid et Flora en comparaison particulièrement courtoise et attentionnée.
Elle porte une robe blanche parsemée de broderies couleur or. Ce n'est pas tape à l'oeil mais élégant. Ils sont ensuite allés voir Alberto Belmonte. C'est un Duque, il leur est supérieur... officiellement. Mais ni Gaspar, ni Flora ne le supportent. Gaspar le trouve faible, pathétique et hypocrite. Flora a peu d'estime pour cet homme que beaucoup savent lubrique mais surtout qui n'est noble que de nom. Il n'a, pour elle, pas la prestance et la droiture nécessaire à son rang. Il a abusé de ses droits en oubliant ses devoirs. S'il est là, c'est parce qu'il a fait faillite, en plus de se déshonorer. Il n'a presque plus de terres et est en disgrâce aux yeux de l'Empereur. La fidélité de Flora va à ce dernier en toutes circonstances et elle regarde de haut les sujets comme Alberto, bien qu'elle se garde de le montrer. Elle ne fera pas plus que les politesses et sourires d'usage, sans paraître plus curieuse ou attentionnée. C'est sa façon de faire passer le message aux autrest. De toute façon, elle le sait, ils le savent, en tant qu'Abiscal et noble de haut rang, Flora a plus de pouvoir que le Duque.

Quand il nous voit, Waalan et moi, Belmonte vient vers nous. Il nous salue, presque plus enjoué que d'habitude. 'Fin, j'fais pas vraiment gaffe, j'suis là juste pour la forme. Quelques discussions, un, deux, trois cocktails, juste histoire de me faire bien voir. Sourire aux gens qu'il me présente, et puis me casser pas trop tard, quand l'occasion se présentera. Ouais, c'est bien, ça. Sauf que j'flaire le traquenard à la con alors que ça fait pas cinq minutes que j'suis là. J'avoue que j'déconnecte un peu quand le duque me parle. J'regarde les invités, j'me noie dans la coupe de champagne beaucoup trop cher qu'on vient me foutre dans la main, j'bois quelques gorgées lentes.

- ... il faut que je te la présente, c'est vraiment incroyable.

Là j'reconnecte, je le regarde, les sourcils légèrement froncés.

- Pardonne-moi. Qui ça ?

Il me regarde en souriant.

- Cette jeune femme qui te ressemble tant ! Viens, suis-moi !

J'écarquille un peu les yeux, étonnée mais pas tant que ça. C'est pas illogique de trouver une noble dans une réception faite par et pour les nobles, hein ? Mais merde. J'espère que j'me trompe et que c'est pas Flo. Vu comme s'est passée nos retrouvailles...

- Attends, je...

Trop tard, il file déjà, et c'pas possible de me soustraire à son emprise. Merde.

Flora n'était plus à côté de son mari, elle écoutait avec attention un impérial pérorer sur une action héroïque qu'il avait mené. Elle écarquillait les yeux lors des moments les plus épiques et souriait lors des plaisanteries sans pour autant répondre à des potentielles œillades. Il fallait paraître intéressée mais pas trop, à l'écoute mais pas investie. Lui donner de l'importance mais garder la raison et le sens de la hiérarchie.
Elle a, à la main, une coupe de champagne, toujours remplie. Elle ne sirote même pas, cela lui sert de contenance, comme à la plupart des gens autour.

Le duque arriva, excité comme jamais, tenant une femme par la main. Elle l'avait vu arriver presque par surprise, avec sa sueur sur son visage bouffi. Il ne touchait donc jamais le fond, continuait de creuser. Flora essaya vainement de ne pas ressentir du mépris, mais il déshonorait son nom et elle ne le supportait pas.
Ces considérations s'arrêtèrent lorsque son regard se posa vers l'invitée qu'il ramenait. Que faisait cette femme de petite vertue ici fut la première chose que Flora pensa. Puis elle reconnu sa soeur, failli lâcher sa coupe.
Très vite, grâce à son sens de l'étiquette et de l'observation, elle comprit que Maria-Anastasia n'était pas une domestique mais une invitée. Et pas des moindres puisque le duque se permettait de la toucher et de l'amener quelque part. Les poils de Flora se hérissèrent. Elle se paralysa, son sourire devenant aussi expressif que du roc.

Les ennuies ne font que commencer. J'en ai la confirmation quand, devant moi, j'vois la silhouette de Flora qui se dessine. J'ai pas oublié. J'ai pas oublié son air arrogant, son visage, sa façon d'être... J'ai pas oublié. Elle reste ma sœur. Même si ses mots m'ont blessée, même si il est évident qu'elle ne veut rien avoir à faire avec moi. Mais là, j'suis bloquée. Complètement bloquée. J'ai plus qu'à espérer qu'elle ait pas trop d'obligations en vers Belmonte, et qu'elle puisse prétexter un truc pour nous éviter une nouvelle confrontation. Ca fait trop mal. Merde, ça fait trop mal. Le regard de Belmonte passe d'elle à moi, de moi à elle, et il attend une réaction, qui vient pas. Son sourire lui coupe la face en deux.

- Flora Prim de Lluvia, je vous présente Raedhun Van Haten. Raedhun, Flora. Je ne saurais vous dire pourquoi, mais vos ressemblances physiques m'ont tout de suite frappé ! Je suis sûr que vous allez très bien vous entendre, toutes les deux.

Il fait des mouvements entre nous deux, trop excité pour son propre bien. Pauvre gars, s'il savait. Merde, si ça se trouve il est excité parce qu'il fantasme sur nous deux... Erk. Putain, j'espère que j'me plante. Je fais un mouvement de tête en direction de Flora. Mariée, donc.

- Madame Prim de Lluvia. Si notre hôte semble nous trouver des similitudes physiques, j'avoue ne pas être frappée par cela. Qu'en pensez-vous ?

Tentative désespérée d'échapper à cette torture.

Le sourire pincé de Flora trouvait son origine dans un manque de respect très simple. Un duque de sa trempe ne pouvait se permettre de la présenter en tant que "Flora". Ils n'avaient décidément pas élevé les cochons ensemble. Les invités impériaux qui l'entouraient, le savaient et un silence gêné s'ensuivit. Flora ne savait absolument plus où se mettre.
Cet affront à l'étiquette se paierai mais en attendant, elle était juste dans une des situations les plus délicates qui lui ait été donné de vivre. Elle se pencha légèrement pour saluer Raedhun donc. Un nom ridicule. Murmurant un enchantée.
Flora, fut surprise par Maria-Anastasia. Son intervention était salutaire.

"Rien qui ne fut plus similaire que le fait que nous soyons deux femmes. Mais Monsieur le Duque Belmonte s'arrête parfois à cela, comme nous le savons. En oubliant parfois les élémentaires courtoisies d'usage. Vous rappelez-vous de la fois où il a renversé la friandise sur le corset de Mademoiselle Del Santiago ?"

Elle n'avait pas arrêté de sourire, et s'amusait avec les invités. Son ton suggérait une bêtise d'enfant, et elle avait l'air proche du comte pour le réprimander ainsi. Il se tut. Autour, ils savaient qu'elle venait d'imposer son statut dans le jeu de pouvoir. Elle n'avait pas élevé la voix, n'avait que dit la vérité que tous approuvaient.. Sauf que cela ne lui ressemblait pas cette provocation. Elle s'éloigna, après avoir relancé la discussion. Si elle voulait parler à Maria-Anastasia, cela devait se faire impérativement, hors des regards.

Ouf, putain, elle a compris et elle m'aide dans la lourde tâche qui consiste à détourner Belmonte de son idée. Elle se permet même de plaisanter le gars, en le tournant un peu au ridicule. C'pas pour me déplaire. Moi j'ferme ma gueule, j'reste droite - mais pas comme un piquet, avec Waalan est ma belle robe classe que j'ai payé une petite fortune, par ailleurs. Mais le Duque est visiblement pas homme à se laisser abattre par de petites plaisanteries. On peut pas lui retirer le fait qu'il se prend pas trop au sérieux, lui. C'est sans doute pour ça qu'il arrive à avoir son influence dans ce monde de merde.

- Oui, oui, il est vrai Madame l'Abiscal Prim de Lluvia, que je suis parfois fort maladroit. En revanche, j'insiste, je trouve que vous deux, mesdames, possédez une ressemblance qui ne saurait se limiter à vos simples charmes respectifs.

Le souci là, c'est qu'on a attiré l'attention de tous les convives autour, et qu'ils commencent aussi à nous dévisager comme s'ils voyaient les deux ombres d'une même personne. Flora a commencé à se casser, mais les gens parlent que de ça, maintenant. Merde, putain. Merde. Et avant que j'ai le temps de dire quoi que ce soit, Belmonte l'ouvre encore.

- Qu'en pensez-vous, mes chers amis ? Ne trouvez vous donc point que la ressemblance entre Mesdames est frappante ?

Putain, il a la subtilité d'une poignée de porte, ce gars, c'est pas possible. Merde.

Sa tentative de relancer la discussion ne fonctionna pas et elle dut se rapprocher de nouveau. Elle souriait, gracieuse, feignant une certaine surprise, riant presque, jouant le jeu du Duque par pure politesse. La situation ne pouvait pas lui échapper, elle connaissait les codes de ce monde. Elle ne voulait pas qu'on associe sa sœur et elle et encore moins être une cible de ragots. Belmonte était devenu grossier. Elle le lui ferait payer. Il avait forcément quelque chose à cacher. Elle le découvrirait, elle le punirait, lui ferait ravaler sa superbe et perdre son statut. Qu'il aille pourrir dans un endroit encore pire que Dorado si c'était même possible.
Surprise de sa propre rancœur, elle en blâma sa sœur intérieurement. Pourquoi fallait-elle qu'elle la mette dans ce genre de situation. Décidément elle ne lui avait jamais apporté rien de bon.
Ceux qui la connaissaient savaient pertinemment qu'elle haïssait être au centre de l'attention... sauf ... sur son lieu de travail, sa voix se fit alors plus tranchante.

"Enfin vous allez finir par m'importunez ... Je crois que pour subir vos allégations digne d'un Puabo, suis-je retournée en Cour ou suis-je à votre réception ? Il va me falloir au moins une autre coupe si je veux apprécier le spectacle de ce tribunal... alors si vous voulez bien m'excuser je vais vous fausser compagnie pour celle de mon mari."

Pour de bon, elle partit, mais s'isola plutôt discrètement dans un boudoir attenant après avoir échangé quelques mots avec son mari.

J'regarde ma sœur qui arrive enfin à se dégager du gros lourd, et qui se casse suffisamment vite et loin pour pas que notre hôte ait la mauvaise idée de la suivre. Il balance une blague à la con pour détendre l'atmosphère. J'écoute même pas, mais les convives rient de bon cœur autour de nous. J'en profite pour me casser aussi. J'ai besoin de prendre l'air, de respirer un peu. Merde, on l'a échappée belle. Et j'ai bien vu que les gens sont pas dupes, hein. Malgré les années d'éloignement, on s'ressemble toujours autant, Flo' et moi. Bon, elle est plus apprêtée, mieux maquillée, son visage est sans doute un peu plus harmonieux que le mien, et elle est un peu plus effacée. Moins qu'avant, ceci dit. Mais bref, pour pas voir les ressemblances, faudrait être con ou aveugle, ou les deux.

J'me faufile à travers la foule, salue ceux que je connais, échange des sourires avec d'autres - finalement, j'suis aussi hypocrites qu'eux, si c'est pas ironique. J'peux pas sortir de la baraque, trop de monde devant les différentes entrées. Alors j'rentre dans une pièce au pif, la présence de Waalan me rassure. J'me dirige vers une fenêtre, l'ouvre en grand et me penche à l'extérieur, inhalant l'air naturel de l'endroit. Trente secondes passées comme ça, et je sors une clope - ouais, j'ai pas pris mon matos, pas question de me faire griller d'une façon aussi conne - et je l'allume. Après la première latte, j'me sens mieux.

Flora n'aurait pu fumer une cigarette. Elle en avait très envie, mais elle devait attendre de rentrer, que son mari s'endorme et qu'elle ait un moment de calme. Elle rêvait de ce moment. Ses mains tremblaient et son visage était encore plus pâle que d'habitude. Elle était assise sans un bruit.
Quand sa sœur était entrée, elle s'était figée, à moitié dans l'ombre.
Typique, sa présence était si faible qu'elle pouvait passer pour une statue, invisible. Les gens la traversaient comme un ectoplasme. Seul son statut de noble et ses responsabilités professionnelles lui donnaient un contenu pour qu'on la prenne au sérieux. Ce dont elle se fichait éperdument. Passer inaperçue ne la gênait pas, au contraire.

L'odeur du tabac vint jusqu'à elle. Sa sœur n'était pas aussi sereine et nonchalante qu'elle ne le laissait paraître. Finalement tous les Nunez Vargas portaient des masques. Bien différents.
Son serpent ignoble l'accompagnait, cela tira un frisson de terreur à Flora. Sa voix murmurée résonna dans le boudoir sombre.

"Nous ne pouvons plus être vues ensemble."

Il fallait s'organiser. Dans l'idéal Maria-Anastasia ne se montrerait plus dans les soirées de haute noblesse et Flora ne mettrait plus les pieds que chez les plus grands et leurs invitations. C'était ce que Flora allait proposer mais elle savait d'avance que sa sœur n'avait plus une once de dignité et de respect de l'étiquette. Elle pourrait avoir la grossièreté de se montrer à toutes les fêtes où elle était invitée sans même prévenir sa sœur.

Je sursaute quand j'entends la voix, j'manque de faire tomber ma clope et j'me retourne d'un seul coup. Là, à peine plus loin, Flora. Encore heureux que j'ai pas allumé un joint, même si j'pense qu'elle est pas dupe.

- Merde, ça te dérangerait de prévenir quand t'es planquée dans l'ombre?

Avec tout ça, ma cigarette s'est éteinte, j'la rallume et je tire trois lattes, rapidement, nerveusement. Passée la peur - qui a fait sifflé Waal' -, je réfléchis à ce qu'elle vient de dire. Je vérifie qu'on soit que bien que toutes les deux, et j'me dis que c'est un foutu hasard qu'on soit arrivées dans la même foutue pièce de ce foutu palace. Ou peut-être que notre lien, lui, n'est jamais vraiment mort. Mon coeur se serre, ça fait mal. Merde.

- Ouais, t'as raison.

J'm'approche un peu d'elle. Pas trop non plus. Notre première "rencontre" c'est pas super bien passé, et j'attends déjà le moment où je vais m'en prendre plein la gueule, comme quoi j'existe plus, que j'suis morte, que j'ai pas l'droit de poser des questions sur la famille, toutes ces conneries quoi. Fais chier. Alors j'tente un pas vers elle. Y en aura pas dix, quoi que j'en sais foutrement rien. J'me sens coupable d'être partie, et en même temps, j'lui en veux de m'en vouloir. Quoi qu'on en dise, j'ai aussi fait ça pour elle et Raf.

- T'as bien géré, tout à l'heure. L'autre connard là, j'ai cru qu'il lâcherait jamais l'affaire.

Flora serra la mâchoire. A la fois pour les mots grossiers et vulgaires, parce qu'elle était tendue et parce que personne ne lui parlait comme ça.
Il était évident qu'elle avait raison. Flora ne se mettait jamais dans une position inconfortable et détestait assez le conflit pour dire des choses qui n'étaient ni blessantes ni fausses.

Maria-Anastasia s'approcha et Flora resta absolument immobile, pas un mouvement de cil, de pied. Pas un regard non plus. Elle se sentait crispée et pensa aux futurs rendez-vous au SPA. Elle en aurait définitivement besoin. Le compliment glissa sur elle, sa rancune et sa nervosité sans même atteindre son cerveau. Elle ne souriait pas, ce qui était rare.
Flora habituée à une douceur de pensée, à une paix interne ne trouvait plus intérieurement cette richesse et cette bienveillance pour les autres. Son cœur était sec, elle aurait pu rester dans cette position jusqu'à ce que sa sœur s'en aille. Puis elle pensa aux convenances et se détendit légèrement. Elle était sur son terrain. Son mari l'attendait de l'autre côté.

"J'ai suffisamment exprimé l'affront reçu pour que je puisse être excusée de mon absence lors de ses prochaines invitations."

Elle utiliserait l'excuse du travail, personne ne serait dupe mais ils sauraient tous très vite avec quelle rudesse il l'avait traité.

"Par contre je ne peux me rétracter sur d'autres réceptions."

Par légitimité, sans motif valable, ce serait un signal très mauvais pour sa carrière de diplomate et ses bonnes relations avec l'aristocratie doradienne.

Bon, elle fait visiblement aucun effort. J'pourrais parler à son cul, ce serait la même chose. Ca fait mal, putain. Par contre, ses paroles m'font oublier le côté sentimental de la chose. J'dois avoir l'air sincèrement surprise et j'me demande si j'ai bien entendu. Elle vient de me demander de pas venir dans les soirées mondaines, là ? Putain j'hallucine.

- Attends, quoi ? Tu voudrais que je refuse les futures invitations que j'vais pouvoir recevoir ?

J'lâche même un rire sans joie, bref et sarcastique. Un truc que j'contrôle pas, mais qui dissimule mal à quel point je trouve ça aberrant.

- Désolée Flo, mais ça va pas être possible. T'es pas la seule à avoir un job qui demande une certaine présence dans le milieu mondain, et j'vais pas risquer de faire couler mon affaire alors que j'suis en pleine expansion. Va falloir trouver autre chose parce que c'est hors de question que je m'absente. En plus, ça paraîtrait trop louche que je me mette à décliner des invitations d'un seul coup.

Flora savait que la clé du contrôle résidait dans la respiration. Elle ne put s'empêcher de se tenir l'arête du nez, un signe d'agacement qu'elle avait développé dans ses études.
Pourquoi fallait-il que tout soit toujours compliqué.
Si encore cette femme savait s'exprimer correctement. Mais elle restait dans cette agressivité provocatrice à laquelle Flora ne répondrait pas. Flo n'était pas son nom et elle exécrait cette familiarité. Ne pas répondre à la violence était une des premières leçons qu'elle avait appris au tribunal.
Son "affaire" en pleine expansion était plus que louche. L'idée traversa l'esprit de Flora de lancer une enquête judiciaire dessus. Mais cela voulait dire rencontrer de nouveau cet être ingrat qu'était sa sœur.

"Très bien."

Son sourire de circonstance était revenu. Le même qu'elle présentait à tous. Le même exact sourire figé, ingénu et doux.
Elle se débrouillerait seule et prendrait tout le poids de cette situation.

Comme d'habitude.

Cela ne changeait pas. Maria-Anastasia avait toujours fait ce qui lui plaisait et Flora devait s'en contenter, ramasser les pots cassés. Tout était toujours pareil, une seule héritait des responsabilités. Rafaël au moins, dans son égoïsme avait toujours été un soutien disponible.
Flora se refusait à communiquer avec elle, aussi elle devrait trouver par elle-même les réceptions dans lesquelles, l'autre serait invitée et trouver des excuses ou empêcher les invitations. Une solution s'offrait à elle pour jongler entre ces deux possibilités : qu'il soit connu qu'elles étaient ennemies. L'étiquette interdirait de les inviter en même temps.

Très bien. Comment ça, très bien ? J'me ferme comme une putain d'huître. J'aime pas ce sourire, j'aime pas ce regard, j'aime pas... Qui elle est devenue. Ouais, c'est en partie ma faute. Ca se serait pas passé comme ça, si... Enfin, y aurait pas eu de si. Est-ce qu'elle aurait été moins malheureuse si elle m'avait retrouvée pendue dans ma piaule, avec assez de médicament dans le sang pour approvisionner tout un hôpital pendant des semaines ? Jusque là, j'étais persuadée que j'avais fait le bon choix, pour eux aussi. Mais plus je passe du temps avec elle et plus je doute. Et pourtant, merde. On s'est pas refréquentée plus de quelques minutes, et elle a pas la moindre envie de... De faire un effort ? De ne me donner une chance ? De NOUS donner une putain de chance ? Merde. Merde, merde, merde. MERDE.

J'ai envie de tout balancer sur le sol, de la secouer, de m'injecter suffisamment de venin de naän'gi pour pas redescendre avant des heures et des heures. Mais fuir n'est plus une solution. J'ai nulle part où aller, moi. Je ferme les yeux, je pince l'arrête de mon nez, en réalisant juste après qu'elle venait de le faire. Tant pis. Je respire calmement, j'attends, d'être un peu maître de moi-même, et moi aussi je mets un masque, puisque c'est ce qu'elle veut. Sourire engageant, air détaché.

- Je ne souhaite pas pour autant te faire du tort. Qu'est-ce que tu suggères ?

Flora resta de marbre. Les changements soudains de caractère de sa sœur ne l'impressionnaient pas. Ils lui donnaient seulement de quoi la mépriser encore plus. Néanmoins, elle préférait qu'elle soit conciliante plutôt que provocante. Elle laissa un silence planer alors qu'elle réfléchissait.

"Afin d'éviter que des hôtes nous invitent en même temps, il n'y a qu'une seule excuse valable. Il faut qu'il soit connu que nous ne pouvons nous côtoyer. Haine familiale, vengeance personnelle, affront, il existe plusieurs raisons qui permettent un manquement à l'étiquette et une délicatesse de la part de l'hôte. Nous pouvons rester suffisamment floues sur la raison précise mais il faut qu'elle soit suffisante pour qu'ils la gardent en tête."

C'était long, plus long que tout ce qu'elle avait dit jusqu'à maintenant. Elle laissa à la femme, le temps de réagir et de choisir l'option qu'elle préférait. Son sourire contrastait avec ses paroles. Elle détestait le discours qu'elle tenait et la position qu'elle avait. Ce n'était pas son truc de conspirer et de mentir. Mais elle s'inspirait de son frère bien aimé et de son amour pour les scénarii complexes et tortueux.

Attends, c'est une blague ? Je soupire et j'hausse les épaules.

- Comme tu veux, mais je suis pas sûre que ça va fonctionner. Que tu le veuilles ou non, Flora, je tiens un établissement de luxe. J'ai ma place dans la haute du système depuis presque vingt ans. Je déteste pas les gens, et ceux qui me détestent se gardent bien de le faire savoir. Alors à moins qu'on avance un conflit de mœurs... Ce qui serait gênant pour toi. J'sais que t'as une image à préserver.

Je commence à faire les cent pas, à réfléchir. Mes doigts pincent l'arrête de mon nez.

- T'as un numéro privé ? On pourrait simplement s'arranger pour pas aller aux réceptions en même temps. Tu y vas, tu t'en vas, j'arrive. Ou l'inverse, peu importe. Ca implique simplement qu'on ait un minimum de contact par h-com et personne se rendra compte de rien. On évite les scandales et les situations gênantes comme ce soir, personne se prive et on préserve nos images respectives.

J'parle bas, sans m'arrêter de marcher, jouant avec le mécanisme de mon collier en lui parlant.

Flora sentit son estomac se nouer, une angoisse indicible la serra au creux même de son être. Elle s'en voulait de perdre ses moyens intérieurement. Le sang s'était retiré de son visage. Elle passa sur ce qui aurait pu l'agacer. Etablissement de luxe. Faux pour tellement de raisons qu'elle n'aurait pas le temps de les énoncer. Conflit de mœurs qui aurait du lui donner un frisson dans le dos. Et le pire. J'ai ma place dans la haute. Sa sœur avait fui sa famille pour fuir la haute pensait Flora, parce qu'elle ne le supportait pas pensait Flora. Et maintenant, elle disait qu'elle avait repris sa place, tranquillement, elle faisait partie du même monde. Elle n'avait donc fui qu'une seule chose. Sa famille, son frère et sa sœur. Une boule se forma dans la gorge de Flora, elle crut qu'elle ne pourrait plus jamais articuler un son. Un soufflet n'en aurait pas été moins douloureux.

Il leur restait donc une solution, celle que Flora abhorrait. Donner son numéro de téléphone. Ce qui voulait dire communiquer et plusieurs fois.

Un minimum de contact.

Elle en aurait pleuré. Sa voix était toujours aussi douce mais blanche.

"En attendant autre chose, d'accord."

Flora connaissait par cœur ses numéros. Elle ne donnerait pas son numéro privé, son téléphone professionnel était sécurisé mais elle était terrifiée à l'idée que quelqu'un tombe dessus. Elle s'achèterait un petit, invisible et rudimentaire H-Com et créerait un numéro spécialement pour l'occasion.

"Je te contacterai. Quel est ton numéro ?"

Bah tiens, j'devais bien me douter que ça lui plairait pas. C'est con mais Flo' et Raf' ont toujours été les deux seuls capables de vraiment m'atteindre et faut croire que le temps et la distance ont pas changé ça. Y a toujours une part de moi qui a un peu d'espoir. Un espoir qu'on puisse discuter de tout ça et qu'elle se contente pas d'être fermée et pleine de mépris. Mais bref. J'm'arrête de faire les cent pas, et je cherche un truc dans ma sacoche. J'en sors une petite carte à l'effigie du Crust et un stylo. J'note rapidement mon id perso au dos et j'lui tends, en caressant Waalan.

- Tiens. J'suis joignable à peu près n'importe quand à ce numéro.

Flora se leva, un peu trop prestement pour qu'elle ait l'air à l'aise. Elle attrapa la carte du bout des doigts en restant le plus loin possible de cette affreuse chose visqueuse qu'elle avait désormais en horreur. Par habitude elle la remercia tout en regrettant immédiatement cet automatisme.
Sa seule envie était de rentrer, de fumer une cigarette, de se trouver seule et de tout lâcher. Elle finirait encore une fois la soirée en pleurs et son frère au bout du HCom s'énerverait tout en s'inquiétant.
Son sourire de circonstance n'était pas revenu, il était un signe qu'elle ne désirait pas montrer, son regard s'attarda par la fenêtre et le ciel qu'elle y voyait. Elle n'était pas poète mais aurait rêvé à cet instant de pouvoir s'envoler, loin de tout ça. Une légère odeur de tabac lui titilla les narines mais elle n'en fit rien paraître.
Le silence était gênant. L'échange était terminé et la pause loin du monde avait été encore plus épuisante que l'événement social en lui-même. Flora se dirigea vers la porte. Elle s'arrêta juste devant et se retourna pour jeter un dernier regard à sa sœur.
Elle aurait presque dit un mot. Mais quoi ? Et pour quoi faire ? Alors qu'elle observait pour la première fois sa sœur, la regardant dans les yeux, qu'elle se permettait pour la première fois de lui faire face... les souvenirs se rappelèrent à elle. Ses sourcils se froncèrent, elle se ferma, ouvrit énergiquement la porte et sortit.

Quelles connes. On est deux connes, Flo. J'ai juste Waalan pour garder un semblant de contenance. Ma sœur, j'la regarde même plus quand elle se lève, qu'elle se dirige vers la porte. . Jusqu'à ce qu'elle s'arrête devant. J'relève la tête et on se fixe comme deux gamines en mal de... J'sais même pas trop, en fait. On est juste paumés, et derrière ses airs fiers, j'sais bien qu'elle a des blessures. Ca fait vingt ans, mais c'était hier. Ca fait vingt ans mais notre lien a jamais vraiment disparu. Quoi qu'elle en dise, quoi qu'elle en pense. Moi j'le sens, dans mon ventre, dans mes putains d'entrailles. Et ça fait mal.

- Prends soin de toi, Flo.

Elle, elle dit rien. Elle se casse, sans un mot. Comme moi à l'époque, finalement. Ironique, pas vrai ? J'ai toujours aimé ça, l'ironie, pourtant. Mais pas là. Pas cette fois. La porte se ferme derrière elle, j'sens les larmes me monter aux yeux. Fais chier. Putain, fais chier. Je sors frénétiquement une nouvelle clope - une de plus - je l'allume, et je noie mes larmes dans les flammes. Parce qu'à cet instant, j'ai l'impression qu'il me reste que ça.