Not dead... yet [w/Jezabel Alvarez]

Tout passe si vite, je perçois à peine ce qui se passe autour de moi. J'entends les cris de mam' puis une voix rassurante, celle de Jadis, elle me dit que tout ira bien, que je ne vais pas mourir, je n'en suis pas sûr. La douleur parcours encore tout mon corps et quand j'ai un moment de conscience et que j'arrive à regrouper ma force mon corps convulse violemment. J'ai froid, tellement froid, mais je ne tremble pas. Puis tout est noir, le haut est en bas, la nuit devient le jour, le temps cesse de s'écouler et la douleur s'arrête, tout s'arrête. Je me retrouve seule, une lumière s'allume au loin et j'entends une voix m'appeler. Est-ce toi, Calypso ? J'essaie de courir vers la lumière à toute vitesse, mais je suis aspiré vers l'arrière.

Puis tout revient, une longue inspiration bruyante et douloureuse alors que l'air entre à nouveau dans mes poumons suivis d'une quinte de toux. Mon esprit ne garde conscience que quelques instants et je n'ai que le temps de voir le regard soulager au milieu du visage anxieux de Jadis avant de retomber dans le sommeil. Je dors, j'ignore combien de temps, d'un sommeil sans rêve et à mon réveil, j'ai le sentiment d'être resté éveillé des jours entiers tant je suis épuisée. Mon corps entier me fait mal, j'ai la bouche sèche et je suis couverte d'une couche de sueur froide. La voix du médecin de bord raisonne dans la pièce.

« Elle est hors de danger Capitaine. »

Mes paupières lourdes s'ouvrent lentement et mes yeux s'ouvrent sur la forme floue de maman. J'essaie de sourire de toutes mes forces, mais chaque muscle de mon visage me résiste alors que des larmes naissent aux coins de mes yeux. Une pensée ne quitte pas mon esprit, j'aurais pu mourir et ne jamais la revoir.

« Hey... »

A peine ai-je terminé mon discours que je me détourne de mon équipage. Je confie la bonne garde des opérations à Nadya, ne doutant pas une seconde de son efficacité. Quant à moi, je retourne à grands pas vifs à l'infirmerie. Jadis s'active autour de ma fille, de mon sang, de ma vie. Ô Jillian, comment pourrais-je vivre sans toi ? Sois forte, mon ange. Sois forte et reviens-moi.

Sans le moindre mot, tenaillée entre détresse profonde et rage intense, je m'assieds sur un siège. Je suis suffisamment proche pour veiller sur elle, sans avoir à gêner ma médecin de bord dans son entreprise. Le temps passe, et je ne quitte guère son chevet que pour exprimer ma douleur au moyen de vomissements qui me laissent essoufflée et affaiblie. Dans un premier temps, elle alterne les crises durant lesquelles il me semble que je me meurs avec elle, et les instants de calme, où je puis retrouver la beauté de son visage encore enfantin.

Au fil des heures, des jours, je m'approche davantage d'elle, prenant sa main entre les miennes et la caressant sans relâche. Reste avec moi, Jill. Reste avec moi. Et enfin, Jadis m'annonce ce que je souhaitais entendre depuis des jours déjà, et ma Jillian ouvre un oeil timide. Je lui souris, et une de mes mains vient caresser son visage si doux.

- Bonjour, mon ange. Nous pouvons dire que tu m'as fait une belle frayeur, chérie. Comment te sens-tu ?

Chaque centimètre de mon corps me fait souffrir et alors que j'ouvre la bouche pour parler à nouveau, je suis prise d'une nouvelle quinte de toux. Ma gorge est sèche comme un désert, complètement déshydratée. Je lève la main et fais un nouvel effort.

« soif.. »

Ma voix est très faible, presque inaudible, mais je n'ai pas à attendre longtemps, Jadis, attentive à ma situation, s'approche déjà de moi un verre d'eau à la main. Elle le verse lentement dans ma gorge prenant garde de ne pas m'étouffer et je bois avec une grande difficulté. Mon regard ne lâche pas celui de maman et ma main serre aussi fort que possible la sienne. Je ne comprends pas vraiment ce qui s'est passé, aussi lorsque Jadis eu fini de me donner à boire une seule question brûle mes lèvres.

« Que... s'est... passé ? »

Malgré ma bouche à nouveau hydratée, j'ai toujours du mal à parler correctement. Chaque mouvement de ma mâchoire me fatigue un peu plus et je sens mes paupières s'alourdir encore, mais je lutte pour rester éveillé, j'ai peur de ne plus les ouvrir si je les ferme.

J'ai le plus grand mal à masquer mon inquiétude et ma tristesse. Fort heureusement, Jadis ne la fait guère attendre, tout en demeurant suffisamment discrète pour que nous puissions avoir une certaine intimité. Je ne cesse de lui caresser les cheveux, la joue, dévastée de la voir ainsi.

- L'on a cherché à t'empoisonner, mon ange. Ô mon ange...

Je me tais un instant, à mesure que je sens ma gorge se nouer ; je ne parviens qu'au prix d'un effort surhumain à retenir mes sanglots. Puisque Jadis m'a annoncé qu'elle était sortie d'affaire, je sens l'angoisse et la pression redescendre légèrement, et je ne suis qu'à un pas de m'effondrer. Néanmoins, je tiens bon. Pour Jillian.

- J'ai bien cru t'avoir perdue.

Je prends une grande inspiration.

- Après que tu as mangé ce gâteau empoisonné, Monsieur de Chateaubriand est immédiatement venu me trouver, et je l'ai envoyé chercher Jadis, qui a été tout à fait remarquable. Nous t'avons emmenée à l'infirmerie, et...

L'émotion fait légèrement trembler ma voix.

- Durant quelques longues minutes... Ton coeur... Ton coeur a cessé de battre.

Cette fois, je ne puis retenir les larmes qui roulent sur mes joues, et que j'ignore tout de même.

- Je trouverai celui qui t'a fait ça, je te le promets. Et lorsque je l'aurais trouvé, je lui ferai payer au centuple chaque seconde de souffrance qu'il t'inflige.

Ses mots vont jusqu'à mes oreilles et je les entends, mais je dois garder toute mon attention et ma concentration pour les comprendre. Je n'ai même pas la force de pleurer mais ses mots m'emplissent de tristesse, je ne comprends pas pourquoi on aurait essayé de me tuer de cette manière et je n'arrive pas vraiment à traiter cette information. C'est ce que je craignais, j'ai bien failli mourir, et même je suis morte pendant quelques instants, cette pensée me glace et je sens une émotion forte me tirailler.

« maman... mam... »

Ma main serre encore plus fort la sienne.

« fatiguée... histoire... »

J'ai peur et je ne sais pas quoi faire, je veux qu'elle me raconte une histoire comme avant. Qu'elle me parle des capitaines du passés pour me faire oublier ma peur et m'aider à dormir.

Seigneur Jill. Qui a pu oser. Qui a pu oser te mettre dans un tel état ? Je sens sa détresse, et elle ne vient qu'amplifier la mienne. Doucement, je délaisse mon siège pour venir m'asseoir au bord de son lit, afin de lui offrir une présence rassurante, à la manière d'un cocon doux, chaleureux et rassurant.

- Là, là. Tout va bien désormais, mon ange. Je suis là, plus personne ne te fera de mal.

Je comprends qu'elle désire que je lui conte une histoire, comme lorsqu'elle n'était qu'une petite enfant. Je ne cesse de lui caresser les cheveux et le visage, et je prends une nouvelle inspiration afin de chasser mes afflictions.

- D'accord, je vais te raconter une histoire. T'ai-je déjà parler de ton aïeule, Léonore Alvarez ? Oh, très certainement des centaines de fois, j'imagine. Tu sais à quel point elle était une femme formidable ; nous lui devons, par ailleurs, le Némésis. Elle était une femme pleine de caractère, forte et pourtant guère si différente de toi et moi. Elle sut se faire une place en Dorado, et notamment au coeur de la piraterie. Elle eut trois enfants ; Léandre, l'aîné, Léon, le second et Lizbeth, la cadette, feu ton arrière-grand-mère.

Je souris.

- Comme je te l'ai dit, Léonore a fait de véritables miracles, s'imposant déjà comme l'une des plus brillantes capitaine pirate de tous les temps. Cela ne l'a guère empêché d'être troublée et apeurée lorsque l'on a attenté à sa vie.

Je viens me coller immédiatement à elle quand elle s'approche me réfugiant près d'elle. Son odeur et son contact apaisent ma peur et ma douleur. Mes paupières se closent tandis que j'écoute cette histoire que j'ai entendue des centaines de fois, celle de Léonore Alvarez qui a dû se défendre alors qu'on s'en prît à sa vie, mais je joue tout de même le jeu et je sourirais si mes pensées n'étaient pas aussi préoccupées par l'idée de la mort que j'ai évité et de savoir pourquoi on avait voulu me tuer.

« qui... ? qui a... voulu lui faire... du mal ? »

Je me demande si un jour je serais aussi déterminé que mon arrière-arrière-grand-mère et à ce moment j'en doute, serrée comme une enfant contre maman. Une pensée me vient alors et ne me quitte plus, mam ne peut et ne pourra pas toujours me protéger et un jour je devrais me protéger par moi-même. Cet épisode en est la preuve. Pour l'instant, je repousse cette pensée et me laisse bercer en écoutant la suite de l'histoire.

Je la couve du regard avec l'entièreté de la tendresse de l'univers, heureuse de voir l'ombre d'un sourire s'esquisser sur ses lèvres.

- Une partie de l'équipage même du Némésis, sous les ordres de Léandre et Léon Alvarez. Cette trahison a brisé le coeur de ton arrière-arrière grand-mère ; néanmoins, elle est demeurée courageuse et forte, même dans ces moments sombres de son existence.

Je poursuis mes caresses, la couvant autant que possible.

- Tu possèdes son sang ; il coule dans tes propres veines. Même si tu en doutes, mon ange, même si je sais que la vie de pirate n'est guère toujours simple ni belle, tu possèdes toutes les armes pour t'en sortir et parvenir à grandir en tant que jeune femme forte ; et aussi longtemps que je serai à tes côtés, aussi longtemps que les membres les plus fidèles du Némésis le seront, tu trouveras les moyens de progresser.

Courageuse et forte. Ses mots renforcent ma volonté, mais au fond de moi un vide s'est installé, plus rien ne sera jamais comme avant maintenant que j'ai vu l'autre coté. J'ai, bizarrement, conscience maintenant du danger qui me guette à chaque instant et de la mort. Pas seulement de la mienne, mais aussi de celle des autres. Pourtant, j'ai vu des morts et des blessés graves lors des abordages, mais c'est comme-ci j'avais été éveillé à quelque chose de nouveau, c'est difficile à décrire.

« je me sens... vide... maman... »

Tous ses mots ne suffisent pas à nourrir se vide, c'est la seule idée, la seule chose qui trotte dans ma tête maintenant. J'aimerais lui demander comment elle arrive à passer outre, mais je ne veux pas qu'elle soit déçue, je dois comprendre toute seule comment vivre avec cette sensation.

Mes paupières sont toujours closes, je sens le sommeil commencer à me tirer vers lui, mais la peur le repousse. Pourtant, je suis épuisé et en sécurité dans les bras de la seule personne capable de me protéger complètement, mais la peur est là, omniprésente.

- Il n'y a rien de honteux ou d'inquiétant à cela, chérie. Je te demande pardon de ne pas avoir su t'éviter cette souffrance ; ou peut-être de n'avoir su t'y préparer convenablement.

Il me faudra redoubler d'effort afin de la préparer à ce qui l'attend réellement. Depuis sa naissance, j'essaie de l'épargner ; désormais, il n'est plus guère question de fonctionner sur le même modèle, qui ne peut que l'abattre davantage lorsqu'elle est confrontée à une épreuve.

- Nous parviendrons à te sortir de cette situation, mon ange. Tu auras en ta possession tout le nécessaire pour mener une longue et belle vie, malgré tous les écueils de la vie de pirate. L'expérience que tu as vécu est parmi les pires que l'on puisse connaître. N'oublie néanmoins jamais que tant que nous ne sommes pas mort, il nous est possible d'avancer. Tu es une Alvarez, chérie. Tu as la piraterie dans le sang et dans le coeur.

Je caresse toujours son visage et ma voix est douce et se veut apaisante.

- N'oublie guère que tu ne seras jamais seule, peu importe ce qu'il te faudra affronter. Et d'aucun moyen tu ne sauras me décevoir.

« je sais... »

J'aimerais me sentir plus rassurée par ses paroles, mais ce n'est pas le cas. Pour l'instant, je n'arrive pas à organiser mes pensées clairement, le choc est encore là.

« je veux... dormir... »

Le peu d'énergie qu'il me reste passe dans ces paroles et sous mes paupières déjà close le sommeil m'emporte. Ma respiration devient plus lente et calme et ma perception du monde disparait.


Je me retrouve au milieu des cuisines du Némésis, mais j'ai peine à les reconnaître, l'atmosphère est sombre, pesante et silencieuse. Je souris, ne me souvenant pas ce que j'étais venu faire en me dirigeant vers les placards de nourriture. Mais alors que j'essaie d'avancer je me rends compte que le sol est couvert d'un liquide. Du sang, suivant les traces, je me retrouve planté nez à nez face à mon propre corps baignant dans mon sang. Mes yeux s'emplissent de larme et je hurle à la mort. Comprenant que je suis dans un cauchemar, je lutte de toutes mes forces pour me réveiller...


« MAMAAAAAAAAN ! »

Je me redresse d'un seul coup dans le lit de l'infirmerie. La pièce est plongée dans le noir, j'ai l'impression d'être seule et je me mets à pleurer comme jamais, de peur et de tristesse, mes cris doivent s'entendre dans tout le vaisseau.

Je me sens impuissante face à la détresse de ma fille ; alors je demeure près d'elle, essayant tant bien que mal de la rassurer par mes gestes. Sa respiration s'apaise, et elle finit par s'endormir. Je demeure longtemps à ses côtés, retournant dans le fauteuil près de son lit, sans pour autant lâcher sa main. Je finis, moi aussi, par sombrer dans le sommeil. Néanmoins, je suis réveillée par ces étranges nausées qui ne me laissent guère de répit depuis la tentative d'assassinat de ma Jillian. Abandonnant un instant ma fille, je cours jusqu'aux toilettes, juste à temps. Je ressens le besoin de me rafraîchir et de changer de vêtements ; Jillian semble dormir profondément ; mon absence ne devrait guère excéder les dix minutes. Je me dirige alors jusqu'à ma cabine, me débarbouille et change de vêtements.

Sans attendre, je reprends la direction de l'infirmerie ; néanmoins, peu avant d'entrer dans la pièce, je tombe sur mon reflet. Je peine à me reconnaître dans le miroir ; le choc m'envahit, profond et puissant. Seigneur, mon si beau visage... Que m'arrive-t-il... Je suis tirée de ma torpeur par les cris de ma Jillian. Aussitôt, j'accours dans l'infirmerie et me dirige vers elle, paniquée.

- Jillian ?! Jillian, est-ce que tout va bien ?!

A travers l'obscurité, je perçois sa silhouette redressée dans le lit, et je la rejoins pour la prendre dans mes bras.

- Je suis là chérie, je suis là. Tout va bien, tout va bien.

Elle m'enlace et essaie de me rassurer, au début je résiste en me débattant encore pris dans la terreur de mon cauchemar alors qu'elle affermit sa prise sur moi, je commence à me calmer et me mets à trembler de tout mon corps tout en continuant à pleurer. Sous ma respiration saccadée, je répète rapidement et en chuchotant de manière presque inaudible.

« je veux pas mourir... je veux pas mourir... je veux pas mourir... je veux pas mourir... »

Je continue à répéter cette phrase encore et encore, dans l'idée qu'elle me protègera peut-être. J'ai l'impression de flotter aux portes de la folie, le sentiment constant qu'une menace invisible me guette ne me quitte pas, j'ai si peur de mourir.

Je ne la lâche pas. Je ne la lâche plus. Elle se débat, panique, et mon coeur se serre.

- Ô mon ange, je te jure qu'il paiera. Celui qui a eu l'audace de t'infliger cela paiera. Il regrettera de s'en être pris à la fille de la capitaine. Il regrettera de s'en être pris à toi. Shhhh, tout va bien, tout va bien. Plus personne ne te fera de mal, chérie. Plus personne ne saura t'atteindre.

Voir ma fille dans un état comme celui-ci m'est insupportable, et si pour l'heure, il n'y a que son bien-être qui m'importe, la rage guette et menace, elle aussi, de m'emporter.

- Shhh, je suis là, maman est là.

Il est si dur ce monde quand on prend la véritable mesure de sa réalité. Jillian l'avait pris en plein visage, elle était probablement hors de danger physiquement, mais mentalement le combat commençait tout juste. Elle n'était qu'une enfant encore, et elle venait pour la première fois de comprendre qu'elle aussi pouvait mourir, réellement. Elle comprenait que même sa douce maman ne pouvait rien faire pour la protéger des dangers et se répétait qu'elle avait été chanceuse de vivre jusque-là sans autres incidents.

Dans les bras doux et protecteurs de sa mère, elle tremblait encore, mais sa respiration se calmait petit à petit. Mais elle songeait toujours et se jouait des scènes d'horreur intérieurement... Elle sombra de nouveau lentement.

Elle ne sait pas vraiment combien de temps s'écoula ensuite. Dans cet état, elle flottait entre conscience, inconscience et rêveries morbides. Elle se réveilla encore plus d'une fois en hurlant à la mort, parfois Jezabel à son coté, parfois seule avec la froideur de Jadis pour unique consolation. Malgré le flottement, sa force lui revenait progressivement et bientôt elle fût capable de se lever et de marcher avec difficulté. Mais plus jamais on ne la voyait sourire ou montrer le moindre de signe de joie.

Assise sur son lit, dans ses appartements à présent sécurisés et protégés à chaque instant, devant un repas qu'elle avait à peine toucher, le regard contemplant le vide complétant le reste de son visage affable.

Je ne m'inquiète que trop pour ma fille chérie. Seigneur, qu'a-t-on osé te faire, ma chérie ? Quelle sorte de lâche a ainsi pu oser vouloir te voler ton innocence, ton existence, l'avenir brillant qui s'ouvre ainsi à toi ? Ô, mon amour, pardonne l'imprudence qui a été la mienne ; jamais je n'aurais dû te laisser ainsi. Jamais je n'aurais songé que le Némésis était un endroit sûr pour toi. Ô, je songeais qu'il l'était ; que j'avais su faire en sorte qu'il le soit. Tout n'était qu'illusoire. J'inspire. Les jours passent, mon travail occupe mon temps, cependant, je délègue autant que possible, afin de passer mon temps au chevet de ma Jillian. J'allais justement m'enquérir de son moral ainsi que de sa santé, autant physique que mentale. Je toque à sa porte, et doucement, l'ouvre afin de pénétrer à l'intérieur.

- Bonjour, mon ange. Comment te sens-tu, aujourd'hui ?

J'entre et m'assieds au bord du lit, à ses côtés.

- Il te faut manger, si tu souhaites reprendre des forces, mon amour.

Derrière son regard fixe c'est la scène de l'attentat à sa vie qui se jouait en boucle comme un vieux disque rayé. Sauf que chaque fois qu'elle le repassait, le disque était de plus en plus déformé et de plus en plus douloureux. Éveillée comme endormie, jour comme nuit ces images ne la quittaient qu'en de rares moments et elle se demandait si un jour ils cesseraient de tourmenter son esprit.

Toujours dans sa tête lorsque Jezabel approche, elle ne réagit pas ou pas de manière visible en tout cas. L'adolescente reste inerte le regard rivé dans une seule direction, absente à sa réalité. Ces dernières semaines furent une succession de ce genre de moment, malgré les cachets de Jadis, elle ne dort presque pas, ne mange presque pas, ne parle presque pas. En réalité, elle ne fait pas grand chose que ressasser dans son esprit les circonstances qui auraient pu causer sa mort.

Un sursaut, lorsque sa mère s'assoit, la tirant de sa léthargie. Jillian tourne la tête dans sa direction et tente un maigre sourire mais il sonne faux, incomplet, différents de ses sourires d'avant et ses yeux se remplissent de larmes. Elle pose ensuite son regard sur son repas intact.

- Je n'ai pas très faim...

Ou plutôt "J'ai faim mais j'ai peur de manger." ou encore "Je ne sais pas." ou encore "À quoi bon ?".

Ma Jillian semble éteinte, lointaine, comme s'il ne restait plus que l'ombre d'elle-même. Je l'attire contre moi, et lui caresse doucement les cheveux. Je suis fort inquiète de son état, et je ne sais que trop que je suis l'entière responsable de cela. Ma jeune soeur et moi-même, nos ancêtres également, ont subi nombre de tentatives d'assassinat. Nous sommes des pirates, et parmi les plus puissants d'entre eux. Nous sommes nécessairement soumises à ce genre d'aléa ; la mort est notre compagne, notre amie la plus intime, et jamais nous ne savons réellement lorsqu'elle frappera. Jillian ne semble réaliser cela que bien tardivement. Pourtant, elle sait. Elle sait la mort, le danger, les pillages. L'ai-je trop couvée pour son propre bien ? Ai-je fait l'exact opposé de ma mère ? Est-ce pour cela qu'elle s'est montrée si dure, à mon égard ? Avait-elle raison ? Soucieuse, je berce ma fille contre moi.

- Tu ne crains plus rien de la nourriture, mon amour. Tu ne crains rien.

Puis, je me lève, pour venir m'agenouiller devant elle, lui prenant les mains et plongeant mon regard dans le sien.

- Je te demande pardon, Jill. J'ai toujours souhaité faire au mieux pour toi, pour que tu grandisses et devienne une jeune femme forte et épanouie. Peut-être ai-je mal agi. En revanche, je te fais la promesse que je saurais trouver de quoi te redonner goût à la vie, et à la piraterie. Tu sais fort bien que je tiens toujours mes promesses.

Elle accepte l'étreinte de Jezabel, mais raidit légèrement à son contact. Rapidement, les caresses de sa mère lui mette les larmes aux yeux et elle se met à pleurer par secousse, n'essayant pas de retenir les larmes. Il n'y a que dans l'étreinte maternel qu'elle se laisse aller à pleurer et arrive à se concentrer sur autre chose que sa douleur, le reste du temps ses yeux sont secs et son esprit divague vers la source de ses tourments.

- Je sais... mais je n'ai pas faim.

Mentir à Jezabel sur ce qu'elle ressent, une autre chose qu'elle n'avait jamais fait auparavant, mais qu'elle sent la nécessiter de faire maintenant. Elle ne peut pas simplement croire qu'elle ne risque rien et effacer ce qui s'est passé, maintenant, elle a conscience qu'on peut essayer de la tuer à tout moment et que jamais elle ne serait en sécurité réellement, jamais elle ne l'avait été avant. Alors que l'étreinte se relâche elle regarde son plateau du coin de ses yeux embués de larmes et le pousse du bout des doigts.

L'adolescente essaie de fuir le regard de sa mère. Elle n'aime pas l'image qu'il lui renvoie, celui d'une personne faible, le genre de personne qu'elle n'aimerait pas si elle n'était pas sa fille. Puis, elle écoute à peine ce que Jezabel lui dit, les yeux dans le vague de nouveau, son esprit n'est plus là.

- Mh... mh... se contente-t-elle simplement d'acquiescer en respirant profondément.

Je soupire, inquiète par l'état de ma fille chérie. Elle nie avoir faim alors qu'elle ne mange plus guère, et désormais, elle n'écoute même plus ce que je dis, tandis que ça avait une importance capitale pour elle, autrefois. Je ne la reconnais plus guère, et je suis totalement impuissante face à cet état qui s'éternise et semble empirer de jour en jour.

- Souhaites-tu que nous allions nous balader dans les couloirs, chérie ? A défaut que je puisse t'emmener ailleurs, te changer les idées. Peut-être que le fait de sortir un instant d'ici te fera le plus grand bien.

Je lui prends les mains avec douceur.

- Je... Je suis fort inquiète, mon ange. Je voudrais te savoir bien et heureuse, épanouie. Nous pourrons reprendre tes entraînements, lorsque tu tiendras convenablement sur tes pieds ; ainsi, peut-être, te sentiras-tu en sécurité. Et je ferai arrêter celui qui a osé s'en prendre à toi.

À l'idée de sortir Jillian, se recroqueville sur elle-même et un fort sentiment d'effroi lui serrer le ventre. Elle laisse ses mains glissées hors de celle de sa mère, ramène ses genoux devant sa tête et les serre contre elle en se berçant d'avant en arrière.

- Non, je préfère rester ici... Je me sens mieux.

Mieux n'est pas bien, mieux c'est mieux qu'à l'extérieur, à découvert, là où on risque de tenter de terminer ce qui a été amorcé par le poison. Elle songea un instant à l'idée de s'entraîner, cette pensée lui fit plaisir, mais pour s'entraîner elle devait sortir et ça lui semblait trop risquer. Se protéger elle-même lui semblait impossible ? Elle n'en avait pas été capable avant pourquoi le serait-elle plus tard ? Peut-être se sentira-t-elle plus en sécurité lorsque l'auteur de sa tentative d'assassinat sera sous les verrous.

- Peut-être plus tard...

Son esprit s'emballait dans les idées morbides de ce qui pouvait lui arriver ou de ce qui aurait pu lui arriver et elle ne trouvait aucun réconfort dans l'idée que sa mère était là pour la protégée.

- Mama ? Je peux te demander quelque chose ?

Son regard sortis de ses bras et ses yeux tristes vinrent se planter dans ceux de Jezabel.

Elle préfère rester enfermée plutôt que de sortir, prendre l'air, vivre. Enfermée depuis déjà si longtemps, et je ne puis rien trouver à redire à cela. Son état va de mal en pis, malgré mes tentatives afin d'être aussi présente que possible. Je n'abandonnerai jamais, cela est certain ; je ne la laisserai guère se perdre davantage, ni se laisser mourir. Cela est bien au-delà de mes forces. Aussi, je me contente de caresser sa chevelure si douce, sans offrir à mon sourire la possibilité de vaciller.

- D'accord, mon ange. Nous sortirons plus tard.

Je n'ose point avouer à quel point la situation me consume à petit feu ; je puis tout à fait comprendre qu'elle soit à ce point inquiète quant à la nourriture qu'elle ingère, quoi que nous soyons désormais fort vigilant ; en revanche, jamais ô grand jamais je n'ai laissé quiconque l'approcher et lui faire du mal physiquement. Jamais quiconque n'a eu l'opportunité de lever la main sur elle, ni de la blesser d'une quelconque façon. J'inspire, observe son regard, si profondément accablé.

- Bien sûr, mon amour. Tout ce que tu souhaites.

Elle inspire profondément. La question la brûle depuis qu'elle a repris conscience après avoir mangé le cupcake laissé sur la table de la cuisine.

- Pourquoi moi ? Pourquoi... on a essayé de me tuer moi ?

Et pourquoi j'ai survécu ? Elle pense aussi souvent au petit oiseau qui est mort en mangeant la pâtisserie avant elle. S'il n'avait pas été là, elle serait probablement morte en ingérant le gâteau en entier avant qu'Eugène ne réagisse. Elle s'en veut de la mort de cette petite créature innocente. Les larmes coulent encore le long de ses joues.

Sa question m'arrache le coeur, et j'abaisse un instant la tête, incapable de la regarder plus longtemps. Je connais pertinemment la réponse. Et voilà sans doute l'élément le plus douloureux de cette terrible histoire. Avec une douceur infini et un amour plus grand encore, j'essuie tendrement les larmes qui roulent sur les joues de mon enfant.

- Parce que tu n'étais guère la personne que l'on visait, mon amour. Ce n'est pas à toi que l'on souhaitait s'en prendre ; l'on voulait s'en prendre à moi. Le... Le lâche qui a commis cet acte abject souhaitait me faire souffrir. Apparemment, l'on me connait suffisamment pour savoir que s'en prendre directement à moi n'est point suffisant. L'on peut bien me torturer, me tuer, je n'en ai que faire. Le seul acte capable de réellement m'atteindre est de s'en prendre à celle que j'aime plus que tout au monde. Mon unique faiblesse et ma plus grande force tout à la fois. Toi, mon ange.

Je relève délicatement son menton, afin de capter son regard.

- Je te promets que nous trouverons le coupable. Tu n'aurais bientôt plus à t'en faire, chérie.

Ce que vient de lui dire sa mère, elle le savait, mais l'entendre dégrader encore son état mental. Maintenant, l'impression d'être un poids inutile pour Jezabel est omniprésente dans son esprit et ne disparaît pas. Jillian se met à trembler nerveusement et claque des dents alors qu'une sensation froide la prend lentement. Si seulement elle était plus que cette loque inutile... Sa mère remonte sa tête et elle a peine à soutenir son regard, rapidement ses yeux se baisse, fixant le sol. Plus rien à craindre...

- Jusqu'au prochain qui essaiera de me tuer... dit-elle sans ton particulier.

Elle laisse retomber son corps sur le lit. Le monde qui l'entoure vient de la frapper en plein visage pour la première fois et la réalisation lui est impossible, se relever lui parait impossible, et même si ça l'était elle n'en voit pas l'intérêt puisque d'autres attendent pour la remettre au sol définitivement. Sa main se pose sur son cœur, mais les bruits de son cœur l'angoissent encore plus.

- Mama, je me sens vide... Je voudrais juste dormir sans être réveillé par ces horribles cauchemars... et attraper la personne qui m'a fait ça... Ça ne résoudra pas ça... laissa-t-elle échappé, prise d'un soudain moment de clarté.

Ses yeux s'embuent à nouveau et elle renifle, s'efforçant de ne pas regarder dans la direction de Jezabel par peur de l'image qu'elle lui renverrait.